Edouard Louis
Le Seuil, 2014
Le témoignage sans fard d'un jeune homme qui a été contraint d'opérer une mue complète pour pouvoir vivre en accord avec son identité sexuelle. Pour pouvoir vivre, simplement.
Je ne serais pas allée naturellement vers ce livre, dont on a beaucoup parlé lors de sa sortie. Le sujet, la polémique autour de la notion de roman, la question du rapport entre littérature et réalité qui, pour être fort intéressante, me semble néanmoins trop souvent posée en des termes irritants... Mais le hasard a voulu que je le gagne à un tirage au sort proposé par les Editions du Seuil sur Twitter (vivent les réseaux sociaux!)...
Or j’avoue l’avoir lu avec intérêt. Le récit de l’enfance de ce jeune homme ne peut laisser indifférent, et la peinture qu’il fait de son milieu est tout à fait édifiante : une famille, une population parmi les plus défavorisées, à laquelle ne sont réservés que des emplois au rabais - quand emploi il y a - recevant une éducation en pointillés, évidemment totalement privée d’accès à la culture et reproduisant de génération en génération des stéréotypes aussi éculés que révoltants.
Cette effrayante peinture d’une frange de notre société peut sembler, d’un premier abord, parfaitement caricaturale. C’est en tout cas, ce que j’ai pensé. Pourtant, à en croire l’auteur, qui a été amplement sommé de s’expliquer à ce sujet, voire de se justifier, tout ce qu’il exprime est vrai. Bien sûr, le format d’un livre - ici quelque 200 pages -, en donnant une image condensée de cette existence, en accentue sans doute les aspects les plus sordides. En plus d’une occasion, j’ai ressenti de l’écoeurement et de la révolte face à ce qui m’était montré. Pourtant, il n’était pas question pour moi de détourner pudiquement le regard. Il me semblait devoir au moins à ce jeune homme le respect de le suivre jusqu’au bout.
Néanmoins, en dépit de ce sentiment de révolte que je viens d’évoquer, je n’ai pas été profondément touchée par ses propos. Je n’ai pas été remuée comme il m’arrive de l’être par certaines lectures qui témoignent du combat d’un individu pour exister. Je n’aurais pas su dire vraiment pourquoi, dans la mesure où ce livre est manifestement empreint d’une grande sincérité et que l’auteur y fait une courageuse mise à nu. En outre, le texte mêle habilement la parole du narrateur ayant opéré sa mue et le langage pour le moins fruste des autres personnages. Peut-être est-ce parce que ce qui est constitutif de son identité est trop éloigné de la mienne, qui suis d’un milieu différent et qui n’ai pas connu le rejet qui a été le sien en tant qu'homosexuel. Mais je crois que ce n’est pas seulement cela. On peut éprouver de l’empathie pour ce qui nous est totalement étranger.
C’est en visionnant des interviews de l’auteur (merci Internet !) que je crois avoir mis le doigt sur l’origine de ma réserve. En effet, ce n’est pas un simple témoignage que veut nous livrer Edouard Louis. S’inscrivant dans une mouvance de réflexion socio-philosophique -ses références clairement affirmées sont Didier Eribon et Pierre Bourdieu- Edouard Louis semble avoir choisi la voix de la littérature - et du roman - sans se départir d’un projet qui me semble avoir davantage à voir avec la sociologie justement. A cet égard, il est tout à fait révélateur de le voir répéter sur les plateaux télé que son livre aurait pu s’appeler «Les excuses sociologiques».
Or, il me semble que de ce fait son texte s’en trouve empreint de froideur. Le narrateur, observateur distancié de lui-même y perd, me semble-t-il, de sa chair. Rien ne semble devoir le toucher, alors même qu’il exprime un profond désespoir à ne pouvoir entrer dans les schémas qui lui sont imposés, ce qu’il voudrait pourtant. Cette douleur va très loin, puisqu’exclu de son clan, il n’a d’autre issue que celle de fuir, sans que cela résulte d’une décision qui lui soit propre. Il lui a fallu, seul, et alors qu’il était parfaitement étranger à ses codes, parvenir à se faire une place ailleurs, dans un espace inconnu, insoupçonné, dans une classe sociale à des années lumières de la sienne. Son succès dans cette entreprise résulte sans doute de rencontres déterminantes et de son intelligence autant que de sa volonté. Cela témoigne aussi du fait, quoiqu’il en dise, qu’au-delà des déterminismes sociaux dont je me garderais bien de nier et l’existence et l’emprise sur les individus, ces derniers conservent néanmoins une part de libre arbitre.
Edouard Louis est un tout jeune homme d’à peine plus de 20 ans, qui vient de renaître, qui a dû pour cela changer d’état civil, et qui avait sans doute besoin de faire un geste fort pour ancrer sa nouvelle identité pleinement assumée. Je vois son livre comme un acte fondateur. En cela c’est un livre fort. Et je pense qu’il a besoin à présent de gagner en maturité, en sérénité peut-être, et en assurance aussi. Car la place qu’il a acquise de haute lutte ne saurait lui être contestée. Dès lors qu’il se sentira pleinement légitime, il pourra se libérer de toutes les formes de théories et de toute tentation de démonstration pour donner la pleine mesure de son talent.
C’est en tout cas ce que je ressens, et c’est aussi tout le mal que je lui souhaite.
Ici, le passage d'Edouard Louis à La grande librairie