dimanche 29 novembre 2020

L’autre Rimbaud

David Le Bailly
L’Iconoclaste, 2020

 

Voici un titre bien intrigant. Un titre qui attire immanquablement l’attention. 

Quoi ? Il y aurait donc un autre Rimbaud, un autre homme de talent (ou une femme, d’ailleurs, pourquoi songe-t-on d’emblée à un homme ?) que le génie du grand Arthur aurait éclipsé ? Forcément, on s’imagine tout de suite le destin contrarié et tragique de celui qui a souffert d’être dans l’ombre de l’enfant terrible de la poésie française, et l’on n’a qu’une envie : en savoir plus…

Le Rimbaud en question n’est autre que le frère aîné du poète. Dans la famille Rimbaud, vous aviez bien entendu parler de la mère, sèche et acariâtre ; de la jeune sœur aussi, peut-être, Vitalie, dont Arthur se sentait proche. Et si vous êtes vraiment un amoureux du poète, il se peut même que vous connaissiez l’aînée des deux sœurs, Isabelle, qui hérita du caractère opiniâtre de la mère. Mais Frédéric, non, vraiment, ça ne vous dit rien. A vrai dire, j’en ignorais moi-même l’existence. Mais j’ajouterais que les grands prêtres de l’œuvre rimbaldienne en savent à peine plus que vous et moi.

Et c’est bien ce qui a intrigué David Le Bailly. Alors qu’on connaît à peu près de tout de la vie d’Arthur, que le moindre détail de son existence a été révélé, scruté, que sa correspondance a été soigneusement glosée, que, comme tous les grands auteurs classiques, il a fait l’objet d’innombrables études, thèses et autres biographies, on ne sait quasiment rien de Frédéric.

Et pour cause : il a été résolument écarté de la famille, escamoté des photographies, privé du droit d’approcher de sa maison natale, empêché de renouer un dialogue que madame Rimbaud mère avait tout fait pour rompre définitivement. Pour quelle raison ? Et comment la relation qu’entretenaient les deux frères dont l’écart d’âge n’était que d’un an a-t-elle pu se distendre au point qu’Arthur finisse par se désintéresser de son aîné ? C’est tout l’objet de ce récit.

L’auteur a mené une enquête scrupuleuse, lu les ouvrages qui pouvaient l’éclairer, interroger les descendants, ouvert les archives... Et l’on apprend que Frédéric était infiniment moins brillant qu’Arthur, qui raflait les premiers prix de latin et que ses professeurs portaient aux nues, qu’il embrassa d’abord la carrière militaire pour marcher dans les pas de son père avant de devenir cocher, qu’il dut quémander pour se marier l’autorisation maternelle qui lui fut refusée jusque devant les tribunaux, qu’il finit miséreux sans jamais pouvoir profiter du confortable patrimoine familial et qu’il fut dépossédé de tout droit sur l’œuvre de son glorieux cadet.

Mais sur Arthur, me demanderez-vous ? Que découvre-t-on ?

Eh bien, peu de chose, ma foi. Si ce portrait de l’aîné produit bien un portrait en creux du cadet, il n’en ressort rien de bien neuf. Mais ce n’est peut-être pas là que se loge la clé de ce récit, qui ne se révèle pourtant dénué ni d’intérêt ni de charme. 

Car la question qui tarabuste Le Bailly, c’est celle de la nature du lien fraternel, de la manière dont celui-ci se construit… et peut se briser. C’est la question de savoir comment deux enfants recevant exactement la même éducation, partageant tout – chambre, jeux, secrets – peuvent être à ce point dissemblables que l’un soit frappé du sceau du génie quand l’autre est perçu comme un incapable. C’est aussi le rôle joué par la mère au sein de cette étonnante fratrie qui est au cœur de ce livre. L’auteur qui fut enfant unique et souffrit, semble-t-il, d’une relation conflictuelle avec sa propre mère fait preuve d’une émouvante empathie à l’égard du personnage auquel il a décidé de rendre une place et un nom. Il en ressort un récit d’une très grande sensibilité qui nous immerge en outre dans la petite bourgeoisie provinciale de la fin du XIXe siècle. Avarice, mesquinerie, commérages, formes et espaces de sociabilité, Le Bailly restitue cela avec un tel réalisme que plus d’une fois au cours de ma lecture, je me suis crû plongée dans une nouvelle de Maupassant. C’est vous dire si j’ai pu prendre plaisir à lecture de ce texte que j'ai littéralement dévoré…

 


samedi 28 novembre 2020

Sélection Noël 2020

 Les librairies viennent de rouvrir ! Pour les lecteurs que nous sommes, c'est le moment que nous attendions tous ! Je sais que chacun de vous, tout comme moi, se réjouit à l'idée d'y retourner très vite et aussi souvent qu'il en a envie.

