Vous vous en souvenez peut-être si vous êtes fidèle à ce blog, le premier livre de Violaine Huisman, Fugitive parce que reine, m’avait fortement impressionnée. J’avais été bouleversée par son personnage de mère hors cadre et par l’amour fou, démesuré, qu’elle portait à ses filles, et stupéfiée aussi par la maturité avec laquelle Violaine, la narratrice, semblait assumer cette situation. Mais en refermant ce livre, je me demandais quand même quelles traces pouvait laisser une telle histoire...
Rose désert apporte une réponse à cette question puisque ce récit s’inscrit dans le prolongement de Fugitive parce que reine : Violaine en est toujours la narratrice, mais c’est à présent elle qui en est le coeur. Elle a grandi, et elle nous parle de son adolescence et de son entrée dans l’âge adulte, qui ne se fait pas sans heurt. Celle qui semblait une petite fille calme et posée laisse place à une jeune femme à la vie sentimentale et affective assez agitée...
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© Nicole Grundlinger |
J’aimerais donc savoir, Violaine, si après Fugitive parce que reine vous avez eu le sentiment d’avoir fait un portrait peut-être un peu déformé du personnage de la fille de Catherine, et si c’est cela qui a suscité le besoin de vous recentrer sur lui, ou bien si vous aviez déjà au départ le projet de vous attacher ensuite au personnage de Violaine ?
Avant même de commencer à écrire Fugitive, j’avais l’idée d’une oeuvre qui puisse réunir toute une famille de personnages, qui se trouvent être aussi les personnages de ma famille. Et quand je pense aux livres qui m’ont le plus marquée, ce sont des livres qui s’inscrivent dans cette ambition-là, comme La Recherche, La Comédie humaine ou les livres d’Albert Cohen. Ce sont des livres qui forment une espèce de cosmogonie romanesque. Il y a tout un univers qui existe dans lequel vous pouvez rentrer et qui met en scène les différents personnages à différents moments de leur vie.
Et au moment où j’ai fini d’écrire Fugitive, effectivement, je me suis dit que le plus évident pour moi était de passer au personnage de Violaine qui, à partir du moment où Fugitive existait, devenait Violaine, fille de Catherine. Ce n’était plus simplement Violaine mon double.
Le personnage existe donc en tant que personnage et en tant que double de vous-même ; est-ce ce qui peut expliquer cette construction particulière et commune aux deux livres, avec un récit à la première personne, puis un regard plus distancié à la troisième personne, avant de revenir à la première ?
Pour Fugitive, c’est vraiment la structure qui m’est venue pour raconter ce personnage de Catherine parce que je voulais effectivement la représenter à travers le regard de l’enfant, puis d’une manière plus neutre, à travers le regard d’un narrateur non genré, omniscient, qui puisse d’une certaine manière expliquer son histoire.
Et puis cette structure évoque pour moi le miroir à trois faces qu’affectionnait ma mère, qui était danseuse et qui aimait beaucoup se faire des chignons. Elle en avait toujours dans sa salle de bains. C’est un peu ce que j’ai visualisé en structurant Fugitive de cette façon.
Et pour moi, Rose désert c’était un nouveau jeu de miroirs avec le personnage de Catherine et Fugitive, c’est pourquoi j’ai voulu reprendre cette image du miroir à trois faces, reprendre cette structure en trois parties.
Comme vous le dites, cette histoire est la vôtre ; est-ce que l’écriture est ce qui permet d’instaurer une distance nécessaire avec une expérience douloureuse, difficile ?
Oui, c’est une mise à distance dans la mesure où ça devient un objet hors de vous, ça devient quelque chose qui existe ailleurs que dans votre coeur. Mais pour moi, l’entreprise littéraire n’est pas un projet cathartique. Ça ne permet pas d’aller mieux. Je pense qu’il faut aller bien pour commencer à écrire. En tout cas, il faut aller suffisamment bien pour être capable d’écrire avec une distance narrative qui permette de raconter une histoire aux autres. Ce n’est pas une histoire qu’on se raconte à soi-même.
