Anna Funder
Héloïse d’Ormesson, 2024
Traduit de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau
Je vais sans doute être immolée sur l’autel du féminisme, mais lorsque j’ai entendu parler de ce livre, je me suis dit : « Et allez donc, encore un dont on va m’expliquer qu’il doit tout à sa femme, qu’il est un imposteur et que, si ça trouve, ce n’est même pas lui qui a écrit ses propres textes… » Mais l’article élogieux de Nicole m’a toutefois convaincue d’aller y voir de plus près. Et je dois dire que c’est beaucoup plus subtil et intelligent que ça ! Et, de ce fait, beaucoup plus convaincant aussi.
Anna Funder est de longue date une grande admiratrice de George Orwell. Elle a tout lu de son oeuvre, mais aussi des nombreuses biographies qui lui ont été consacrées. Au point de finir par découvrir que derrière l’écrivain se cachait - comme souvent, il faut bien le reconnaître - une femme. Mais si la figure de la muse est un lieu commun battu et rebattu, si l’épouse dévouée est parfois immortalisée pour services rendus au grand homme, le nom d’Eileen O’Shaughnessy demeure quant à lui très largement méconnu. Les écrits dans lesquels Orwell retrace ses expériences y font à peine allusion, et ses biographes ne sont pas plus diserts…
Anna Funder s’intéresse néanmoins à elle et prend connaissance de quelques-unes des lettres qu’elle a pu écrire à sa meilleure amie - lettres exhumées en 2005 - pour essayer de la cerner. Et relit les textes et les biographies d’Orwell selon un prisme différent : sa démarche est très intéressante, car elle décrypte les silences, les non-dits, et traque les stratégies d’effacement des uns et des autres jusque dans leurs structures syntaxiques et grammaticales. Elle voit ainsi peu à peu transparaître le portrait d’une femme brillante et déterminée. C’est sciemment que celle-ci avait tout abandonné - sa vie professionnelle, les études universitaires qu’elle avait reprises et sa vie sociale - pour épouser Orwell et partir vivre à ses côtés, dans un cottage pour le moins rustique de la campagne anglaise. Non pas qu’elle fût tombée folle amoureuse de lui, d’ailleurs. Mais sans doute voulait-elle accompagner celui dont elle percevait le talent.
Si elle est en effet sa première lectrice et s’échine à taper ses manuscrits, à les annoter - Orwell attend beaucoup de ses précieux commentaires -, elle ne s’attendait peut-être pas à devoir être également sa cuisinière, sa femme de ménage, sa garde-malade, la fermière s’occupant des animaux de la basse-cour et, à l’occasion, son plombier et l’exécutante des plus basses oeuvres. Quant à accompagner son mari en Espagne au moment où éclate la guerre civile, cela ne traverse même pas l’esprit de M. Orwell ! Ce qui n’empêchera pas Eileen de s’y rendre - et d’y jouer un rôle beaucoup plus important que son mari…
Ce qui stupéfie en lisant ce livre, ce n’est pas tant la découverte de « la femme derrière l’homme » - elles sont légion - c’est plutôt ce qu’Anna Funder met au jour de la conception même qu’avait Orwell des femmes - qu’il n’hésitait pas à poursuivre de ses assiduités, voire à brutaliser - et du rôle d’épouse. Il apparaît en effet que l’écrivain était à la recherche de la candidate idéale remplissant un certain nombre de critères et de compétences listés - et parfois énoncés - apparentant ce rôle à celui de gouvernante, prestations sexuelles en sus. Car ce qui lui importe, ce qui passe avant toute chose, c’est d’être libéré de toute contrainte d’ordre matériel et domestique afin de pouvoir se consacrer librement à son oeuvre.
C’est d’autant plus intéressant qu’Anna Funder, elle-même écrivain, avocate de profession puisqu’il faut bien gagner sa vie, épouse et mère de famille, est parfaitement bien placée pour comprendre, voire reprendre à son compte, les préoccupations d’Orwell : comment s’aménager les conditions nécessaires au travail d’écriture (rarement ou très mal rémunéré) ? Si lui - comme tant d’autres - ont pu compter sur les lois du patriarcat pour résoudre cette équation, comment une écrivaine peut-elle y parvenir - y compris après MeToo ? Cette question lancinante d’une stricte égalité des sexes irrigue le texte - mais l’extraordinaire chapitre intitulé « Libre » justifierait à lui seul la lecture de ce livre, tant il pose de manière éclatante tous les enjeux de cette problématique.
Concernant Orwell, qui s’est tant employé à mettre en lumière les mécanismes d’oppression et d’asservissement à l’oeuvre sous les régimes totalitaires, ce comportement peut surprendre. Funder l’explique par la reprise pour son propre compte - fût-ce inconsciemment - du mécanisme de double penser qu’il a développé dans 1984, et défini comme « la faculté d’entretenir deux convictions contradictoires en même temps et de les accepter toutes les deux. » In fine, il consiste à « ériger la mauvaise foi en système ». Ainsi « le patriarcat, nous dit Funder, c’est le double penser qui permet à un homme « décent » de mal se comporter avec les femmes » (ce que démontre si crument l’actuel procès des viols de Mazan). D’un côté on affirme que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, mais la réalité de leur situation, en termes de salaires et de partage des tâches domestiques en particulier, vient de fait invalider cette assertion.
