dimanche 29 avril 2018

Quand les écrivains deviennent personnages de romans...

Une récente lecture m’a replongée dans mes années estudiantines. Une époque qui m’apparaît bien lointaine. Peut-être parce que la vie universitaire m'a offert un confortable cocon qui ne m'avait guère préparée à la vie en entreprise. Mais plus sûrement aussi parce que cette vie appartenait à un autre siècle... et pas forcément à celui auquel vous pensez. Car dans les années 1990, moi, je vivais au XIXe siècle ! Eh oui, j’étais constamment plongée dans le monde de Zola, Balzac, Flaubert, Maupassant ou, bien sûr, Vallès, et j'avais quasiment élu domicile au musée d’Orsay, où j'avais d’ailleurs effectué un stage.
Aujourd’hui, je ne lis plus guère de classiques, mais quand des contemporains font des auteurs qui ont enchanté mes plus jeunes années les héros de leurs propres romans, je ne résiste pas au plaisir de passer ainsi quelques heures, à nouveau, en leur compagnie.

Cela m’a donné l’occasion de lire des textes savoureux et parfois vraiment magnifiques. Pensant qu’il pouvait y avoir d’autres amateurs, j’ai eu envie de vous proposer cet hommage, cette petite sélection toute subjective qui n’a rien d’exhaustif et qui réunit des romans pour lesquels j’ai une affection toute particulière...




A tout seigneur, tout honneur, commençons donc par Dumas, qui m’a ouvert les portes de ce merveilleux siècle littéraire.



Comment ne pas se délecter de la lecture de ce charmant petit roman mettant en scène de nos jours une jeune femme qui, à la suite d'une violente agression, est secourue par le héros de son enfance, l’aîné des mousquetaires, Athos. 
Véritable déclaration d’amour à l’auteur des Trois mousquetaires, ce Roman ivre, pétillant et plein de malice, rend un hommage appuyé à Dumas, mais aussi à d’autres grandes figures littéraires de ce siècle, et plus généralement à la littérature.


Le roman ivre, Isabelle Stibbe, Robert Laffont, 2018





Ah ! Flaubert ! La bête noire de générations et de générations de lycéens qui n’ont pas eu la chance d’avoir comme moi en classe de première un professeur de français qui sache transmettre sa passion pour cet écrivain et révéler toute la richesse et la finesse de ses romans.



A n’en pas douter, Catherine Vigourt, qui enseigne elle-même le français, sait trouver des mots différents, loin de tout académisme, pour évoquer cette grande figure. Dans son réjouissant roman, elle va jusqu’à le réincarner de nos jours en un auteur de bestsellers scandinave ! 
Mais Flaubert reste Flaubert, et le regard qu’il porte sur le monde n’a rien perdu de son acuité... 



Le retour de Gustav Flötberg, Catherine Vigourt, Gallimard, 2018





Eugène Sue, un des rares auteurs de cette époque que je n’ai pas lu et que je connais donc très mal... 


Une lacune que s’est chargé de combler Paul Vacca - et avec quel brio !
Dans son roman, il mêle avec une incroyable virtuosité les éléments de biographie de l’écrivain avec l’histoire et les personnages de son œuvre majeure, Les mystères de Paris, pour retracer le cheminement qui l’a conduit à l’écriture et l’engagement politique qui en a résulté. C’est parfaitement mené et ça se lit avec le plaisir et l’avidité qu’eurent en d’autres temps les lecteurs des feuilletons du grand Eugène ! 

Au jour le jour, Paul Vacca, Belfond, 2017





Quant à Balzac, on ne peut pas dire que j'aie tout de suite sympathisé avec lui. Mais une fois entrée dans son univers, je n’eus plus du tout envie de le quitter (même si, au regard de l’ampleur de son œuvre, je n’en ai lu qu’une petite partie...)


Le roman de Bertrand Leclair ne met pas en scène l’écrivain, mais c’est un roman à la saveur unique, qui m’a procuré une sensation inédite et jubilatoire. Bertrand Leclair s’est en effet livré à l’écriture d’un remake. C’est-à-dire qu’il a transposé le personnage de Pons à notre époque, écrivant un récit à la manière de Balzac dans un monde dont nous possédons tous les codes et toutes les références. 
Amateurs de littérature du XIXe siècle, je vous invite vivement à faire cette expérience : lire un roman exactement comme si vous étiez un lecteur contemporain de Balzac. Vraiment étonnant !