"Pour moi, l’entreprise littéraire
n’est pas un projet cathartique"
Pour moi, c’est étourdissant d’imaginer que Catherine existe dans un livre et qu’elle est dans les rayonnages des librairies, qu’elle existe dans le coeur et dans la vie des lecteurs.
Cette distance-là était extrêmement importante pour moi et pour que ça fonctionne. Je crois qu’il faut aussi être capable de présenter aux autres quelque chose qui ne soit pas de l’ordre du trop intime...
Pour vous, en quoi ces livres, très inspirés d’éléments autobiographiques, sont-ils des romans ? Où se situe l’entreprise romanesque ?
C’est le projet même du livre de transformer les personnes vivantes en personnages de fiction. L’idée, c’est moins de partir de la vie pour en faire de la littérature que de commencer par la littérature et de voir ce qui de la vie rentre dedans. Il s’agit de prendre les éléments du réel et de les mettre à l’épreuve de la fiction en en faisant un roman.
Et ce qui est extraordinaire avec la littérature, et avec la fiction en particulier, c’est que vous pouvez faire sens avec des choses qui, dans la vie, sont complètement incohérentes et n’ont pas d’explication. Et là, tout à coup, les choses prennent un sens, trouvent une cohérence... La succession des événements dans un roman doit nécessairement aboutir à une conclusion et arriver à une forme de réconciliation, ce qui n’est pas le cas dans le réel. Le réel est bordélique par nature !
Pour revenir aux personnages, on se rend compte en lisant Rose désert à quel point la petite fille a manqué de cadres, de modèles auxquels s’identifier, ce qui l’empêche de se construire. Il semble n’y avoir qu’un seul point d’ancrage possible, c’est la littérature. Est-ce que lorsqu’on ne reçoit aucun cadre, la littérature peut être cet élément stabilisateur, ce repère, ce refuge ?
Oui, je pense. Après, c’est très personnel. Je pense que quiconque s’est trouvé à un moment un peu perdu dans sa vie et aime particulièrement la littérature ressent l’abandon à la lecture comme une forme de soutien. C’est aussi ce que j’ai essayé de représenter dans Rose désert, peut-être plus encore que dans Fugitive, à quel point la littérature peut représenter une forme de croyance pour ceux qui, comme moi, n’ont pas de religion. Il y a quelque chose de l’ordre d’une foi, qui n’est pas seulement dans la littérature mais dans toutes les formes d’art. Quand on a foi en l’art, on a foi en quelque chose. Et même si ce
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Virginia Woolf
par George Charles Beresford |
n’est pas dieu, si ce n’est pas une espèce d’au-delà qui organise le monde, c’est quand même un principe organisateur, quelque chose qui permet de voir au-delà de la détresse, au-delà de la trivialité du quotidien, une force sublimatrice.
C’est ce que j’essaye de dire en conclusion de Rose désert : qu’il y a, même au milieu du marasme, des moments d’extase et que ces moments - que Virginia Woolf appelle des moments d’être -, donnent une lumière à la noirceur.
Ce contraste se traduit aussi dans l’écriture. Il y a une rencontre entre une matière très crue dite sans détour avec des mots très directs et une recherche pourtant de quelque chose d’un peu romantique. Est-ce que cela peut cohabiter ?
Oui, c’est ce que je ressens intimement. Mais au-delà de mon personnage ou même de ma lecture des sentiments, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’assez générationnel. Je crois que beaucoup d’entre nous ont arrêté de croire au prince charmant et au mariage comme à l’aboutissement d’une vie. Les femmes ont été invitées à prendre davantage confiance en elles, en leur autonomie, en leur indépendance.
