Joydeep Roy-Bhattacharya
Gallimard, 2015
Traduit de l'anglais (Inde) par Antoine Bargel
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La guerre vue par ceux qui la font : un beau récit en forme de tragédie grecque.
Il est des titres qui vous harponnent et ne vous lâchent plus jusqu’à ce que vous vous saisissiez des livres dont ils ornent les couvertures. Ils présentent un mystère, une poésie, une part de rêve ou tout simplement une beauté intrinsèque qui conquièrent d’emblée le lecteur. Une Antigone à Kandahar est de ceux-là.
Je l’avais remarqué dès ses toutes premières apparitions sur le Net, au cours de l’été, et j’avoue avoir malgré tout un peu hésité à le lire. Un roman sur la guerre en Afghanistan ne me tentait a priori pas plus que cela et je craignais un traitement complexe, à double-lecture, pour dire vrai un peu « intello ».
Il n’en est rien. Il s’agit au contraire d’un roman très accessible, très sensible, avec des personnages très incarnés. Il m’aurait donc semblé dommage de passer à côté, ce qui, pour le coup, aurait été de toute évidence le cas si l’éditeur avait fait le choix d’une traduction littérale du titre original The watch : hommage lui soit rendu.
Cette Antigone, donc, est une femme pachtoune dont la famille a été décimée par une attaque américaine de drone. En représailles, son frère également rescapé a conduit une offensive contre une base américaine au cours de laquelle il a été tué, et sa sœur vient réclamer son corps pour l’enterrer selon les principes de sa religion.
Le roman s’ouvre sur une scène des plus théâtrales, puisqu’on découvre Nizam, notre héroïne, à quelques centaines de mètres de la base, sous un soleil de plomb, dans une charrette à l’aide de laquelle elle est désormais condamnée à se déplacer, ayant perdu l’usage de ses jambes. Elle se présente, stoïquement, vaillamment, devant ceux qui ont ruiné sa vie. Elle ne cherche qu’à faire entendre sa raison et ses droits.
Face à cette étrange personne dont ils ignorent tout, qui selon eux n’a pas pu accomplir seule le chemin qu’elle prétend avoir parcouru, dont ils se demandent si elle n’est pas envoyée par l’ennemi pour les piéger, les Américains ne savent comment réagir.
Il n’y a que très peu d’action dans ce roman. Dans chacun des huit chapitres qui le composent, l’auteur change de point de vue et prête tour à tour la parole aux différents acteurs de ce drame. Les souvenirs et les rêves des protagonistes se mêlent à leur réflexions et à leurs dialogues. A pénétrer dans l’esprit des différents officiers, on comprend comment des jeunes gens en sont venus à s’enrôler : certains après le traumatisme des attentats du 11 septembre, tandis que d’autres recherchaient l’adrénaline du combat ou simplement l’assurance de percevoir un salaire régulier. Mais quelles que soient leurs motivations, on perçoit progressivement les fêlures et les doutes auxquels ils sont en proie.
Quant à Nizam, elle ne voit naturellement en ces troupes rien d’autre qu’un agresseur. Entre les deux, un jeune Afghan s’est engagé en tant qu’interprète auprès des forces américaines pour les aider à combattre et chasser les talibans de son pays.
Au milieu du désert, parmi ces différents personnages, la tension monte peu à peu. L’incompréhension est mutuelle. Les pertes humaines sont intolérables. Il n’y a aucun respect de l’humain. La spirale de la violence semble inéluctable.
En variant ainsi les points de vue, l’auteur souligne l’absurdité de la guerre qui met en contact des populations qui ne peuvent se comprendre, ce qui aboutit à gangréner la situation au lieu de la régler. Comme dans une tragédie grecque, les événements s’enchaînent inexorablement, amenant les personnages à s’interroger sur eux-mêmes, mais aussi sur le poids d’une dimension historique, culturelle, sociale qui les dépasse et qui décide pourtant de leurs destinées individuelles.
Une belle réussite que cette interprétation contemporaine de la figure d'Antigone.