Le bonhomme Pons, Bertrand Leclair, Belfond, 2014





Victor Hugo, évidemment. Il se taille ici la part du lion - et je ne dis pas seulement ça parce qu’Hugo Boris en a fait un fauve - avec deux ouvrages absolument remarquables.







Hugo est l’une des trois figures que Boris a choisi d’évoquer dans ce triptyque, les deux autres étant Danton et Churchill. Ces portraits, réellement saisissants, ont la finesse, la fulgurance et la puissance d’évocation de croquis tracés à la mine d’un simple crayon. Absolument splendides !

Trois grands fauves, Hugo Boris, Belfond, 2013 (Pocket, 2015)






Dans ce texte lui aussi remarquablement écrit, Judith Perrignon s’intéresse à la postérité d’Hugo et rend hommage à la figure du Poète et à l’aura considérable que celle-ci put naguère avoir. Elle dit, surtout, combien les mots d’un écrivain peuvent nous être précieux. Quelle que soit l’époque.

Victor Hugo vient de mourir, Judith Perrignon, L’iconoclaste 2015 (Pocket, 2017)





Naturellement, j’ai gardé le meilleur pour la fin ! S’il est un écrivain qui me touche et que j’ai le sentiment de connaître intimement pour avoir tout lu (voire relu) de lui - romans, articles de presse, théâtre (oui, il a écrit une pièce) et même correspondance -, c’est bien Jules Vallès.



S’il n’est évidemment pas le seul héros du roman que Michèle Audin a consacré à la Commune de Paris, Comme une rivière bleue, son titre est un hommage rendu à l’auteur, auquel l’image relative à la révolution qui passe est empruntée. Vallès y apparaît parmi les Parisiens qui, 72 jours durant, tentèrent de jeter les bases d’un monde nouveau, plus juste et plus égalitaire. Dans ce très beau roman qui fait la part belle à tous les anonymes qui prirent part à l’événement, Michèle Audin restitue l’espoir et l’atmosphère qui régnaient alors, avant qu’un bain de sang ne vienne réduire les protagonistes au silence et à l’oubli. 
Je ne peux que vous encourager à le lire.

Comme une rivière bleue, Michèle Audin, L’arbalète Gallimard, 2017




Et si vous avez à votre tour de belles suggestions à me faire, n’hésitez pas. (Surtout si vous connaissez un bon roman mettant en scène celui qui est pour moi ici le grand absent: Zola!)



samedi 28 avril 2018

Concours Grand frère : résultats

C'est aujourd'hui que Mahir Guven se voit officiellement remettre son prix du Premier roman Régine Deforges à Limoges.



C'est aujourd'hui aussi qu'a eu lieu le tirage au sort désignant les trois heureux gagnants du concours proposé sur le blog !

Les gagnants sont 





Bravo à Mes échappées livresques, Danielle et Annie (TLivres Tarts)
et un grand merci aux éditions Philippe Rey pour les trois exemplaires offerts


Les gagnants, envoyez-moi vos coordonnées par mail sur le formulaire de contact.
Bonne lecture à vous

mardi 24 avril 2018

Les rêveurs

Isabelle Carré

Grasset, 2018

Grand prix RTL Lire 2018


Lira, lira pas ? J’ai pas mal tergiversé avant de m’emparer de ce roman. La sympathie que j’éprouve pour l’actrice et les éloges dont son livre faisait l’objet avaient d’emblée aiguisé mon désir de lecture, un désir cependant tempéré par les réserves qui avaient fini par surgir : le livre aurait-il connu le même succès si l’auteure avait été une parfaite inconnue ?
C’est une interview radiophonique qui m’a finalement décidée. Isabelle Carré y évoquait certains de ses souvenirs intimes, parmi lesquels celui d’une chambre d’enfant vert pomme (mes parents n’étaient donc pas les seuls à avoir tenté ce genre d’expérimentation ?!) et une émission de télé qui l’avait fortement impressionnée, «Le bébé est une personne» - certains s’en souviendront peut-être -, et qui m’avait plus que bouleversée. Il n’en fallait pas davantage pour m’expédier aussitôt en librairie...