"Les mythes d’antan n’existent plus, mais ce n’est pas pour autant
qu’on cesse d’être romantique et sentimentale"
Mais je crois que tout ça est assorti aussi d’une complexité dans les rapports hommes-femmes. Les mythes d’antan n’existent plus, mais ce n’est pas pour autant qu’on cesse d’être romantique et sentimentale. Et ce n’est pas parce que les rencontres sexuelles ou les rencontres amoureuses se passent de manière plus légère et triviale qu’il n’y a pas aussi un élan romantique en nous. Mais je pense que, de fait, pour notre génération c’est compliqué de l’exprimer, et j’ai eu envie de contraster ce romantisme avec la crudité du corps mis à nu.
Effectivement, les relations hommes-femmes sont au centre de vos livres. Par rapport à ce que vous venez de dire, le personnage de Violaine semble arriver à trouver une voie pour se construire en tant que femme, mais c’est un cheminement long et compliqué…
Oui, c’est un cheminement. Je pense qu’on avance dans le bon sens, mais que ça prend du temps. Il est clair qu’on n’y est pas encore, mais je pense que peut-être les générations successives y arriveront mieux. L’idée, en tout cas, c’est de frayer une voie pour les générations suivantes.
Il y a deux choses, en fait. Il y a la question de ce que la société reconnaît - et dans les générations passées il n’y avait en effet que le mariage qui comptait -, et après il y a ce qui se passe dans l’intimité des hommes et des femmes qui ont toujours vécu les choses de manière complexe et paradoxale. Ce n’était simplement pas accepté et perçu publiquement.
Pour notre génération, c’est quelque chose de beaucoup plus explicite et de beaucoup plus inscrit dans les moeurs. Mais comme le mouvement mee too et de libération de la parole des femmes de ces deux dernières années l’a suffisamment démontré, on est encore dans une société extrêmement patriarcale, sexiste, misogyne, compliquée.
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Virginie Despentes
© Georges Biard |
On est à un moment crucial où tout cela est exposé au grand jour...
Oui, j’aime beaucoup cette phrase de Virginie Despentes (je ne sais plus si elle l'a écrit dans un livre ou si elle l’a dit quelque part) : « Etre une femme écrivain, c’est déjà faire chier ». Et c’est vrai, c’est déjà la ramener, avoir des choses à dire, c’est vouloir s’exprimer, et ça, c’est déjà « faire chier » !
Et devenir mère, dans tout ça ? Parce qu’il y a être une femme et être une mère, qui est une autre paire de manches !
Oui, en fait il y a deux scènes dans le livre que j’ai écrites à la fois dans Fugitive et dans Rose désert, deux scènes de la vie d’une femme que j’ai tenu à représenter à l’écrit, qui sont la première expérience sexuelle et l’accouchement. Ce sont des scènes qui sont vraiment convenues en littérature. On les trouve dans énormément de livres de Balzac, de Tolstoi, et chez beaucoup d’auteurs classiques. Mais d’abord elles sont racontées d’un point de vue masculin et ensuite avec une espèce de voile pudique qui dit : « Ça, on est d’accord, c’est du trivial et du prosaïque, donc on va le raconter car c’est important pour la suite de l’histoire, mais dans l’ensemble, ce n’est pas ce qui compte. » Or j’ai eu envie de faire de ces scènes des éléments centraux parce que ça me semble être un sujet littéraire vraiment intéressant, quelque chose de plus que de simples éléments indispensables à la suite du récit : des événements en tant que tels.
Je voudrais que l’on parle d’un autre élément important du livre, c’est l’Afrique. Plus qu’un simple décor, c’est une métaphore du cheminement de Violaine. Qu’est-ce que cet espace-là, précisément, permettait d’exprimer, de véhiculer ?
Alors dans l’Afrique il y avait l’idée du désert qui, pour Violaine, à ce moment précis de l’histoire, est un désert très particulier. Elle le voit vraiment comme une métaphore. Elle ne le pense pas du tout comme un paysage géographique, une réalité géopolique tangible. Elle l’imagine comme le désert de Clochegourde dans Le lys dans la vallée, qui est donc la campagne française, elle pense au désert de Port-Royal, à cette idée métaphorique du désert comme lieu de recueillement. Sauf que, littéralement, elle part dans le désert. Donc il y a ce premier décalage par rapport au Sahara qu’elle traverse.
