samedi 23 juillet 2022

Simone Veil l’immortelle

Bresson & Duphot
Marabulles, 2020



Eh oui, c’est bien d’un roman graphique que je vous parle aujourd’hui ! Une fois n’est pas coutume et je ne suis pas sûre d’en faire mon pain quotidien, mais dans certaines circonstances, quand l'esprit reste rétif aux seuls mots, le secours des images se révèle précieux. Ainsi cet album, trouvé à la bibliothèque il y a quelques semaines, fut-il le bienvenu. D’autant qu’il est assez remarquable.


Ne visant pas à faire une biographie exhaustive, ne s’inscrivant pas dans un déroulement chronologique, il s’attache à relater les épisodes clés de l’existence de Simone Weil. Partant de la présentation que la ministre fit de sa loi sur l’avortement devant l’Assemblée nationale en 1974, il alterne la narration avec l’évocation de l’enfance et de la jeunesse de Simone Weil jusqu’à sa déportation dans le camp d’Auschwitz. Cette construction n’a rien d’anecdotique et se révèle au contraire tout à fait judicieuse quand on connaît la violence et l’ignominie des attaques dont elle fut l’objet sur les bancs de l’Assemblée - et qui sont amplement rappelées dans ce récit. Les plus farouches opposants à l’avortement n’hésitèrent pas en effet à la renvoyer dos à dos avec les nazis, pensant sans doute, au-delà de l’abjection de leurs propos, appuyer sur un point faible de cette femme et ainsi plus sûrement la déstabiliser.


C’était mal la connaître. Simone Veil n’était pas femme à se laisser impressionner. Et bien que le soutien du président de la République et du premier ministre d’alors fût resté bien discret, elle porta sans faillir sa loi jusqu’au vote qui permit enfin aux femmes de disposer de leur corps.


L’alternance narrative de ces deux périodes met parfaitement en lumière la personnalité de cette femme hors du commun qui refusa toujours d’être considérée comme une citoyenne de seconde zone, en raison de son sexe ou de sa religion. Ainsi, le discours qu’elle prononça à son entrée à l’Académie française et dont les grandes lignes sont à la fin de l’ouvrage évoquées rappela-t-il les combats qui furent au coeur de son existence.


Côté graphique, le parti pris de la bichromie me semble tout aussi judicieux. D’abord parce qu’il apporte une forme de sobriété qui convient parfaitement au propos, mais aussi parce qu’il permet de distinguer visuellement les différents épisodes en leur attribuant à chacun une couleur différente (bleu pour les débats de l’Assemblée, jaune pour l’enfance, gris pour la déportation, rouge pour l’entrée à l’Académie). Mais ces tonalités impriment surtout une atmosphère particulière à chacune des séquences que l’on perçoit ainsi d’emblée.


Voici donc un excellent ouvrage à recommander à quiconque ne connaitrait pas, ou peu, l’histoire de cette grande femme (et qui constitue un précieux rappel pour les autres). Et, en ce qui me concerne, une lecture qui m’encouragera certainement à faire de plus amples incursions dans le champ du roman graphique…

lundi 18 juillet 2022

1984

George Orwell
Gallimard, 2018 pour la nouvelle traduction


Traduit de l’anglais par Josée Kamoun




En 1984, j’avais 14 ans. A l’époque, évidemment, on avait pas mal reparlé du livre. Alors entièrement tournée vers les œuvres françaises du XIXe siècle, je m’étais contentée d’aller voir le film dans lequel John Hurt incarnait Winston Smith.

Mon fils l’ayant choisi parmi une liste de livres à lire pendant les vacances en vue de son entrée en seconde, je me suis dit que c’était l’occasion parfaite de combler cette lacune. Nous pourrions ainsi parler ensemble de ce livre, pas si facile que cela à aborder…


En ce qui concerne l’histoire elle-même, comme nombre d’entre vous, je la connaissais déjà (la glaçante scène quasiment finale est remontée des confins de ma mémoire au milieu de ma lecture) et je n’ignorais rien de la teneur du propos. Mais c’est la force des grands textes que de nous impressionner alors même que nous croyons être en terrain connu. 


