Eduardo Sangarcia
La Peuplade, 2023
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Million
De quoi Anna s’est-elle rendue coupable pour que des inconnus pénètrent chez elle de force munis d’un mandat d’arrêt, lui ligotent les mains, lui couvrent la tête d’une cagoule avant de la traîner dehors ? Sans un mot, ignorant ses questions, ils la hissent dans une charrette et l’emmènent à la ville où elle est jetée en prison. A son retour chez lui, trouvant sa maison saccagée, son mari Klaus apprendra de la bouche d’un voisin qu’elle est accusée de sorcellerie. Nous sommes au coeur de l’Allemagne, à la fin du Moyen Age ou au tournant de l’époque moderne, et les bûchers se multiplient pour faire rempart au malin en brûlant les créatures qu’il a ensorcelées.
Aidé du prêtre de la paroisse, Klaus va tenter d’infléchir les autorités. Anna est pieuse, il s’agit forcément d’une erreur. Mais l’examinateur Vogel est formel, il s’appuie sur de nombreux témoignages : Anna éveille la concupiscence des hommes (sans doute le pire de ses crimes !), a été vue se rendre à des sabbats et chevaucher des chèvres… Il lui faut avouer pour sauver son âme : elle sera pour cela soumise à la torture.
La chasse aux sorcières a déjà donné lieu à un certain nombre d’oeuvres littéraires ou cinématographiques. Eduardo Sangarcia s’en empare cependant avec une puissance d’évocation sans égal. Il ne s’attarde pas à planter le décor ni à présenter ses personnages. Il nous confronte par l’écriture à la soudaineté et à la violence des faits auxquels son héroïne est soumise, et ne nous permet pas d’échapper à cette angoissante situation. Le texte se déploie en passant de l’un à l’autre des protagonistes, nous livrant leurs pensées, leur angoisse, leur sentiment de révolte ou de résignation, nous offrant une vision à la fois interne et externe de ce qu’ils vivent. C’est oppressant, rien ne nous est épargné des tourments de la torture ni du cynisme et de l’abjection des bourreaux, sans pour autant sombrer dans la complaisance.
L’auteur accomplit un vrai tour de
force formel en composant des chapitres d’une seule phrase simplement scandées
par des retours ligne, permettant de tisser tous les éléments de son récit en
une trame serrée et cohérente - même si le recours occasionnel à un effet de
mise en page sur deux colonnes m’a laissée un peu sceptique. Il rend le lecteur
captif de son texte comme Anna l’est de ses bourreaux et provoque ainsi un
véritable sentiment d’horreur et de révolte face à l’arbitraire et à la tyrannie qui sait si bien s'appuyer sur les jalousies et la haine de l'étranger.
La résistance courageuse et obstinée qu’offre Anna n’en apparaît que plus
bouleversante et l’on ressort de ce texte pourtant assez bref le souffle court.
A lire également, le billet de Nicole.