lundi 11 novembre 2024

Hollywood s’en va en guerre

Olivier Barde-Capuçon
Gallimard Série noire, 2023


Ce n’est un secret pour personne, l’industrie hollywoodienne est la machine de guerre du soft power américain. Olivier Barde-Capuçon, connu pour ses intrigues policières se déroulant à la cour de Louis XV, nous entraîne cette fois aux Etats-Unis au début des années 40. Le président Roosevelt est convaincu que son pays doit entrer en guerre, mais se heurte à un fort mouvement de résistance : pour America First (eh oui, le slogan ne date pas d’hier) les Américains n’ont pas à aller perdre la vie dans un conflit qui ne les concerne pas. L’idée naît alors au plus haut sommet de l’Etat de favoriser la production d’un film propre à faire basculer l’opinion publique.


Et pour cela, il faut des stars. Errol Flynn tiendra le haut de l’affiche avec l’une des actrices les plus bankable du moment, la superbe Lala. Bien sûr, du côté de l’opposition, tout va être mis en oeuvre pour en empêcher la réalisation. Aussi, lorsque Lala est victime d’une tentative de chantage, la détective Vicky Mallone est-elle appelée à la rescousse. Mais les ennuis ne vont pas s'arrêter là…


Avec ce roman se déroulant à ce que l'on considère aussi bien en littérature qu’au cinéma comme l’âge d’or du polar, l’auteur se plaît à s’approprier les codes du genre et à nous plonger dans l’atmosphère de l’époque. S’il se met toutefois au goût du jour en attribuant le rôle de détective privé à une femme, celle-ci fume comme un sapeur, boit comme un cosaque et multiplie les conquêtes… féminines. Il est assez plaisant de voir jouer de ces stéréotypes, et les seconds rôles sont tout à fait amusants. Le vibrionnant Errol Flynn, notamment, est particulièrement bien campé. Le contexte et les enjeux de ce moment historique sont quant à eux très bien mis en lumière. Mais je dois dire que l’intrigue en elle-même m’a semblé à la fois trop diluée et pécher par un trop-plein de rebondissements et d’interventions providentielles manquant singulièrement de finesse.


En relisant le commentaire que j’avais d’ailleurs écrit sur un précédent roman de l’auteur, je m’aperçois que j’avais déjà émis le même type de réserves : un réel talent pour restituer le climat et les enjeux d’une époque, mais une intrigue modérément convaincante. Peut-être pourrait-il s'affranchir du genre policier et s'essayer à la littérature dite « blanche »... 







samedi 2 novembre 2024

Poupées roumaines

Marie Khazrai
Les Avrils, 2024


Une mère roumaine et un père iranien : voilà un bon départ pour un roman, de quoi entraîner le lecteur vers des horizons quelque peu dépaysants. D’ailleurs, Marie Khazrai ne s’en prive guère et ne perd pas son temps : à peine le lecteur a-t-il ouvert le roman qu’un voyage lui est promis.


Car la jeune femme qui livre son histoire entend retourner sur la terre qui a vu naître sa mère, et que celle-ci avait fuie pour la France afin d’offrir à sa fille une vie meilleure. Ainsi se retrouve-t-elle six jours durant aux côtés de sa grand mère, de sa tante et de sa mère - qui l’accompagne -dans un univers rural semblant dater d’un autre temps… Mais retourner là-bas, c’est faire remonter les douloureux souvenirs du communisme, faire face à une condition particulièrement violente à l’égard des femmes, et se confronter aux secrets soigneusement enfouis de cette lignée. 


C’est dans un surprenant univers que nous plonge Marie Khazrai, manière de gynécée qui s’était constitué autant pour se tenir à l’abri des hommes que des sévices du communisme. La narratrice force les portes et tente d’arracher les mots des bouches qui ne veulent pas s’ouvrir pour percer le mystère de ses origines. 