Sans doute l’écrivain en elle permet-il à Anna Funder de ne pas tuer l’idole. Certes, Orwell prend un bon coup de griffe et ne ressort pas grandi de cette longue enquête. Mais elle ne rejette pas pour autant l’écrivain et conserve intacte son admiration pour son oeuvre. Ce qui donne d’autant plus de poids à sa démonstration, qui résonne aujourd'hui encore d'un écho assourdissant.
Soupirs soupirs ... un de plus en effet mais le livre a l'air équilibré et plein d'enseignements. Je note.
RépondreSupprimerEffectivement, et appuyé sur une lecture scrupuleuse des écrits de et sur Orwell.
SupprimerTrès intéressant, ce livre semble riche, et s'il est différent de ce qu'on imagine au départ, tant mieux.
RépondreSupprimerTrès riche, en effet. Je suis loin d'avoir révélé tous les aspects de ce livre. Mais mon billet était déjà très long !
SupprimerEn voila un qui ne fera pas parti de mes lectures de la rentrée littéraire malgré ton avis très positif. Toujours la même rengaine, trop de choses à lire et pas assez de temps !
RépondreSupprimerJe crois que je vois ce que tu veux dire ;-)
SupprimerMerci de nous en apprendre plus sur ce Grand Ecrivain, même si la lecture de cet ouvrage doit être plus riche.
RépondreSupprimerNettement ! Mais il faut bien laisser place à la découverte ;-)
SupprimerRavie que tu partages mon enthousiasme pour ce livre très riche, plein de surprises et d'enseignements. J'ai lu récemment une critique très très négative, très argumentée mais aussi très dérangeante par sa remise en cause du fond sur lequel s'appuie Anna Funder (qui me semble pourtant on ne peut plus fouillé, dense et vérifié)... un point de vue masculin ? Voici le lien : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2024/09/10/eileen-blair-roman-a-theses-contre-biographie/
RépondreSupprimerOn m'a signalé également une critique très négative dans Le Monde : j'ai fait le pari qu'il s'agissait d'un article signé par un homme ! Je vais aller lire tout ça. Merci pour le lien :-)
SupprimerJe viens de lire l'article. Je ne suis certainement pas suffisamment connaisseuse de l'oeuvre et de la vie d'Orwell - tant s'en faut - pour trancher qui de l'un ou de l'autre est dans le vrai ou le faux - si tant est qu'il soit possible de le faire !
SupprimerCependant, l'auteur de l'article énonce plusieurs thèses qui seraient émises par Anna Funder : quant à la deuxième (Orwell aurait été un obstacle au développement de la propre carrière d'Eileen), il ne me semble pas qu'elle émette une telle chose. Ou alors j'ai raté quelque chose, mais il me semble qu'elle évoque plutôt l'empêchement d'une carrière universitaire et, en tout état de cause, une rupture complète avec ses projets personnels et son environnement social - ce qui, pour le coup, est quand même un grand classique de l'histoire des femmes. En outre, il explique que ce choix était délibéré de la part d'Eileen. Mais, précisément, Anna Funder en convient ! Et explique comment les femmes ont été (voire sont encore) capables d'accepter de rôle de "faire-valoir", on va dire, pour aller très vite.
Quant à sa quatrième thèse - où il dénie l'idée qu'Eileen aurait rapidement perçu le piège du mariage dans lequel elle s'était elle-même jetée - il accuse Funder "d'exagérer" et d'interpréter les propos qu'Eileen a tenus dans sa correspondance : mais il ne fait guère mieux qu'interpréter également dans sa démonstration !
Quant à la manière dont Funder se met en scène, eh bien là je crois qu'il n'a carrément rien compris ! L'idée n'est pas de prêter, me semble-t-il, des intentions féministes à Eileen pour défendre sa propre position, mais bien de déceler des invariants dans la condition de femme. Et elle le fait sacrément bien : d'autant mieux qu'elle agrège elle-même à la fois les problématiques de l'une (être une épouse et accomplir toutes les tâches attendues de son sexe) et de l'autre (être écrivain et se créer l'espace de liberté pour écrire). Une position complètement schizophrène, difficile à résoudre - même à l'ère MeToo (que l'auteur de l'article n'a peut-être pas franchement digérée ;-) )
Saisissant de vérité!
RépondreSupprimerMon épouse m'en parlait justement cet après-midi et on discutait de celui qui allait le lire parmi nous deux :-). Très intéressant !
RépondreSupprimerEt si vous le lisiez tous les deux ? Ce serait certainement l'occasion de riches échanges ;-) Quoi qu'il en soit, je vous souhaite une bonne lecture.
SupprimerJ'aime beaucoup ton billet et les points que tu mets en avant, notamment celui du "double penser" qui est un point des plus intéressants du livre.
SupprimerAvec un titre pareil, tu es pardonnée ^^ Je n'ai jamais tellement aimé Orwell, j'avais du flair ! Mais le livre m'intéresse...
RépondreSupprimer1984 est quand même un grand livre ! (Pour ma part, c'est le seul que j'ai lu de lui, mais je crois qu'il en a écrit d'autres qui méritent la lecture...). Quoi qu'il en soit, je te confirme que celui-ci est vraiment intéressant.
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