Lire le récit d’une personne appartenant à la même génération que vous a toujours quelque chose d’envoûtant, car en plongeant dans sa propre mémoire, l’auteur réveille ainsi la vôtre et fait parfois ressurgir des images, des motifs qui pour être en apparence frivoles n’en ont pas moins le goût sucré de l’enfance évanouie.

Dans ce roman d’inspiration clairement autobiographique, Isabelle Carré fait appel à ses souvenirs, qu’elle convoque sans souci de chronologie, sautant parfois par-dessus les années, revenant en arrière, donnant ainsi à son récit une forme de légèreté venant  élégamment tempérer le poids des propos. 

Si elle remonte d’abord à l’histoire de sa propre mère, c’est pour révéler chez celle-ci l’origine d’une fêlure dont la narratrice percevra très tôt l’existence. Elle entraînera en effet une forme de fragilité et d’absence qui ne seront pas sans conséquence sur sa fille. 
Quant à son père, il se refuse d’abord à accepter une homosexualité qu’il souffrira plus tard de devoir vivre dans le secret, puis qu’il tardera à admettre dans le regard des autres. C’est dans ce contexte familial non dénué d’amour ni de complicité avec ses frères, mais sur lequel les conventions sociales pèsent d’un poids écrasant, que la jeune fille cherche un cadre qu’elle voudrait plus stable. 

En même temps qu’une époque, dont on perçoit à travers le texte d’Isabelle Carré les contrastes, tiraillée entre un conservatisme extrêmement vivace et une soif de libéralisation des mœurs, c’est son propre cheminement qu’elle retrace. Combien sont touchants les mots qui témoignent de la manière dont le théâtre l’a sauvée, lui ayant permis de transformer ce qui était une fragilité - sa maladresse, sa difficulté à être -, en un trésor lui permettant de composer sa palette de jeu. 

« J’écris pour qu’on me rencontre », écrit-elle. Eh bien, je suis heureuse d’avoir fait un pas vers elle en me plongeant dans ce roman, sincère et émouvant, qui possède toute la délicatesse et la grâce qui caractérisent la comédienne.


Evidemment beaucoup de lecteurs pour ce livre et beaucoup d'enthousiasme. Quelques chroniques à découvrir chez Nicole, Olivia ou Joëlle...


Apprendre à lire, Sébastien Ministru, Grasset       
Ariane, Myriam Leroy, Don Quichotte
Celui qui disait non, Adeline Baldacchino, Fayard
Eparse, Lisa Balavoine, Jean-Claude Lattès
Fugitive parce que reine, Violaine Huisman, Gallimard
L'attrape-souci, Catherine Faye, Mazarine
L'homme de Grand Soleil, Jacques Gaubil, Paul & Mike
La nuit introuvable, Gabrielle Tuloup, Philippe Rey
Les déraisons, Odile Doultremont, Editions de L'Observatoire
Les rêveurs, Isabelle Carré, Gallimard
Pays provisoire, Fanny Tonnelier, Alma
Seuls les enfants savent aimer, Cali, Cherche-Midi



jeudi 19 avril 2018

Le roman ivre

Isabelle Stibbe

Robert Laffont, 2018



Lire un roman léger, de temps en temps ça fait du bien. Après une succession de lectures plutôt graves et avant, malgré une certaine résistance, de me lancer dans celle du livre de Philippe Lançon - mais Erwan Larher nous a déjà démontré qu’il était possible d’écrire un texte généreux et lumineux sur le plus douloureux et le plus sensible des sujets - je me suis offert une petite parenthèse pétillante.
Pour cela, je suis allée piocher dans la nouvelle collection des éditions Robert Laffont, «Les passe-murailles», qui propose des récits célébrant le bonheur de lire ou d’admirer des œuvres picturales, et qui m’avait déjà valu une jolie découverte.