Sans doute d'ailleurs êtes-vous de ceux qui cherchez leurs cadeaux de Noël chez leur libraire. Je ne saurais trop vous y encourager, et je vais bien entendu me précipiter chez le mien très prochainement pour remplir ma propre hotte.

Voici ma traditionnelle sélection pour piocher les quelques idées qui pourraient encore vous manquer...




Pour les amoureux de livres d'art

En voici un magnifique, extrêmement soigné, sur un grand artiste injustement méconnu, dans un format poche qui ne vous ruinera pas ! 

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Pour les amoureux de polars

Celui-ci vous emmènera d'Allemagne en Grèce, remontera le cours de l'Histoire jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, vous rappellera les grands mythes de l'Antiquité pour vous glacer littéralement le sang ! 

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Pour les amoureux de la Provence

Ce roman poétique à souhait mêle les mythes et légendes de la Provence à une belle histoire d'amitié. Pour une plongée dans l'atmosphère de cette magnifique région française. 


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Pour ceux qui s'intéressent au mouvement #MeToo

Deux romans extrêmement différents, mais tout aussi fins et pertinents. Deux récits interrogeant la notion de culpabilité et de consentement. Deux romans passionnants à la construction extrêmement maîtrisée. 


Côté français, Lola Lafon


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Côté américain, Kate Elizabeth Russell


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Pour ceux qui s'intéressent (encore) à la cause des femmes

Eh oui, c'est un sujet qui me tient à coeur, et les romancières rivalisent de talent pour faire prendre conscience du chemin parcouru... et qu'il nous reste à parcourir. Camille Laurens fait entendre sa voix singulière en mêlant humour et sensibilité avec une grâce incomparable. 

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Pour les amoureux du roman social

Tout à fait dans la veine des romans réalistes du XIXe siècle, l'auteure explore le monde du travail et la manière dont les plus jeunes aspirent à y entrer. Lorsque le roman dans ce qu'il a de plus classique se met à l'heure de Nuits debout et des CDD à répétition.


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Pour les amoureux du XIXe siècle (dont je reste à tout jamais)

Une étonnante enquête sur la famille Rimbaud qui vous immergera dans le monde de la petite bourgeoisie provinciale du XIXe siècle aussi sûrement qu'une nouvelle de Maupassant !


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Et pour les amoureux... d'Emmanuel Carrère, tout simplement

Son dernier opus, qu'on ne présente plus !

 

Mais si vous voulez quand même savoir ce qu'en dit une groupie, cliquez ici !



Je vous souhaite à tous de  belles virées en librairie et un très heureux Noël 
en compagnie, je l'espère, de tous ceux que vous aimez.




mardi 24 novembre 2020

Léon Spilliaert

Eva Bester
Autrement, 2020




Léon Spilliaert n’a décidément pas de chance : pour une fois qu’un grand musée le mettait à l’honneur en dehors des frontières de sa Belgique natale, il n’aura pas fallu plus d’une quinzaine de jours pour que le covid le prive de la lumière dont il jouissait enfin ! C’est d’autant plus navrant qu’au-delà du caractère inédit de cet événement, les oeuvres rassemblées dans cette exposition présentent un caractère exceptionnel, puisqu’un grand nombre d’entre elles proviennent de collections particulières et sont donc généralement inaccessibles au public… 

Heureusement, en attendant que le musée d’Orsay rouvre ses portes, les éditions  Autrement ont eu l’excellente idée de consacrer un ouvrage à ce peintre injustement méconnu.

Et cet ouvrage se révèle absolument parfait pour une première approche. Il s’agit en effet d’une brève présentation de l’artiste proposée par la délicate Eva Bester, que vous connaissez peut-être si vous écoutez l’émission « Remède à la mélancolie » le dimanche sur France Inter, dont elle est la talentueuse animatrice. Il se trouve que Spilliaert est l’un de ses artistes de prédilection, qu’elle fréquente de longue date, ressentant ses paysages « comme des asiles » et voyant en lui « un alchimiste » capable de transformer « en sublime » « la boue et la sombreur ».