Mêlant contes et légendes des Carpates et saisissants instantanés de vie, l’auteure déploie une langue vive et heurtée pour dire l’amour qui, derrière leur apparente âpreté, unit ces femmes blessées. Si le propos n’a rien d’original (ce qui n’ôte rien à son intérêt), le style est quant à lui assez singulier. Avec ses chapitres courts, l’auteure va très vite, ne laissant guère à son lecteur le temps de reprendre son souffle. Elle parvient ainsi à restituer le sentiment d’urgence et la confusion dans lesquels évolue l’héroïne. Certes, on se sent parfois un peu désorienté. Mais n’est-ce pas aussi ce que l’on cherche lorsqu’on part pour d’autres cieux ? Ainsi l’immersion aura-t-elle été totale, et le voyage assez fascinant.

vendredi 25 octobre 2024

Intrigue à Brégançon

Adrien Goetz
Grasset, 2023


Rien de tel que de retrouver la pétillante Pénélope et son amoureux Wandrille quand on a un petit coup de mou : lorsque j’ai vu Intrigue à Brégançon sur la table de mon libraire, je n’ai pas hésité une seconde (même si cette destination, à côté de l’Egypte, de Venise ou de Versailles, n’était pas celle que j’aurais privilégiée, mais les livres d’Adrien Goetz étant très mal - trop mal - diffusés, je me suis ruée sur cette nouveauté comme la misère sur le pauvre monde. Bref.) 


Voici donc notre Pénélope, conservatrice du Mobilier national, chargée de renouveler celui du fameux fort, lieu de villégiature présidentielle. Mais, vous vous en doutez, à peine est-elle arrivée qu’un mystérieux crime est commis dans la cour du bâtiment. Et la victime n’est autre que l’une des guides ayant en charge la visite des lieux lorsque ceux-ci demeurent inoccupés. Pourquoi a-t-elle été assassinée ? Savait-elle quelque chose de ce fort qui devait rester secret ? Telles sont les questions posées par cette nouvelle enquête.


Bien entendu, cette intrigue offre matière à présenter l’histoire des lieux. Or une interrogation semble rester à ce jour sans réponse : pourquoi de Gaulle avait-il décidé de faire de cet édifice difficilement accessible et peu confortable - où il était en outre très difficile de se baigner - une résidence balnéaire pour la Présidence ? Différentes pistes de réponse existent, qu’Adrien Goetz se plaît à développer. Mais le fort cache bien d’autres mystères sur lesquels ce roman lève le voile. 


Comme toujours avec cet auteur, la forme ludique et divertissante du récit permet au lecteur d'apprendre quantité de choses, et l’on ressort de cette lecture avec le gratifiant sentiment d’être un peu plus savant. En revanche, le traitement réservé au couple formé par Pénélope et Wandrille m’a semblé moins convaincant que dans les précédents opus que j’ai lus. L’un et l’autre m’ont paru moins acteurs que spectateurs de l’intrigue, ce que j’ai un peu regretté : en matière de héros récurrents, on aime bien, volume après volume, voir ceux-ci gagner en épaisseur et qu’un nouveau pan de leur histoire personnelle nous soit révélé. C’est ainsi que s’accroît l’attachement qui nous lie à eux. On n’en tiendra toutefois nulle rigueur à l’auteur, et j’attends pour ma part avec impatience de découvrir les nouvelles aventures de ce fringant duo !



        

lundi 21 octobre 2024

Coliseum

Thomas Bronnec
Gallimard Série noire, 2024


Les Français se désintéressent de la politique… Ils n’accordent plus aucun crédit à ceux qui prétendent les représenter… Les élus de la République n’ont plus de réelle légitimité… Si certains pouvaient encore tenter de réfuter ces assertions, le scrutin présidentiel de 2027 est venu définitivement enfoncer le clou : avec 39,8 % de participation, Damien Clairville avait été élu en recueillant moins de 4 millions de voix au premier tour et à peine 7 millions au second. Soit un score de 15 % des suffrages. Puisque l’élection avait perdu toute substance, il fallait de toute urgence trouver un nouveau mode opératoire pour susciter l’intérêt de la population. Fini les débats à l’ancienne, vive la téléréalité ! Pour désigner celui ou celle qui allait désormais défendre les couleurs du parti Horizon, les quatre prétendants seraient départagés par les téléspectateurs au terme de trois jours de cohabitation filmés en permanence. Deux femmes et deux hommes vont ainsi être enfermés dans un logement avec jardin et piscine, et, entre une épreuve de cuisine et un jeu de j’aime-j’aime pas, débattre des questions qui préoccupent les Français. 