Dans cet attrayant roman, l’auteure a choisi de rendre hommage à l’un des écrivains qui  lui est le plus cher et qui est sans doute à l’origine aussi de mon goût immodéré pour la lecture, je veux bien sûr parler d’Alexandre Dumas. Lisant Les trois mousquetaires, qui ne s’est jamais imaginé croisant le fer aux côtés de d’Artagnan ou n’a pas espéré jusqu’au dernier instant que celui-ci parvienne à délivrer Constance Bonacieux des griffes de la perfide Milady ?
Eh bien figurez-vous que Camille, l’héroïne d’Isabelle Stibbe, après avoir été victime d’une violente agression, se voit secourue par celui des quatre mousquetaires auquel est toujours allée sa préférence, Athos.

Multipliant les clins d’œil à d’autres grands auteurs, Isabelle Stibbe promène son héroïne du XVIIe siècle au nôtre et tricote une intrigue qui, pour être un peu ténue, n’en est pas moins plaisante. Elle s’amuse à couler son écriture dans celle de Dumas (mention spéciale pour les titres de chapitre), rendant ainsi à l’écrivain un hommage appuyé. Et si j’ai pu un instant me demander quelle issue elle allait bien pouvoir donner à cette drôle d’histoire, la malicieuse pirouette finale m’a littéralement réjouie!

Un livre sans prétention, mais que l’auteure a de toute évidence pris plaisir à écrire et qui ne manquera pas de séduire les amoureux de Dumas. 


dimanche 15 avril 2018

La nuit et des poussières

Jean-Baptiste Gendarme

Gallimard, 2018



Si vous aimez les romans qui vous éloignent de votre quotidien et vous invitent à l’évasion, La nuit et des poussières n’est certainement pas la lecture qu’il vous faut. Pour ma part, si j’aime aussi ces livres-là, je suis irrésistiblement attirée par les textes qui scrutent l’environnement dans lequel nous évoluons et incitent à observer notre société et nos propres comportements avec un certain recul.

Les héros de Jean-Baptiste Gendarme nous ressemblent. Ils vivent en couple, travaillent - ou du moins ils essayent -, ont des enfants, des projets (parfois), des inquiétudes (beaucoup), connaissent des expériences douloureuses... Ils s’efforcent tant bien que mal de continuer à avancer et, plus que tout, tentent de trouver du sens à leur vie. Qui n’a jamais été confronté à ces questionnements ?
Soren est quant à lui en proie à une forme de vertige. Entre son père veuf replié sur lui-même qui ne s’intéresse plus guère à ses fils, son frère bipolaire atteint de sclérose en plaque et sa compagne dont les sentiments à son égard semblent s’être nettement émoussés au fil du temps, il n’a pas franchement l’occasion de se réjouir. Côté professionnel, il a bien quelques idées de documentaires à réaliser, mais rien de bien établi. Et lorsqu’il s’intéresse à l’actualité, les attentats et les effroyables faits divers qu’il se complaît à traquer dans la presse ne sont pas de nature à apaiser son esprit...

Mais c’est sur ses deux petites filles que se cristallise son angoisse. Ne risquent-elle pas, chaque jour, chaque instant, d’être victimes d’un accident ou d’un fou furieux ayant décidé d’éprouver une fois dans sa vie un sentiment de puissance en tuant en quelques minutes un maximum de personnes ? Et puis, sans même parler de leur offrir les conditions propices à leur épanouissement, comment leur apporter le minimum vital lorsqu’on ne fait plus rentrer d’argent dans le foyer ?

Dans un style épuré et factuel, Jean-Baptiste Gendarme brosse le portrait d’individus privés de toute forme de reconnaissance, désespérément seuls face à un monde qui apparaît de plus en plus agressif, d'individus dépossédés des soutiens affectifs qui leur permettraient de faire face à sa férocité.

C’est noir, c’est sans concession. Mais même si la plupart d’entre nous parvenons à construire un équilibre - plus ou moins fragile - pour ne pas connaître la destinée du héros de ce roman, on ne peut s’empêcher de discerner certains de nos traits dans le miroir que nous tend Jean-Baptiste Gendarme... Et il est certain que cela fait froid dans le dos...

dimanche 8 avril 2018

Grand frère

Mahir Guven

Philippe Rey, 2017


Prix Régine Deforges Premier roman 2018
Prix Goncourt du Premier roman 2018


Ayant eu la chance d’être invitée à la récente soirée de proclamation du lauréat du prix Régine Deforges dont c’était la troisième édition, je m’étais promis de lire le roman primé. Il faut préciser que ce prix est décerné à un primo-romancier. Pour moi qui n’aime rien tant que sortir des sentiers battus, faire des découvertes littéraires et qui, pour ce faire, ai notamment rejoint depuis plusieurs saisons le formidable club des 68 Premières fois dont l’objet est précisément de donner à lire à ses membres une sélection de premiers romans à chacune des deux rentrées littéraires annuelles, cela me paraissait aller de soi.