Après, la question des pays qu’elle traverse m’a semblé intéressante par rapport à la question qu’elle soulève de ce moment de l’histoire post-coloniale où, nécessairement, en traversant ces paysages, ces pays et ces peuples, elle ne peut pas ne pas penser à son histoire ou à l’histoire des générations antérieures et à ceux qui, dans le monde auquel elle appartient, ont colonisé ces peuples.
Et j’ai trouvé peut-être pertinent de confronter la question de la domination masculine qu’elle ressent, elle, dans son corps de manière très vive et la question de la domination impériale que tous ces peuples ont vécue. Et ça se passe aussi dans l’usage de la langue, dans le fait que la langue française, dans les pays qu’elle traverse, est encore une langue dominante. C’est une question très pernicieuse et très complexe, l’une des conséquences de la colonisation, qui fait que des peuples entiers ont perdu l’accès à leur langue.
Tout à l’heure, vous parliez de votre oeuvre envisagée comme un cycle avec des personnages récurrents. Or, il y a des personnages restés dans l’ombre. Est-ce que vous allez poursuivre ce cycle ?
Pour moi, Rose désert est le troisième volet d’un triptyque, dont le premier livre n’est pas de moi, mais de ma mère. Il s’appelle Saxifrage et il est mentionné à la fois dans Fugitive et dans Rose désert. C’est le récit de sa vie, qu’elle a écrit quand j’étais adolescente et dans lequel elle a publié un poème que je lui avais adressé enfant et que j’ai reproduit à la fin de Fugitive parce que reine. D’une certaine manière, ce poème dans le livre de ma mère était ma première expérience de la publication. J’ai le souvenir de l’avoir beaucoup accompagnée dans l’écriture de ce livre à un moment où je commençais moi-même à me fanstasmer écrivain.
"Pour moi, Rose désert est le troisième volet d’un triptyque,
dont le premier livre n’est pas de moi, mais de ma mère"
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Saxifrage © Webandi/Pixabay |
Par ailleurs, Rose désert, c’est aussi la rose du désert, qui est une espèce de version africaine de la saxifrage qui est une fleur qui perce la roche pour voir le jour, comme la rose du désert le fait avec le sable. Donc pour moi, c’était une façon de clore ce cycle. J’ai des idées pour la suite qui sont à l’état d’ébauche. Je reprendrai les personnages qui ont déjà été posés dans ces livres, mais dans un autre cycle…
Et pourriez-vous vous intéresser à une figure masculine ? Parce que les hommes, dans vos deux livres, n’ont pas vraiment la part belle...
Mais oui, les figures masculines m’intéressent beaucoup aussi ! Mais j’ai eu l’impression d’avoir besoin d’écrire ces livres-là d’abord pour savoir comment me positionner par rapport à elles. Il y en a une qui m’intéresse particulièrement dans cette famille, c’est Georges Huisman, le grand-père paternel, qui figure en filigrane dans les deux livres. C’est un personnage historique qui a tout un tas d’archives autour de lui, qui brasse aussi une histoire de France à travers son expérience de la Deuxième Guerre mondiale, qui m’a toujours fascinée et en même temps un peu tenue à distance, parce que c’est une histoire qui semble déjà beaucoup rebattue... C’est une histoire qu’on a déjà beaucoup entendue, et pour l’écrire j’aurais besoin de savoir avant toute chose où et comment je me positionne par rapport à elle...
Merci à Violaine d'avoir répondu à mon invitation et de s'être livrée avec beaucoup de générosité et de sincérité.
Merci à la librairie Le Divan de nous avoir ouvert ses portes pour partager ce précieux moment d'échange.