Si, dès son annonce, l’émission fait l’objet de polémiques, rien ne semble pouvoir empêcher sa mise en œuvre. Pas même les menaces que reçoit Nathan Calendreau, un ancien ministre de l’Economie sur le retour, à la veille de son entrée en scène : s’il ne renonce pas à sa participation, un drame surviendra, le prévient un message anonyme. Mais chez ces gens-là, on a les dents bien trop longues pour sacrifier ses ambitions… 


Tandis qu’un commando de jeunes femmes exécute un homme pris au hasard chaque fois qu’un nouveau féminicide est commis en France, Calendreau se remémore un épisode peu glorieux de son passé. L’une de ses adversaires, avec ses sous-entendus, en aurait-elle connaissance ? 


Thomas Bronnec entrecroise les fils de son intrigue avec une adresse n’ayant d’égal que l’acuité avec laquelle il dépeint l’incurie de notre personnel politique et l'état d'affaiblissement de nos institutions démocratiques. On ne peut pas dire que ce polar redonne beaucoup d’optimisme mais, côté efficacité et plaisir de lecture, il fait admirablement le job !



Merci à Nicole pour cet excellent conseil de lecture






mardi 15 octobre 2024

Les vérités parallèles

Marie Mangez
Finitude, 2024


C’est l’histoire d’un p’tit gars à l’imagination fertile, capable dès son plus jeune âge de donner à la fiction les plus criants accents de vérité. D’un gars qui, en grandissant, finit par se rêver journaliste. D’un gars qui, par chance, réussit à entrer à la rédaction du célèbre hebdomadaire Le Miroir et parvient rapidement à décrocher le graal, le prix Albert Londres, grâce aux enquêtes qu’il réalise sur les plus noires tragédies humaines.


Sauf que le gars en question, dans le fond, n’est pas journaliste. Il aurait plutôt une fibre de romancier. Sillonner la planète pour en rapporter le récit de ce qu’il a vu et le témoignage des personnes qu’il a rencontrées, ce n’est pas son truc. Vraiment pas. En fait, ça le tétanise. Alors, il reste à distance raisonnable et se documente. Beaucoup. Et une fois qu’il est bien imprégné de son sujet, il recompose le théâtre des conflits ou des drames qu’il est censé avoir couverts et imagine les paroles des protagonistes.


Le lecteur, quant à lui, n’attend qu’une chose : le moment où le pot aux roses va être découvert. On a envie de savoir comment cette falsification va être appréhendée par la profession, quelle réflexion va être apportée sur la nature du métier, son évolution au regard de la montée en puissance du digital, comment vont être abordées la notion de réalité, la place de l’interprétation et de la subjectivité… plus on avance dans la lecture, plus on brûle d’avoir des éléments de réponse !


Mais voilà : le voile n’est levé que dans les toutes dernières pages du roman. Tout ce qu'on espérait et qui aurait pu faire l’intérêt du texte est donc expédié en quelques phrases. C'est ce qu'on appelle une douche froide ! En revanche, on aura eu droit aux atermoiements sans fin de notre pseudo-journaliste redoutant l’issue fatale.


Si encore ce personnage avait présenté une certaine complexité, si l’auteure en avait exploré la profondeur psychologique - ce qui aurait pu être un angle possible - on aurait pu s'intéresser à lui. Mais cet Arnaud Daguerre est si mièvre, si peu convaincant dans son habileté à jouer double-jeu qu'on peine à éprouver la moindre empathie à son égard. En fait, il est si pusillanime qu'on ne comprend même pas comment il a pu tromper son monde... 


Je ne peux pas dire que je me sois fermement ennuyée à la lecture de ce roman, mais celui-ci ne me semble vraiment pas être à la hauteur d'un sujet pourtant majeur, à une époque où la presse est en perte de vitesse et où les fake news et la désinformation sont l'un des grands dangers qui menacent les démocraties. C'est dommage, parce qu'il y avait matière à un bon livre.

lundi 7 octobre 2024

L’invisible madame Orwell

Anna Funder
Héloïse d’Ormesson, 2024

Traduit de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau



Je vais sans doute être immolée sur l’autel du féminisme, mais lorsque j’ai entendu parler de ce livre, je me suis dit : « Et allez donc, encore un dont on va m’expliquer qu’il doit tout à sa femme, qu’il est un imposteur et que, si ça trouve, ce n’est même pas lui qui a écrit ses propres textes… » Mais l’article élogieux de Nicole m’a toutefois convaincue d’aller y voir de plus près. Et je dois dire que c’est beaucoup plus subtil et intelligent que ça ! Et, de ce fait, beaucoup plus convaincant aussi.