En quelques pages seulement, la jeune femme nous présente cet Ostendais qui au tournant des XIXe et XXe siècles produisit des oeuvres dominées par le spleen, le sentiment de solitude et une forme de vertige (c’est d’ailleurs le titre de l’une de ses encres les plus célèbres), des œuvres d’une somptueuse sobriété qui ne peuvent que captiver et happer celui qui les regarde.



Vertige
© Muzee Ostende


Ce précieux petit opus ne serait rien s’il ne prenait ses aises dans une mise en page soignée et aérée, laissant place à d’élégants à-plats de couleur, ayant fait le choix d’une typographie évocatrice et d'un papier offset de très bon aloi, et faisant enfin la part belle à une sélection de reproductions à l’impeccable rendu. Accompagnées de poèmes ou de citations de personnalités ayant influencé Spilliaert, celles-ci, malgré le format poche de l’ouvrage, ne perdent rien de leur charme singulier. 




Voilà, maintenant, vous savez ce qu'il vous reste à faire pour patienter jusqu'à la réouverture de ce fabuleux endroit qu'est le musée d'Orsay... A moins que vous ne soyez tout simplement à la recherche d'une jolie idée de cadeau (qui ne vous ruinera pas !) à commander à votre libraire préféré !






mardi 17 novembre 2020

Le plongeur

Minos Efstathiadis
Actes Sud, 2020


Traduit du grec par Lucile Arnoux-Farnoux



Ça commence doucement. Mollement, même, serais-je tentée de dire. 

Pourtant, il n’est pas bien épais ce polar.

Mais l’auteur ne se presse pas. Il pose petit à petit les pièces de son édifice. Et si, à l’image de son héros, nous sommes un peu déconcertés, lui sait où il nous emmène. Il sait que l’effroi nous saisira. Il sait aussi qu’il n’est nul besoin d'en dire trop : la suggestion est d’une puissance inégalable. Il sait enfin que les histoires les plus cruelles ont été racontées il y a bien longtemps, par Eschyle ou par Sophocle, et que toutes les autres n’en sont que de lointains échos. 


Lorsqu'un vieillard frappe à la porte du privé Chris Papas, installé en Allemagne, pour lui demander de filer une quadragénaire dénommée Eva Döbling à travers les rues de Hambourg, celui-ci reste très évasif sur l’objet de la mission qu'il lui confie. Une classique affaire d’adultère ? La différence d’âge entre les protagonistes et les conditions très énigmatiques du contrat laissent penser qu’il pourrait s’agir d’autre chose. Une impression très vite confirmée lorsque le vieil homme est retrouvé pendu dans l’une des chambres de l’hôtel où Eva Döbling avait entraîné Papas. 

Interrogé par la police, qui a découvert l’une de ses cartes de visite dans la poche du défunt, le détective se trouve dans une fâcheuse posture. Lorsqu’il apprend qu’Eva Döbling s’est quant à elle envolée pour la Grèce, afin de rejoindre la région du Péloponnèse dont il est lui-même natif, son trouble ne cesse de croître, et il n’hésite pas à marcher sur ses pas. Mais d’autres mystérieux décès l’attendent à son arrivée…


Comment les expliquer ? S’agirait-il d’une affaire de vengeance ? Les relations pour le moins tendues entre La Grèce et l’Allemagne en seraient-elles à l’origine ? 

Pour répondre à ces questions, Papas devra remonter aux sombres années de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'un massacre fut perpétré par l'occupant allemand dans le village de Kalavryta. Et faire face aux douloureuses traces que laissa ce conflit sur le peuple grec.


En convoquant les tourments de l’Histoire et les mythes antiques pour tisser les fils de sa troublante intrigue, Minos Efstathiadis dresse un saisissant tableau de la Grèce contemporaine, dont on perçoit à quel point elle reste imprégnée de son passé et de ses racines. Et en jouant très habilement sur les silences, l’auteur parvient à faire monter peu à peu la tension jusqu’à un final glaçant qui m'a, au sens littéral du terme, coupé le souffle. Rarement un livre aura semé en moi un tel trouble ! 

Efstathiadis porte haut les couleurs du polar grec. Du polar tout court.



Nyctalopes, qui en a pourtant vu d'autres en matière de polars, en est resté sonné...

jeudi 12 novembre 2020

Ma sombre Vanessa

Kate Elizabeth Russel
Les Escales, 2020


Traduit de l’américain par Caroline Bouet




Vanessa Wye n’a pas quinze ans quand son professeur de lettres, Jacob Strane, pose furtivement la main sur son genou. Déjà, les remarques qu’il lui avait faites, les paroles qu’ils avaient pu échanger, avaient enflammé son esprit. L’adolescente interprète chaque mot, chaque geste, pour se demander aussitôt si elle ne fait pas fausse route… Elle s’imagine en sa compagnie. Entre ses bras, peut-être ? Lorsqu’il lui confie son exemplaire de Lolita, le doute ne semble plus permis. Et lorsqu’il lui demande la permission de l’embrasser, la jeune fille s’offre à lui avec autant d’émoi que d’ingénuité. 

