La décision
Britta Böhler
Stock, 2014
Traduit de l'allemand par Corinna Gepner
Avec ce roman bref et concis, Britta Böhler évoque le statut de l'écrivain dans des questions qui restent terriblement d'actualité.
Février 1936. Thomas Mann vit en Suisse depuis 3 ans.
Alors qu’il était parti pour effectuer un simple voyage d’agrément, la situation politique de son pays s’est brutalement dégradée : après l’incendie du Reichstag, Hitler obtient les pleins pouvoirs ; la propagande et les violences anti-juives se multiplient.
L’écrivain ne peut raisonnablement rentrer chez lui. Sa maison a été confisquée. Le danger est trop grand. Il se résout péniblement à rester en Suisse. Temporairement, croit-il - ou l’espère-t-il : l’Allemagne saura retrouver la raison. Mais plus le temps passe, plus le doute s’immisce en lui. Ce qu’il découvre dans les journaux, jour après jour, le plonge dans le désarroi. Le peuple allemand devient fou. Le grand homme ne reconnaît plus son pays et se réfugie alors de plus belle dans l’écriture. N’est-ce pas dans la solitude et le silence qu’il a jusqu’ici rédigé ses chef-d’oeuvre ?
Pourtant, il le sait, de ce gouvernement ne sortira rien de bon, ni pour l’Allemagne ni pour le monde. S’il le sait, a-t-il le droit de se taire ? N’a-t-il pas le devoir au contraire d’alerter ses concitoyens ? Sous la pression de sa femme et de ses aînés - dont on sait à quel point ils s’opposèrent au régime -, il se sent finalement obligé de prendre position et rédige une lettre condamnant la politique de l’Allemagne.
Britta Böhler concentre son roman sur trois jours durant lesquels la publication de la missive est suspendue. Rendant compte de tous les questionnements de Thomas Mann, de ses doutes, de ses peurs, elle interroge le statut de l’écrivain. Il ne s’agit ni plus ni moins que des questions qui se posent à tout écrivain, en toute époque, mais bien évidemment de façon beaucoup plus pressante lorsqu’on se trouve dans une situation politique instable ou lorsque la démocratie et les libertés sont menacées.
L’écrivain doit-il observer sans prendre parti ? Doit-il se consacrer à son oeuvre sans se préoccuper d’autre chose ? Condamner son pays, est-ce le trahir, l’abandonner ? Ou, à l’inverse, est-ce l’aider à prendre conscience des événements pour tenter d’enrayer la catastrophe ? Doit-il se mettre en danger, se privant alors peut-être de la possibilité d’écrire ? A-t-il le droit de faire courir des risques à sa propre famille ? Aura-t-il la force de supporter l’opprobre qui s’abattra sur lui ?
Aujourd’hui comme hier, chaque artiste apportera ses propres réponses.
Au terme de ces trois jours d’incertitude, Thomas Mann finit par résoudre ses contradictions et prendre la décision qui s’imposait, trouvant ainsi une certaine paix avec lui-même : sa responsabilité n’est pas uniquement artistique. L’artiste, pense-t-il, ne peut se retrancher dans son monde intérieur. Lorsqu’un gouvernement brûle les livres, la sphère intellectuelle ne peut se séparer du politique. Et puisque son pays a tourné le dos à toute forme de culture, sa responsabilité est précisément de continuer à la faire vivre, où qu’il se trouve. Comme le chantait sa fille Erika dans ses spectacles:
«De rencontre en rencontre, de lieu en lieu, l’émigrant emporte à ses semelles et dans son sac tout son pays et un bout de sa patrie.»