Anna Funder est de longue date une grande admiratrice de George Orwell. Elle a tout lu de son oeuvre, mais aussi des nombreuses biographies qui lui ont été consacrées. Au point de finir par découvrir que derrière l’écrivain se cachait - comme souvent, il faut bien le reconnaître - une femme. Mais si la figure de la muse est un lieu commun battu et rebattu, si l’épouse dévouée est parfois immortalisée pour services rendus au grand homme, le nom d’Eileen O’Shaughnessy demeure quant à lui très largement méconnu. Les écrits dans lesquels Orwell retrace ses expériences y font à peine allusion, et ses biographes ne sont pas plus diserts…


Anna Funder s’intéresse néanmoins à elle et prend connaissance de quelques-unes des lettres qu’elle a pu écrire à sa meilleure amie - lettres exhumées en 2005 - pour essayer de la cerner. Et relit les textes et les biographies d’Orwell selon un prisme différent : sa démarche est très intéressante, car elle décrypte les silences, les non-dits, et traque les stratégies d’effacement des uns et des autres jusque dans leurs structures syntaxiques et grammaticales. Elle voit ainsi peu à peu transparaître le portrait d’une femme brillante et déterminée. C’est sciemment que celle-ci avait tout abandonné - sa vie professionnelle, les études universitaires qu’elle avait reprises et sa vie sociale - pour épouser Orwell et partir vivre à ses côtés, dans un cottage pour le moins rustique de la campagne anglaise. Non pas qu’elle fût tombée folle amoureuse de lui, d’ailleurs. Mais sans doute voulait-elle accompagner celui dont elle percevait le talent.


Si elle est en effet sa première lectrice et s’échine à taper ses manuscrits, à les annoter - Orwell attend beaucoup de ses précieux commentaires -, elle ne s’attendait peut-être pas à devoir être également sa cuisinière, sa femme de ménage, sa garde-malade, la fermière s’occupant des animaux de la basse-cour et, à l’occasion, son plombier et l’exécutante des plus basses oeuvres. Quant à accompagner son mari en Espagne au moment où éclate la guerre civile, cela ne traverse même pas l’esprit de M. Orwell ! Ce qui n’empêchera pas Eileen de s’y rendre - et d’y jouer un rôle beaucoup plus important que son mari…


Ce qui stupéfie en lisant ce livre, ce n’est pas tant la découverte de « la femme derrière l’homme » - elles sont légion - c’est plutôt ce qu’Anna Funder met au jour de la conception même qu’avait Orwell des femmes - qu’il n’hésitait pas à poursuivre de ses assiduités, voire à brutaliser - et du rôle d’épouse. Il apparaît en effet que l’écrivain était à la recherche de la candidate idéale remplissant un certain nombre de critères et de compétences listés - et parfois énoncés - apparentant ce rôle à celui de gouvernante, prestations sexuelles en sus. Car ce qui lui importe, ce qui passe avant toute chose, c’est d’être libéré de toute contrainte d’ordre matériel et domestique afin de pouvoir se consacrer librement à son oeuvre.


C’est d’autant plus intéressant qu’Anna Funder, elle-même écrivain, avocate de profession puisqu’il faut bien gagner sa vie, épouse et mère de famille, est parfaitement bien placée pour comprendre, voire reprendre à son compte, les préoccupations d’Orwell : comment s’aménager les conditions nécessaires au travail d’écriture (rarement ou très mal rémunéré) ? Si lui - comme tant d’autres - ont pu compter sur les lois du patriarcat pour résoudre cette équation, comment une écrivaine peut-elle y parvenir - y compris après MeToo ? Cette question lancinante d’une stricte égalité des sexes irrigue le texte - mais l’extraordinaire chapitre intitulé « Libre » justifierait à lui seul la lecture de ce livre, tant il pose de manière éclatante tous les enjeux de cette problématique.