Ce prix est donc revenu à Mahir Guven pour Grand frère, dont je n’avais jusqu’alors pas vraiment entendu parler. Pour le coup, j’ai vraiment fait une découverte !

Lorsque ce Grand frère prend la parole, c’est pour évoquer son cadet, parti du jour en lendemain, sans la moindre explication. Parti en Syrie. 
La Syrie, c’est une partie de leurs origines, c’est le pays que leur père a quitté bien avant leur naissance pour venir se réfugier en France. Celui de leur grand-mère, qui a fini par le fuir à son tour pour rejoindre son fils lorsque la guerre a éclaté. 
Leur mère, quant à elle, est bretonne. Enfin, était bretonne. Ils l’ont perdue alors qu’ils étaient encore enfants. C’est ainsi qu’ils ont poussé, dans une banlieue parisienne, entre un père travaillant d’arrache-pied dans son taxi et une grand-mère leur enseignant les préceptes de sa religion. Mais seul le cadet y est vraiment sensible. Comme il avait été réceptif aussi à tout ce que lui avait expliqué le curé breton ami de leur grand-mère maternelle, l’été où ils avaient passé des vacances chez elle.

Tandis que Grand frère zone, deale de l’herbe, échappe de peu à la prison, Petit frère est en perpétuelle recherche de sens. Grand frère finira par se ranger, profitant de l’alléchante proposition qu’Uber fit à ses débuts aux apprentis chauffeurs pour s’implanter sur le marché. Mieux valait enfiler un costume, tourner dans une voiture à Paris plutôt qu’à pied autour de sa cité et acquérir ainsi un statut, pensait-il. Et même si par la suite les conditions changèrent, et s’il faut désormais travailler deux fois plus pour gagner deux ou trois fois moins, Grand frère a au moins son propre studio, où il peut ramener ses petites copines et vivre sa vie.
Petit frère, lui, a fait des études. Il est infirmier et son sérieux, sa soif d’aider les autres lui ont permis de devenir l’assistant d’un chirurgien cardiaque. Mais lorsqu’il songe aux victimes de la guerre au cham, au pays, où il n’y a pas d’infrastructures médicales dignes de ce nom, où l’on manque de tout, de médecins, de médicaments, il se dit qu’il serait plus utile là-bas. C’est ainsi qu’il part, dans le cadre d’une ONG musulmane. Une fois sur place, il découvre une réalité à laquelle il n’était pas vraiment préparé...

Mahir Guven alterne le point de vue des deux frères. Chacun raconte ce qu’il vit, dit ses aspirations et tout ce qui y fait obstacle. L’un est pragmatique, l’autre idéaliste, mais tous deux s’efforcent de se rendre maîtres de leur vie.
A mesure que Petit frère raconte son expérience, le doute s’immisce. Quelles sont ses réelles intentions ? Est-il réellement parti dans un but humanitaire ou pour faire le djihad ? Quoi qu’il en soit, depuis Charlie et le Bataclan, tout individu ayant rejoint le sol syrien est suspecté de terrorisme, et revenir de là-bas n’est pas simple. D’autant qu’on ne vous laisse pas repartir vivant si ce n’est pour mettre en pratique sur le sol français ce que vous avez appris en Syrie...
Quant à Grand frère, pris entre l'amour qu'il porte à son cadet et la peur d'être accusé de complicité de terrorisme, il ne sait que penser.

