Delphine de Vigan
Gallimard, 2021
« Cooouuuucou coucou coucou ! », « Bonjour mes étoiles ! » « Comment ça va bien, aujourd’hui ? », « Et surtout, n’oubliez pas de liker, partager, commenter, vous abonner ! »
Si vous n’êtes pas familier de YouTube et de ses chaînes d’influenceurs, il y a fort à parier que vous ne soyez pas au fait de ces formules répétées à l’envi sur un ton éternellement enjoué et selon un débit qui s’apparente souvent à celui d’une mitraillette.
Elles font pourtant florès, ces formules, surtout lorsqu’elles sont mises dans la bouche de jeunes, voire de très jeunes enfants, qui captent ainsi l’attention de centaines de milliers de spectateurs. Et que leur est-il proposé ? Simplement de regarder ces charmants bambins se régaler de friandises ou déballer les jouets envoyés par différentes marques. Pas de quoi se relever la nuit, me direz-vous ? Eh bien détrompez-vous. Car cela peut rapporter gros, et même très gros. Voilà pourquoi certains parents n’hésitent pas à mettre en scène leur progéniture, transformant une innocente exposition occasionnelle en un juteux business…
Ainsi Mélanie Claux mène-t-elle une vie banale, après avoir raté le coche d’une émission de télé-réalité dont elle a jadis été évincée dès le premier épisode. La télé-réalité, elle est tombée dedans dès son plus jeune âge. Son rêve ? Suivre les pas de Loanna. Vous vous souvenez ? La bimbo de l’émission pionnière Loft Story qui avait gagné ses galons de star en s’ébattant dans une piscine avec son petit camarade de jeux…
Etre dans la lumière, admirée, reconnue et aimée, Mélanie ne demande rien d’autre. Un désir que la naissance de ses enfants lui permet enfin d’assouvir lorsqu’elle poste sur les réseaux sociaux quelques videos de sa fille. Forte du succès que celles-ci connaissent, elle crée la chaîne Happy récré, qui prend une rapide ampleur. A tel point que Mélanie en vient à installer dans son appartement un véritable studio d’enregistrement et fait du moindre détail de sa vie et de celle de sa famille un événement présenté à son public.
Tout va pour le mieux dans le meilleur des monde… jusqu’à ce que sa petite Kimmy se fasse enlever, entraînant une enquête diligentée par Clara, sorte de double de l’auteure qui découvre à cette occasion un monde dont elle ne soupçonnait pas l’existence.
C’est donc en empruntant au genre policier que Delphine de Vigan nous invite à entrer à notre tour dans cet univers aux codes rigoureusement établis. On peut lui reconnaître un vrai savoir-faire, puisqu’on tourne les pages avec un indéniable empressement et non sans un certain effarement face à ce qui nous est révélé : un monde où l’exposition est permanente, où l’existence n’est plus fondée que sur l’image et où la consommation est érigée en une stérile vertu cardinale.
Pourtant, si la description, pour pathétique qu’elle soit, est convaincante, j’aurais aimé qu’elle s’accompagne d’une étude plus approfondie de la psychologie des personnages. Or celle-ci arrive bien tard : dans la deuxième partie du roman, qui est aussi la plus courte. L’auteure quitte alors son statut d’observatrice pour entrer dans la peau de ses personnages, tenter de comprendre ce qui se joue en eux, et elle n’est jamais aussi bonne selon moi que lorsqu’elle s’investit dans ce registre.
Les lecteurs que nous sommes pouvons alors sortir de l’effroi et de l’indignation - posture bien confortable - pour adopter une approche plus empathique et entrer sur le terrain de l’analyse. En ce qui me concerne, j’aurais apprécié que celle-ci soit un peu plus développée. Le roman y aurait sans aucun doute gagné en puissance.