Concernant Orwell, qui s’est tant employé à mettre en lumière les mécanismes d’oppression et d’asservissement à l’oeuvre sous les régimes totalitaires, ce comportement peut surprendre. Funder l’explique par la reprise pour son propre compte - fût-ce inconsciemment - du mécanisme de double penser qu’il a développé dans 1984, et défini comme « la faculté d’entretenir deux convictions contradictoires en même temps et de les accepter toutes les deux. » In fine, il consiste à « ériger la mauvaise foi en système ». Ainsi « le patriarcat, nous dit Funder, c’est le double penser qui permet à un homme « décent » de mal se comporter avec les femmes » (ce que démontre si crument l’actuel procès des viols de Mazan). D’un côté on affirme que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, mais la réalité de leur situation, en termes de salaires et de partage des tâches domestiques en particulier, vient de fait invalider cette assertion.


Sans doute l’écrivain en elle permet-il à Anna Funder de ne pas tuer l’idole. Certes, Orwell prend un bon coup de griffe et ne ressort pas grandi de cette longue enquête. Mais elle ne rejette pas pour autant l’écrivain et conserve intacte son admiration pour son oeuvre. Ce qui donne d’autant plus de poids à sa démonstration, qui résonne aujourd'hui encore d'un écho assourdissant.


 

mardi 1 octobre 2024

Malville

Emmanuel Ruben
Stock, 2024

Malleville est-il un roman d’apprentissage ou une dystopie axée sur la question du nucléaire ? Le titre - de même que l’exergue - qui place explicitement le texte sous les auspices de Robert Merle nous tire résolument du côté du genre post-apocalyptique, ce que ne démentent pas les toutes premières pages du livre. Nous sommes en effet en juillet 2036, et le narrateur présente le régime de confinement intégral dans lequel vit la population depuis que le dérèglement climatique et les pandémies successives se sont abattus sur elle, puis qu’une catastrophe a touché une centrale nucléaire.


Retour arrière : Samuel évoque son enfance dans les années 80, passée sur les bords du Rhône. Son père travaille à La Centrale. Pour le petit garçon, il s’agit encore d’un lieu nourricier qui non seulement régit sa vie et celle de sa famille, mais fait tourner le monde dans son entièreté. Jusqu’au jour où, bravant les interdits - formulés par ses parents autant que par les pouvoirs publics -, un accident le conduit vers une noyade assurée dont il est miraculeusement sauvé par un adolescent qui deviendra son meilleur ami. Les parents de ce dernier étant de farouches opposants au nucléaire, la mue de Samuel s’accompagne d’une prise de conscience autour de laquelle se cristallise l’opposition à ses parents. 


Ainsi se conjuguent les deux registres littéraires que j’évoquais au début de ce billet, teintant la charge antinucléaire d’une teneur moins brutale, plus sensible et intimiste. Pour opérer cette fusion, l’auteur s’est habilement servi de l’un de ses personnages, évidemment clé dans la vie d’un adolescent, puisqu’il s’agit de la jeune fille dont Samuel tombera amoureux, l’inaccessible Astrid. Or la centrale qui explosa le 19 juin 2027 plongeant définitivement les habitants dans le chaos, était désignée par le terme Advanced Sodium Technological Reactor Industrial Demonstration, dont je vous laisse extraire l’acronyme. Ainsi les destinées de l’une et de l’autre se voient-elles étroitement associées.


Emmanuel Ruben s’empare de nombreux épisodes que nous avons connus, de la catastrophe de Tchernobyl au confinement provoqué par la pandémie du covid en passant par la vague d’attentats des années 2010, donnant ainsi à son récit des accents de véracité qui ne manquent pas de nous faire frémir. Sa mise en garde contre les dangers de la radioactivité n’en est que plus glaçante. Chacun aura certes ses convictions sur la question des centrales nucléaires, mais il n’en reste pas moins que, comme tout bon roman d’anticipation, il pose de pertinentes questions et donne à réfléchir. Reste à apporter les réponses qui nous permettent d’éviter les pires scénarios…

mardi 24 septembre 2024

Nous sommes immortelles

Pierre Darkanian
Anne Carrière, 2024


En voilà un drôle de livre ! Qui ne ressemble à aucun autre, traverse les époques, emprunte à l’histoire de l’art autant qu’à l’histoire tout court, lorgne du côté du fantastique et trace le portrait d’un quartier de Paris. Tout ça pour nous parler de féminisme ! 