Ecrit dans une langue que l’auteur qualifie lui-même de « créole du béton », mélange d’argot, de mots arabes, de verlan et autres idiomes propres à la banlieue que l’auteur parvient à rendre extrêmement fluide (même si un glossaire en fin de volume permet parfois de vérifier le sens d’un mot et d’en découvrir l’origine), ce roman interroge notre société. Quelle place peut-on s’y faire lorsqu’on n’a pas les bonnes cartes en main ? Comment donner du sens à sa vie ? Comment acquérir un statut qui permette d’exister aux yeux des autres ? Et il montre aussi combien cette absence de perspective se révèle un terreau fertile pour les propagandistes islamistes.

Mahir Guven réussit un roman qui n’est en rien manichéen ni dogmatique et dont la tension dramatique va crescendo pour nous délivrer un dénouement habile et tout en finesse. 
Une découverte, vous disais-je.


Si vous avez envie de découvrir à votre tour ce roman, les Editions Philippe Rey s'associent à moi pour vous en offrir trois exemplaires.
Pour cela, il vous suffit de vous inscrire en commentaire.
Un tirage au sort désignera les gagnants le 27 avril, jour de la remise effective de son prix à Mahir Guven lors du salon Lire à Limoges, qui parraine ce prix.



Le 3 avril dernier, Mahir Guven en compagnie des trois enfants de Régine Deforges, fondateurs du prix
(Léa Viazemsky, Camille Deforges-Pauvert et Franck Spengler), et quelques autres membres du jury
(Noëlle Châtelet, Daniel Picouly et Marina Carrère d'Encausse)





mercredi 4 avril 2018

Séquoias

Michel Moutot

Le Seuil, 2018



Lire un premier roman, c’est facile. On ne court que le risque de faire une très belle découverte. Un second roman, c’est une autre affaire. On attend en effet de connaître le même plaisir, les mêmes émotions, la même exaltation... 

Si vous fréquentez ce blog depuis, disons... un petit moment, vous vous souvenez peut-être de l’enthousiasme qu’avait soulevé chez moi la lecture de Ciel d’acier, cette formidable fresque signée Michel Moutot, qui retraçait l’itinéraire d’une tribu d’Indiens bâtisseurs des gratte-ciel dont l’Amérique est si fière. Une lecture fantastique qui avait présidé à une belle rencontre avec l’auteur et à un entretien présenté sur ce site.
Evidemment, je me faisais une joie de découvrir son nouveau roman, dont il m’avait dit quelques mots lors de notre entrevue. Je savais qu’il y serait question de baleines et de chercheurs d’or... pas vraiment des thèmes vers lesquels je me tourne naturellement... Mais qu’importe, je comptais bien sur le talent de l’auteur pour m’entraîner dans une histoire que je n’aurais pas envie de lâcher.

Si j’avais pu avoir la moindre crainte, elle fut balayée sitôt les premières pages lues. Il faut dire que la scène inaugurale, qui vous emmène au large du Brésil dans les années 1830, est à couper le souffle. Si vous n’avez qu’une vague idée de ce que peut représenter une campagne de chasse à la baleine, vous êtes désormais au cœur de l’action ! Une dizaine de pages suffisent à vous immerger dans un maelström de cris, de fureur, d'odeurs et à vous faire vivre la montée d’adrénaline que ressentent les membres de l’équipage... 
C’est par cette scène que l'on fait la connaissance du héros, Mercator Fleming, 12 ans tout juste, qui s’initie alors au métier de son père, auquel il devra un jour succéder. 

Car, dans la famille Fleming, on est chasseur de baleines de père en fils, comme la plupart des habitants de l’île de Nantucket, située à quelques kilomètres de la côte est de l’Amérique. Mais, là comme ailleurs, la compétition est rude. Et lorsque l’heure sonne pour les trois fils Fleming de reprendre le bateau de leur père disparu, ils se trouvent vite en difficulté.