Si elle éprouve une vive douleur au cours de leur premier rapport sexuel, si elle ne cessera jamais de se sentir écrasée par le corps massif de Strane, Vanessa veut pourtant se montrer à la hauteur. Elle n’est pas une gamine, en tout cas elle n’est pas comme les autres : il ne cesse de le lui répéter. Sans compter qu’il sait lui procurer du plaisir en lui écartant résolument les cuisses pour y enfouir son visage, dût-elle se sentir dépossédée de son propre corps. Et puis, le quadragénaire se montre toujours prévenant à son égard : il ne fait aucun geste sans recueillir son assentiment explicite, reportant ainsi sur elle l’entière responsabilité de leurs actes. 


Même après qu’elle aura quitté le lycée, son professeur ne cessera de la hanter, la privant de toute possibilité de s’unir à un autre homme. Des années plus tard, lorsqu’une jeune étudiante déclarera publiquement avoir été abusée par ce même enseignant, Vanessa se trouvera sommée de revoir son histoire à l’aune de ces révélations. Se refusant à modifier le regard qu’elle porte sur la nature de leur relation et à remettre en cause l’édifice sur lequel elle s’est construite, elle devra toutefois faire face à son sentiment de culpabilité.


Qu’on le prenne comme une relecture de Lolita ou comme l’un des premiers, voire le premier roman de l’ère MeToo, il ne fait aucun doute que ce récit offre un large écho aux questions soulevées par ce mouvement. Pourtant, y voir là une simple démarche opportuniste serait une erreur. Au-delà des multiples témoignages que l’on a pu lire ces dernières années, le recours à la fiction permet d’apporter un éclairage extrêmement précieux sur les mécanismes psychologiques à l’oeuvre dans ce type de relation. L’auteure prend en effet le temps d’entrer dans la peau et surtout dans la tête de son personnage pour traduire tout ce qu’il ressent et le cheminement qui en découle. Démontant parfaitement la manière dont l’adulte prend l’ascendant sur une jeune personnalité en train d’éclore, elle révèle parfaitement comment l’impensable peut se produire. Elle met surtout en évidence la complexité de ce que peut penser et ressentir une jeune fille prise dans les rets d’une telle situation. 

En alternant les chapitres où l’héroïne retrace pas à pas son histoire avec ceux où, quinze ans plus tard, on voit celle-ci échouer à dépasser cette expérience originelle, l’auteure va plus loin encore et expose toutes les conséquences psychologiques qu’entraîne une relation qui avait pourtant pu être perçue comme consentie. 


Et voilà. Ce mot crucial est lâché. Cette notion au coeur de tous les débats, car si difficile à cerner. Si le sujet de ce livre et le prénom de son héroïne rappellent immanquablement le bouleversant récit de Vanessa Springora, il ne faut rien y voir de plus qu’une coïncidence puisque les deux ouvrages sont sortis plus ou moins simultanément de part et d’autre de l’Atlantique. Mais il est certain que ce roman entre furieusement en résonance avec le témoignage de celle qui ébranla le monde littéraire français voici quelques mois. Il n’en apparaît que plus pertinent et passionnant à lire.



Lire aussi l'excellent billet de Nicole

samedi 7 novembre 2020

L’anomalie

Hervé Le Tellier
Gallimard, 2020


Prix Goncourt 2020



C’est l’UN des romans de la rentrée. Celui dont tout le monde parle et qui figure sur de nombreuses listes de prix littéraires - et non des moindres puisqu’il reste dans le dernier carré du Goncourt. Celui, dit-on, dont les droits audiovisuels ont déjà été acquis afin d’en faire une série - ce que l’on imagine fort bien, du reste ! Jugez-en par vous-même : juin 2021, un Boeing 787 affrété par Air France à destination de New York traverse une zone de très fortes turbulences avant d’être dérouté par la tour de contrôle. Jusqu’ici rien d’exceptionnel, me direz-vous. Sauf que trois mois plus tôt, le même avion avait connu les mêmes difficultés avant d’atterrir à l’aéroport Kennedy, et la composition de son équipage et de ses passagers était rigoureusement identique… 