En guise de prologue, une description de la Goutte d’Or, avec un rapide passage en revue de son évolution à travers les âges. Ainsi le décor est-il planté, avec sa population bigarrée, ses petits commerces et ses marchés hauts en couleurs, ses terrains vagues, ses lotissements, ses écoles, son église et ses nouveaux tiers-lieux investis par la dernière génération d’habitants que les récents programmes de réhabilitation ont drainée.


C’est rue Doudeauville que Janis vit depuis toujours, à un jet de pierre de l’appartement de sa mère Jeanne, qui a elle-même les pieds solidement enracinés dans le quartier. Entre elles, c’est l’amour vache : elles ne peuvent pas se passer l’une de l’autre, mais à peine sont-elles ensemble qu’elles s’écharpent et laissent alors passer plusieurs semaines sans se voir. Mais lorsque le silence de Jeanne se prolonge après que Janis avait provoqué un esclandre au beau milieu d’une expo-conférence féministe sur les nouvelles sorcières, celle-ci finit par s’inquiéter et constate que sa mère a disparu. Aurait-elle enfin entrepris ce voyage vers les Etats-Unis dont elle rêvait depuis sa jeunesse ? Tandis que d’étranges phénomènes climatiques se font jour, Janis entreprend des recherches sur l’existence de sa mère. Elle exhume ainsi livres et objets de son appartement, et interroge sa voisine, madame Otoko, dotée d’une troublante mémoire et s’exprimant par sentences et aphorismes appelant plus d’interrogations qu’ils n’apportent de réponses… 


Sa disparition aurait-elle à voir avec l’ouvrage qu’elle avait récemment publié, retranscrivant la correspondance qu’elle avait jadis entretenue avec une prisonnière américaine condamnée à la réclusion à perpétuité ? En 1980, une certaine Carol Schäffer avait en effet été retrouvée dans une forêt de l’Oregon, hagarde, au coeur d’un camp déserté par les autres femmes avec lesquelles elle avait choisi de vivre en retrait du monde - mais surtout à l’écart des hommes. En même temps que Carol, la police avait également découvert les restes calcinés de six nouveau-nés, tous des garçons, et sept pénis adultes suspendus au portique d’entrée du campement. A qui appartenaient-ils, on ne le sut jamais puisque, jusqu’à sa mort, Carol ne produisit pas le moindre mot d’explication sur ces phénomènes. 


Le récit alterne entre l’avancée des recherches de Janis et la vie passée de Jeanne, la seconde éclairant peu à peu la première jusqu’à ce que toutes les pièces du puzzle viennent trouver leur place pour former un tableau cohérent. Quoique la cohérence ne soit peut-être pas le maître mot de ce récit teinté de surnaturel… L’auteur propose en effet une nouvelle variation sur la figure de la sorcière. Une vieille rengaine héritée de la nuit des temps pour qualifier les femmes qui prétendaient sortir du rôle qui leur était assigné. Une figure dont certaines d’entre elles ont fini par s’emparer à partir des années 70 pour la retourner contre ceux qui voulaient les brûler. 


Jeanne est une héritière de ces mouvements. Biberonnée d’abord aux théories de la gauche prolétarienne, elle en vit - et en vécut - vite les limites, comprenant rapidement que les femmes n’avaient pas grand chose à en attendre. Celles-ci devaient mener leur propre combat hors toute forme de convergence des luttes. Mais pour Jeanne, la sorcellerie est une affaire sérieuse qui ne saurait se confondre avec le féminisme, dont le combat doit se situer sur un autre terrain. 


