Lola Lafont
Actes Sud, 2014
Prix de la Closerie des lilas 2014
Prix Ouest France Etonnants voyageurs 2014
Grand prix de l'héroïne Madame Figaro 2014
Derrière cette couverture solaire se cache un roman qui ne l'est pas moins, qui distribue des coups de poing tout en faisant preuve d'une émouvante tendresse à l'égard de son héroïne.
Voici un livre intense, riche et intelligent !
La petite communiste dont il est question est Nadia Comaneci, que quiconque étant déjà de ce monde dans les années 70 connaît, même s’il ne s’intéressait pas particulièrement à la gymnastique et s’il était alors bien jeune, ce qui est mon cas. J’avais en effet 5-6 ans lorsque la Roumaine triompha aux Jeux Olympiques de Montréal, mais son nom plus que familier demeure confusément associé à un talent unique et exceptionnel.
Pour autant, allais-je trouver de l'intérêt à lire une biographie, même romancée, de cette athlète? Si vous-même vous posez cette question, je vous réponds sans hésitation: oui, mille fois oui !
Car il ne s’agit pas d’une simple biographie. Je serais même tentée de dire qu’il ne s’agit pas du tout de cela. Au-delà du parcours mythique d’une jeune gymnaste, ce que Lola Lafon essaie d’appréhender, c’est la perfection, son existence et les réactions que celle-ci suscite. En revoyant, grâce à Internet, les prestations de cette petite fille, on ne peut qu'être frappé par l’agilité, la rapidité, la précision et la grâce du mouvement. C’est la première fois que l’on voyait une telle maîtrise dans l’exécution de figures parfois inédites.
Lola Lafon ouvre son roman sur la réaction de stupeur et la confusion que cette parfaite technicité a engendrées. Le public et le jury s’interrogent : ont-t-il bien vu ? Les machines permettant l’affichage des notes obtenues s’en trouvent elles-mêmes déréglées. Au lieu d’afficher le premier «perfect ten» de l’histoire olympique, c’est un 1,00 qui apparaît semant encore un peu plus de confusion : les concepteurs n’avaient pas prévu la possibilité de cette note parfaite qui, leur avait-on assuré, n’existait pas...
C’est donc tout d’abord cette forme de perfection que l’auteur s’efforce de circonscrire, en mettant des mots, et de fort beaux, sur ce qui laisse pourtant sans voix.
Bien sûr on demande aussitôt des explications: comment un tel miracle est-il possible ? Lola Lafon, qui s’est amplement documentée, relate la phénoménale force de caractère de cette enfant, dont le talent a pu se développer grâce à un système d’entraînement à nul autre comparable.
Et c’est là que le livre prend une dimension supplémentaire tout à fait passionnante. En effet, cette petite a, aussitôt repérée, été amenée à s’entraîner sans relâche pour repousser toujours plus loin ses limites. On nous décrit une discipline de fer, des heures et des heures de travail, une hygiène alimentaire impitoyable, une complète abnégation, tout cela au service de la promotion d’un régime tyrannique et totalitaire.
Mais ça, c’est le regard que l’on pose aujourd’hui ! Or ce qui est littéralement ahurissant à la lecture de ce roman, c’est de découvrir les comportements des chefs d’Etat, des éditorialistes de presse et, finalement, de la population occidentale en général qui crevaient littéralement d’admiration, de curiosité et d’envie pour ce phénomène. Si Ceaucescu a pu si bien se servir de ce petit bout de femme, c’est bien parce qu’on ne lui demandait pas autre chose !
Peut-on imaginer aujourd’hui que ce dirigeant sanguinaire ait pu être pressenti pour recevoir le prix Nobel de la Paix ? Peut-on imaginer les dirigeants de nos démocraties être amicalement reçus par lui en demandant à voir un entraînement de «Nadia» ? Peut-on imaginer en pleine Guerre froide une star de la télévision américaine venir à Bucarest pour faire une émission spéciale sur la jeune femme, faisant au passage la promotion d'une Roumanie joyeuse ? Peut-on encore imaginer lire, en 1971, sous la plume d’un journaliste du Figaro : «Tel est l’homme. Tel est le dirigeant politique qui n’accepte d’honneurs que celui de conduire son peuple, comme Moïse, dans la terre promise de la prospérité et de l’indépendance.» ? Qu’importe quelques compromissions, the show must go on et le public en redemande...
Allant plus loin encore, le roman montre comment les pays de l’Ouest ont à la première occasion récupéré les entraîneurs de l’Est, fermant alors les yeux sur les excès de leurs méthodes, pour les appliquer à leurs propres petites filles, et tenter de rafler enfin les médailles tant convoitées.
D’autant que l’adorable idole qui virevoletait hier avec grâce est aujourd’hui devenue une jeune femme. En deux ou trois ans, le corps de Nadia a évolué, a pris des formes, n’a plus tout à fait la même agilité. Lorsqu’elle revient aux JO suivants, on ne lui pardonne pas de ne plus se conformer à l’image qu’elle avait donnée d’elle-même. Les mots sont très durs à son égard, et il faut créer de nouvelles idoles à adorer.
Renvoyant dos à dos communisme et capitalisme ultralibéral, Lola Lafon, qui a elle-même vécu une partie de son enfance en Roumanie, refuse ce tableau simpliste et réducteur d’un pays uniformément gris et triste. Sans en minimiser les dramatiques événements ni les innombrables privations, elle s’interroge simplement: que l’on vende un régime ou des produits, quelle différence finalement pour l’individu qui doit coûte que coûte remporter des victoires pour donner de la visibilité à celui qui lui donne les moyens de s’entraîner ?
Quant à Nadia, il reste le portrait émouvant et tendre d’une jeune fille à la trempe exceptionnelle qui sut tant bien que mal résister à la tourmente médiatico-politique et jouer de ce qui lui était offert pour parvenir à atteindre des objectifs d’excellence qui n’appartenaient qu’à elle.
Découvrez une citation de cet auteur
Lisez également le billet des Livres de l'Arrajou