Yannick Haenel
L’Infini Gallimard, 2022
En écrivant ce livre, je partage avec le Trésorier des secrets qui me dépassent ; je me laisse guider par leur douce folie ; je n’ai jamais été aussi heureux.
Il me suffirait de remplacer « En écrivant » par « En lisant » pour reprendre à mon compte ces mots que l’on peut découvrir dans les pages de ce texte insolite. Car je serais bien malhonnête si je prétendais être parvenue à suivre l’auteur dans tous les méandres où il nous entraîne et avoir parfaitement saisi son propos. C’est pourtant son étrangeté même qui m’a séduite. Son étrangeté et la magnificence de son style.
Le Trésorier-payeur est un roman dont le récit des conditions ayant présidé à sa création en constitue l’entrée en matière : le narrateur évoque l’invitation qui lui avait été faite de participer à une exposition consacrée à l’influence de Georges Bataille sur l’art contemporain, sous-tendue par une réflexion sur l’argent, la crise et le capitalisme ; opportunément intitulée « Dépenses », celle-ci devait se tenir à Béthune, dans les locaux de LaBanque, une ancienne succursale de la Banque de France réhabilitée en espace culturel. Si cette rencontre de l’art et de l’économie peut paraître a priori contre-nature, c’est précisément cette alliance qui a stimulé l’auteur, dont l’imagination n’a pu qu’être aiguillonnée par quelques éléments exogènes : la découverte de l’existence d’un tunnel secret - et désormais condamné - reliant l’établissement bancaire à la maison habitée un temps par celui qui en était le trésorier et qui avait pour nom… Georges Bataille !
Cette mise en scène n’était-elle rien d’autre que l’installation d’un dispositif narratif ? Ou bien tous ces éléments renvoyaient-ils à la réalité ? A ma grande surprise, ceux dont j’ai pu trouver une trace sur Internet étaient rigoureusement exacts. Ce que j’avais d’abord pris pour de la fiction ne l’était pas : LaBanque existe bel et bien, l’exposition mentionnée a bien eu lieu, les artistes et commissaires cités dans le livre sont en effet ceux qui ont été partie prenante de l’événement… Quant à l’existence d’un tunnel et à la troublante homonymie de celui qui allait devenir le principal protagoniste du livre avec l’écrivain qui avait inspiré le thème de l’exposition, je ne sais ce qu’il faut en penser, mais j’ai eu envie de croire que la réalité est parfois bien plus facétieuse que la fiction…
Art et argent, donc. Gagner, perdre, dépenser de l’argent : la préoccupation quotidienne d’un banquier. L’art comme objet d’investissement financier, alchimie suprême du capitalisme qui ôte toute substance aux oeuvres en les réduisant à un index pécuniaire totalement débridé... Peu à peu, les fils d’un récit ont commencé à germer dans l’esprit de l’auteur, et c’est ainsi, entre réflexions d’ordre philosophique et errances hallucinatoires, que Georges Bataille, le Trésorier-payeur, fit son entrée en scène.
C’est autour de ce personnage pour le moins atypique que le roman se déploie alors : un jeune homme qui, à l’occasion d’un stage à la Banque de France, vit une expérience d’ordre mystique et abandonne ses études de philosophie pour intégrer une école de commerce. Son credo ? Puisque l’argent est désormais au centre de tout, puisque l’économie est devenue l’alpha et l’oméga de nos existences, c’est là qu’il faut désormais porter la réflexion. Et pour cela, faire l’expérience du cœur de son réacteur.
C’est ainsi qu’il s’installe à Béthune où il entre définitivement à la Banque de France. Son parcours y sera totalement atypique, et sa pratique professionnelle parfaitement iconoclaste. Quant à la part personnelle et intime de son existence, elle se révélera tout aussi empreinte de ses préoccupations métaphysiques, qui trouveront en particulier à s’épanouir dans une vie affective et sexuelle teintée de liberté et d’intensité.
Je n’irai pas plus loin dans la présentation de ce roman qui ne saurait être réduit à un résumé. Il faut accepter d’être déconcerté et se laisser porter par sa superbe prose. Chacun pourra alors puiser à sa guise parmi les multiples pistes de réflexion offertes au détour de scènes parfois aussi improbables que réjouissantes : conditions de la création littéraire, définition de la richesse, financiarisation de l’économie, rôle de l’érotisme dans nos vies, place occupée dans notre monde par la poésie et la philosophie, création d’espaces de gratuité et de générosité…
On ressort de cette lecture quelque peu étourdi, mais heureux d’avoir emprunté des chemins aussi inaccoutumés. Ce livre est beau, riche et fou. Et ma foi ça fait du bien !