Pierre Darkanian s’est appuyé sur une abondante bibliographie pour construire son récit qui possède un vrai charme - au sens où il est parvenu à vaincre les résistances d’une rationaliste telle que moi pour m’entraîner dans son univers. A sa manière, profondément romanesque et faisant appel à un imaginaire puissant, il présente et confronte différentes approches actuelles du féminisme en les inscrivant dans une perspective historique. On est parfois un peu perplexe, mais ce roman à l’architecture certes un peu complexe offre une belle matière à réflexion sur la conduite des luttes féministes et la manière dont elles s’articulent ou non avec les autres grands enjeux de notre monde. Plus le temps passe et plus je sens ce texte travailler en moi. Il mériterait bien une relecture ! Quant à l'auteur, qui n'a pas eu peur de se colleter avec un tel sujet, j’espère qu’il ne lui sera pas intenté un procès en… appropriation culturelle !


jeudi 19 septembre 2024

Zone base vie

Gwenaëlle Aubry
Gallimard, 2024


Curieux qu’il n’y ait pas encore eu beaucoup de livres sur cette expérience unique et planétaire que nous avons collectivement faite en 2020. Je veux bien entendu parler de la réclusion forcée déclarée par nos gouvernants dans l’espoir d’enrayer l’épidémie de Covid. C’est de ce sujet que s’empare Gwenaëlle Aubry dans un roman aux accents peréciens faisant entendre les voix de personnages occupant les appartements d’un immeuble parisien : la fille de la gardienne, une avocate, un startupeur, un retraité, un ouvrier en bâtiment, une étudiante, un couple de bobos et une jeune femme enceinte. Autant de profils différents, autant d’histoires singulières, autant de manières de faire face à cette situation inédite.


Au sein des trois parties de ce roman correspondant aux deux principales périodes de confinement de 2020 et à la sortie que l’on peut considérer comme définitive de cette époque à l’été 2021, les protagonistes prennent tour à tour la parole. Entre ceux qui partiront s’exiler à la campagne et ceux qui se verront contraints de vivre dans un espace exigu, les personnes isolées et les couples découvrant chez l’autre une face inconnue et inattendue, chacun vivra ces mois de manière tout à fait différente. Mais aucun ne la traversera sans mal et tous feront face, d’une manière ou d’une autre, à des questionnements sur leur existence.


Gwenaëlle Aubry brosse une galerie de personnages qui, s’ils n’échappent pas à quelques clichés, se révèlent tout à fait convaincants. Nous avons tous dans notre entourage des amis, des voisins, des collègues qui leur ressemblent, et le lecteur pourra même se reconnaître dans l’un ou l’autre d’entre eux. Les ressources et les stratégies qu’ils mettent en oeuvre pour tenir, leurs gestes, leurs angoisses, leurs remises en question ont pu être les nôtres.


A la sortie, chacun reprendra le cours d’une vie qui a pu insensiblement dévier ou être complètement bouleversé. Mais les conséquences sont bien là et sans doute plus profondes et durables qu’on ne le croit. Reste désormais à évaluer les effets à long terme de cette époque de réclusion généralisée où le monde s’est soudain rétréci au cercle le plus étroit qui soit. Sans doute pour ce faire sera-t-il nécessaire d’avoir plus de recul. Mais ce dont je suis intimement convaincue, c’est que l’on n’en mesure pas encore la véritable étendue sur les individus et leur rapport au monde.


dimanche 15 septembre 2024

Cabane

Abel Quentin
L’Observatoire, 2024


« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » On se souvient tous de cette phrase prononcée en 2002 par Jacques Chirac. Force est de constater qu’en 2024, si nous avons très légèrement bougé la tête, notre regard n’a pas changé de direction. L’alerte ne date pourtant pas d’hier : dès le début des années 1970, un rapport avait ainsi été rédigé par une équipe de chercheurs d’une université américaine qui révélait les impacts de la croissance économique sur les ressources naturelles, en corrélation avec l’évolution démographique, et les conséquences écologiques qui en découlaient. Abel Quentin s’est inspiré de l’histoire des auteurs de ce rapport pour construire son nouveau roman et joindre sa propre voix à celles qui ne cessent de nous mettre en garde avec une urgence accrue. 

 

Ainsi fait-on connaissance dans la première partie du livre avec les jeunes auteurs du « Rapport 21 » : le couple formé par les Américains Mildred et Eugene Dundee, le Français Paul Quérillot et le Norvégien Johannes Gudsonn, chacun d’eux répondant à un archétype. Les premiers sont les idéalistes qui, une fois révélé l’inéluctable effondrement qui menace l’humanité, croyaient que celle-ci allait réagir ; le deuxième incarne le cynique qui se fera débaucher par une multinationale, et le dernier… eh bien je préfère vous laisser le découvrir par vous-même !