Ce qui m’a frappée, c’est la construction du récit, aussi implacable que l’est son propos. Pas un détail, pas une bribe de dialogue qui ne conduise inexorablement à l’anéantissement de Winston. Malgré la résistance qu’il déploie, la faculté de raisonner et la lucidité qu’il s’efforce de conserver, la fin est inéluctable, et c’est bien ce qui rend ce livre si terrifiant.


Construit en trois parties, il présente d’abord tous les aspects du régime totalitaire dans lequel évolue le personnage. Chaque chapitre en présente l’une des composantes - omniprésence de la propagande, surveillance permanente exercée jusqu’au sein de la famille, révision du passé, réforme de la langue, sexualité étroitement contrôlée, déconstruction de toute forme de rationnalité. Face à cela, le héros exprime une forme de résistance fondée sur la conscience aiguë de son humanité. Bien qu’il collabore pleinement à l’entreprise menée par le Parti et prétende même aimer son travail - il est chargé de réécrire les épisodes du passé en fonction de l’évolution des événements - il ne peut admettre que les souvenirs qu’il conserve du monde de son enfance soient erronés, que ce qu’il perçoit par le biais de ses yeux et de ses oreilles ne corresponde pas à la réalité et que deux et deux fassent cinq. Son expérience tangible lui semble irréductible aux préceptes du Parti.


Dans la deuxième partie, Winston entre sciemment en résistance en entamant une liaison avec Julia. Pour celle-ci, il ne s’agit que d’enfreindre les règles du Parti pour satisfaire ses désirs. Pour Winston, la remise en question est beaucoup plus profonde, et la dimension politique de cette liaison en est plus certainement le moteur que les sentiments qu’il éprouve à l’égard de la jeune femme. Mais ceux-ci revêtent pourtant une importance de premier plan : si la pensée peut être contrôlée, les sentiments et l’amour ne le peuvent pas, pense-t-il. Dans l’attachement qu’il a pour Julia réside donc le fondement irréductible de son humanité. Et c’est sans doute ce qui le pousse à rejoindre la Fraternité, une organisation clandestine visant à renverser le Parti. Une initiative qui le conduira, ainsi que Julia, à être arrêté.


La troisième partie détaille le cheminement de Winston vers la soumission pleine et entière au Parti par l’anéantissement de ce qui fait l’essence de son humanité - sa faculté de raisonner et, surtout, ses sentiments, qu’il est amené à trahir. Il avance donc implacablement vers sa mort, psychique avant d’être physique, la seconde n’étant que la conséquence de la première. Il ne connaitra pas les quelques secondes de liberté qu’il espérait autrefois, les quelques secondes où devait exploser sa haine de Big Brother, consacrant ainsi son existence humaine et mettant le Parti en échec. Or, à l’instant où la balle promise l'atteint, c’est bien de l’amour qu’il éprouve pour Big Brother. L’homme en tant qu’être libre et pensant a bel et bien été éradiqué, au profit d’une entité supérieure.


Evidemment, à sa sortie, ce roman a été vu - sans doute à raison - comme une critique des totalitarismes du XXe siècle et en particulier du stalinisme. Mais son propos va bien au-delà. En révélant de manière très précise les ressorts de la domination du pouvoir et en posant en termes philosophiques la question de la réalité, il nous pousse à interroger tout régime, à quelque époque que ce soit. Propagande, novlangue, contrôle de la natalité, tentation de réécrire le passé en déboulonnant les statues ou encore en débaptisant des rues ou des oeuvres sont autant de déviances et de menaces qui pèsent sur nous. Certes, nous sommes encore loin de Big Brother, mais voici un livre qui offre un excellent point de départ à la réflexion relative aux débats qui agitent aujourd’hui nos sociétés pour nous inviter à la plus grande vigilance. Et qui promet d'ouvrir la voie à de passionnantes discussions familiales !