dimanche 28 avril 2024

A l’oeuvre

Eric Laurrent
Flammarion, 2024



Sur le bandeau qui ceint le roman, on le reconnaît au premier coup d’oeil : l’ermite de Croisset ; l’auteur qui voulait faire un livre sur rien, tenant sur la seule force de l’écriture ; le romancier enchaîné jour et nuit à son bureau et créant dans la douleur ; l’écrivain hurlant ses phrases dans le « gueuloir » pour les mettre à l’épreuve de son exigence stylistique ; l’homme, encore, moquant la bêtise de ses congénères… Flaubert, un personnage en somme austère et bien peu sympathique. 


Eh bien, oubliez cet homme-là ! Ou plutôt, entrez dans le roman d’Eric Laurrent et découvrez celui qu’il était vraiment. L’auteur, qui s’est notamment appuyé sur l’ample correspondance de Flaubert (cinq tomes dans la Pléiade, quand même !), a choisi de se concentrer sur une période clé de sa vie, couvrant les années 1851 à 1857. Ce sont celles de la création de Madame Bovary, sa première oeuvre publiée, et du procès qui s’est ensuivi. 


Le roman s’ouvre sur une scène champêtre : Flaubert, trente ans à peine, se trouve dans le jardin de la maison de Croisset, en compagnie de sa mère, de son frère Achille et de sa nièce Caroline, âgée de 5 ou 6 ans, née de leur soeur alors décédée. Gustave arbore une tenue des moins ordinaires, rapportée de son périple en Orient ; son langage est quelque peu relâché et il se plaît à apprendre la danse du ventre à sa chère petite Lilinne que cela amuse follement, au grand dam du reste de la famille. Lorsque la conversation glisse sur le terrain de la littérature, Gustave retrouve son sérieux et refuse toute forme de compromis…


Le ton est donné. L’écriture est bien entendu la grande affaire de la vie de Flaubert, celle à quoi il donne la priorité sur tout le reste, pour la plus grande douleur de Louise Colet, l’amante intermittente, la poétesse essuyant le feu des innombrables corrections qu’il s’autorise à faire sur ses textes. Mais c’est également un jouisseur, un homme appréciant la compagnie intime des femmes et ne s’en cachant pas, aimant retrouver ses amis pour des virées festives, un homme dont le langage se révèle aux antipodes de celui qu’il travaille sans relâche dans ses pages d’écriture. En un mot, un homme bien éloigné de l’image hiératique perpétuée par des générations et des générations d’enseignants auprès de tous les lycéens de France et de Navarre. 


D’une forme très cinématographique (dans un premier projet abandonné des années auparavant, ce roman avait d’abord pris la forme d’un scénario), riche de nombreux dialogues, le récit d’Eric Laurrent restitue formidablement ce double visage de l’écrivain. Il nous le montre aussi bien suant sang et eau sur son manuscrit, éternel insatisfait de sa prose, que s’amusant à inventer de coquines comptines pour sa nièce adorée ou, dans une scène inénarrable, dansant le kazatchok avec Théophile Gautier.  


Mais ce qui est peut-être le plus intéressant c’est la manière dont Laurrent rend compte de cette dualité au sein même de son écriture. Se coulant dans le phrasé flaubertien, il entremêle intimement de minutieuses descriptions, maniant un vocabulaire parfois recherché dans le souci de représenter son objet avec le plus de précision possible, avec des dialogues vifs, truffés de termes beaucoup plus triviaux. De cet entrechoc surgit la figure vivante d’un écrivain sympathique, voire attachant, et non dénué d’humour, que l’on quitte bien à regret lorsqu’on en vient à tourner la dernière page du livre.



Eric Laurrent au Divan le 24 avril dernier


8 commentaires:

  1. C'est en effet assez éloigné de ce que l'on nous montre habituellement. Un livre qui m'intéresse, c'est un quasi-voisin Flaubert, Croisset n'est pas loin de chez moi (et s'il voyait ce que son environnement est devenu !!)

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  2. très très intéressée mais que j'aimerais relire Flaubert avant !! Je suis passée dans la région cette semaine justement, c'est drôle (quand je lis Aifelle...)

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    1. Relire Madame Bovary et L'Education sentimentale, deux projets que j'ai également...

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  3. Je suis complètement passé à côté de ce roman : ce n'était pas le moment, sans doute.

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  4. C'est sans doute très intéressant mais cet exercice de style ne me tente pas trop pour le moment .

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    1. Ce n'est pas vraiment un exercice de style. Ou pas que. Ou bien plus que. Eric Laurrent donne vraiment vie à Flaubert et lui rend une part d'humanité qu'on a quand même bien oubliée...

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