 

C’est la trajectoire des Américains et du Français que l’on suit dans la première moitié du roman, tandis que plane l’ombre mystérieuse du Norvégien que ses anciens collègues ont depuis longtemps perdu de vue. Exerce-t-il toujours une activité ? Est-il même encore en vie ? C’est l’intervention d’un jeune journaliste chargé d’écrire un papier sur le fameux brûlot à l’occasion des cinquante ans de sa publication qui permettra d’en savoir plus.

 

Ce récit, qui s’inspire d’événements et de personnages réels – mais qui prend avec eux de nombreuses libertés pour les besoins de la cause romanesque –, ne peut évidemment que susciter l’intérêt des lecteurs. Abel Quentin, qui s’était déjà attaqué à la radicalisation islamiste puis au wokisme, s’y entend comme personne pour proposer des fictions sur les grandes questions sociétales, en appuyant là où ça fait mal. En l’occurrence sur notre aveuglement généralisé, notre refus à modifier radicalement nos modes de vie et les fondements de notre économie – quand il ne s’agit pas tout bonnement de continuer à foncer tête baissée dans le mur avec un cynisme effarant. De ce point de vue, le roman est remarquable.

 

Mais, comme à la lecture du Voyant d’Etampes, je l’ai parfois trouvé un peu bavard, notamment dans sa première partie. Son propos incisif aurait selon moi gagné en efficacité – et en plaisir de lecture – si son rythme avait été plus vif et son style plus mordant. Cela suffirait-il toutefois à réveiller les consciences et à infléchir nos actes ? Rien n’est moins sûr…  

 


mercredi 11 septembre 2024

Jour de ressac

Maylis de Kerangal
Verticales, 2024

C’était mon premier Maylis de Kerangal… et je ne m’attendais pas à ça ! Est-ce elle qui s’illustre ici dans un registre nouveau ou est-ce moi qui m’étais fait une idée erronée de cette auteure ? Quoi qu’il en soit, je ne l’imaginais pas du tout s’inscrire dans une intrigue policière. Ainsi son héroïne est-elle dès les premières pages du roman appelée par un commissariat du Havre qui la convoque pour une audition : le cadavre d’un homme a été découvert sur la plage, et parmi ses effets personnels se trouvait un ticket de cinéma sur lequel est inscrit son numéro de portable.

Le Havre : la ville de ses jeunes années, que cette quadragénaire quitta pour gagner la capitale où elle vit aujourd’hui avec mari et enfant. Est-il possible qu’elle connaisse la victime ? Tout ce qui la rattache à ces lieux est si loin désormais…

Dès la descente du train, en retrouvant le cadre de son enfance, les souvenirs se frayent un chemin dans sa mémoire. A la faveur de rencontres inopinées, certaines scènes qu’elle avait oubliées refont surface. La silhouette et les traits de personnes qu’elle a connues se dessinent à nouveau. Au gré de ses errances, son premier amour revient la hanter. Se pourrait-il qu’il soit l’homme de la plage qu’elle n’a pas su identifier sur les clichés que lui avait soumis l’inspecteur ?

Le roman de Maylis de Kerangal échappe aux canons du genre policier. L’identité de la victime et le mobile du meurtrier importent peu. Le récit est matière à réminiscences, à réflexions, à l’évocation d’instants fugaces qui, comme le mouvement de la mer, refluent vers la conscience sans se laisser saisir. Se mêlent passé et présent, souvenirs personnels et événements dramatiques faisant désormais la une de l’actualité : trafic de stupéfiants ou décès de migrants tentant d’échapper à leur condition. Apparaissent ainsi les contours d’une ville dans sa dimension intime autant que collective et dont l’urbanisme et l’architecture portent les stigmates de l’histoire traumatique. 

Entre accents nostalgiques d’un polar noir des années 50 et touches délicates d’un tableau impressionniste, ce texte possède un charme certain. Laissera-t-il en moi une empreinte durable ? C'est toute la question. Mais il m’aura assurément offert quelques jolies heures de lecture.