Branle-bas de combat ! Les services secrets américains interpellent tout ce petit monde et prennent contact avec la première fournée de passagers pour confronter les uns avec les autres. On fait appel à des scientifiques de tout poil, à des philosophes, à des responsables religieux de toutes obédiences afin d’essayer de trouver une explication à cet abasourdissant phénomène…


On dit souvent que la réalité dépasse la fiction, et en ce moment, on serait bien tenté de le croire ! Ici pourtant, l’auteur s’est laissé aller à un imaginaire totalement débridé. Pourquoi pas, cela donne parfois des textes jubilatoires - le dernier confinement m’avait d’ailleurs offert en la matière et chez le même éditeur un vrai petit bijou ! 

Mais cette fois, je reste un peu sur ma faim. Certes on a droit à une belle galerie de personnages aux profils très variés, et les dialogues, reconnaissons-le, sont très savoureux (la scène du président américain décrochant son téléphone pour appeler son homologue français est franchement drôle). Mais tout ça ne nous mène pas bien loin et j’ai surtout eu l’impression d’un vaste passage en revue de toutes les questions sociétales du moment (de l’homme amoureux d'une femme deux fois plus jeune que lui à un cas d’inceste, en passant par l’avocate noire qui a réussi à se hisser aux plus hautes responsabilités d’un cabinet) mêlé d’un zeste de roman policier (c'est dommage de se faire mettre le grappin dessus pour une bête histoire de secousses aériennes quand on est tueur à gage) et d’une pincée de roman psychologique (pas du tout cliché l’écrivain fantasmant pendant des années sur une femme avec laquelle il n’a échangé que quelques mots).


Cela n’empêche toutefois pas que l'on puisse s'amuser à cette lecture, ce qui, en particulier en cette période de confinement et de privations en tout genre, ne saurait faire de mal. Il faut juste ne pas attendre de ce roman plus qu’il n'a à offrir…

mardi 3 novembre 2020

Les graciées

Kiran Millwood Hargrave
Robert Laffont, 2020


Traduit de l’anglais par Sarah Tardy


Prix Rive gauche 2020



Imaginez-vous aux confins de la Norvège, sur une petite île battue par les vents. Le froid est saisissant en ce mois de décembre 1617, mais cela n’empêche pas les hommes de monter à bord de leurs bateaux pour partir à la pêche. Comme de coutume, les villageoises les regardent partir en se réjouissant de se retrouver entre elles. Mais une tempête dont la violence n’a d’égal que la soudaineté précipite les équipages à la mer, qui mettra plusieurs jours avant de charrier les corps vers le rivage.


Tandis que l’effroi saisit les femmes de Vardø, Kirsten tente d’organiser la nouvelle vie qui les attend. Car si ces femmes bénéficient d’abord de la générosité de leurs voisins, il apparaît rapidement qu’elles vont devoir prendre leur destinée en main. Kirsten propose d’aller elle-même pêcher le poisson nécessaire à leur subsistance. Pour cela, il lui faut une vingtaine de femmes à ses côtés. Mais une telle décision n’est pas du goût de tous. Et surtout pas du nouveau seigneur des lieux, ni du délégué Absalom Cornet venu tout droit d’Ecosse où il s’est illustré dans un procès pour sorcellerie qui condamna des malheureuses à être brûlées vives.

 

Si les lapons, sommés de renoncer à leurs rites ancestraux, sont les premières cibles des deux hommes, les femmes les moins soumises à l’autorité et aux préceptes de l'Eglise sont également en ligne de mire : porter un pantalon, posséder des figurines chamaniques, ne pas se rendre à l’office religieux, refuser de se plier aux règles énoncées par les bigotes du village constituent autant de signes propres à vous envoyer sur le bûcher…


L’auteure s’est inspirée de faits réels pour retracer l’histoire de ces femmes qui furent accusées de sorcellerie parce qu’elles avaient cru pouvoir échapper aux règles patriarcales et vivre en toute autonomie. A travers une galerie de personnages féminins parfaitement campés - depuis l’intransigeante Kirsten à la délicate épouse du délégué tentant progressivement de se dégager de l’emprise d’un mari odieux, ou à l’implacable Diinna rejetée par sa communauté -, elle noue les fils d’une fiction envoûtante et démonte parfaitement les mécanismes d’une société oppressive conjuguant les pouvoirs séculaire et religieux pour écraser toute tentative d'émancipation. Un récit absolument glaçant. 



C'est Kathel qui m'a donné envie de lire ce livre... que j'ai lu en même temps que Papillon.