Qu’à cela ne tienne. On est en Amérique, terre de tous les possibles où la fortune n’attend que les audacieux ! Alors que le président des Etats-Unis, James Polk, prononce devant le Congrès un discours annonçant la cession de plusieurs états à l'Union par le Mexique, le pays s’enflamme. La Californie ne regorge-t-elle pas de mines de métaux précieux ?
A bord du Freedom, le navire que leur a légué leur père, les frères Fleming sont bien décidés à passer le fameux cap Horn pour atteindre cette terre providentielle. Le roman prend alors un tout autre tour. La fièvre de l’or s’empare du pays... et du monde. Combien sont-ils, comme Mercator, à affluer de toutes les régions du globe vers le petit hameau de Yerba Buena, pour faire fortune ? La côte ouest du continent est encore sauvage et rien n’est prêt à accueillir ces aventuriers. Pourtant, en quelques mois, à l'aube des années 1850, des quelques cahutes de Yerba Buena naîtra ce qui est en passe de devenir la florissante San Francisco. 
La fortune, plus d’un nouvel arrivant la trouvera. Mais pas forcément en s’éreintant dans l’eau glacée des rivières de Californie, qui ne délivrent finalement leurs précieuses pépites qu’au prix d’effroyables efforts. A cette loterie, il y aura certes des gagnants, mais peut-être pas ceux que l’on croit...

De même qu'il nous contait dans Ciel d’acier la manière dont New York fut édifiée par une tribu d’Indiens réputée insensible au vertige, Michel Moutot nous narre ici l’histoire d’une autre grande cité, dont l’essor contribua au développement économique de la côte ouest du pays. 
Sur le motif de la ruée vers l’or, dont nous avons tous en tête des images héritées des livres de Jack London ou des films de Charlie Chaplin, Michel Moutot écrit une flamboyante épopée, fort bien documentée, que j'ai dévorée avec avidité.

Quant à savoir pourquoi cette histoire de chasseurs de baleines et de chercheurs d’or s’intitule Séquoias, il ne vous reste qu’à la lire ! 



Je vous invite à venir rencontrer l’auteur, le mardi 10 avril à partir de 19 heures à la librairie Le Divan, à Paris, où j’aurai le très grand plaisir de le recevoir pour présenter son livre.










lundi 2 avril 2018

Le bruit du monde

Stéphanie Chaillou

Notabilia, 2018



Stéphanie Chaillou a la chance de posséder un style bien à elle. Qu’on accroche ou pas, il est indéniable que son écriture percutante ne ménage pas le lecteur. En ce qui me concerne, j’avais été sidérée par son précédent roman, Alice ou le choix des armes, qui traitait avec une rare acuité de la violence au travail.

C’est à une autre forme de violence sociale qu’elle s’attaque aujourd’hui avec son nouveau roman. Ou plutôt, c’est le mythe de l’égalité des chances qu’elle scrute avec la rigueur et l’impassibilité qui la caractérisent. 
En déroulant le fil de la vie de son héroïne, Marie-Hélène Coulanges, dite Marilène, née le 18 juillet 1964 à Pouzauges, Stéphanie Chaillou dresse le procès-verbal d’une existence privée de toute forme de perspective. Etape par étape, depuis la venue au monde de la fillette, Stéphanie Chaillou pointe la manière dont son environnement familial et social s’inscrivent dès le départ en elle, dont celle-ci intègre sa position avant même de posséder les mots qui lui permettent de comprendre, resserrant ainsi peu à peu le champ des possibles. 
Bonne élève, alors même qu’elle pourrait trouver une échappatoire en intégrant une classe prépa à l’aide d’une bourse, ce sentiment profond, intime, de ce qu’elle est, de ce qui lui manque, de la distance qu’il lui faudrait parcourir pour combler le retard en termes de culture générale, de connaissances, de confiance en soi qui la sépare de ses condisciples, la condamne elle-même à l’échec.
Seule une rupture totale avec son milieu lui permettra peut-être de surmonter ces obstacles, d’autant plus importants qu’elle les a intériorisés.

La question du déterminisme social n’est certes pas nouvelle et l’on pourrait objecter à l’auteure son outrance. N’a-t-on vraiment aucune chance de pouvoir choisir sa voie, de se projeter et de se construire un avenir loin de ce que l’on reçoit à sa naissance ?

Tel n’est sans doute pas le dessein de l’auteure que de l’affirmer de manière aussi péremptoire. Mais ce qu’elle démontre parfaitement, comme elle le faisait déjà avec Alice concernant le harcèlement en milieu professionnel, ce sont les mécanismes psychiques à l’œuvre dans ce processus de reproduction des cellules sociales. Des mécanismes qui pénalisent doublement, et sans doute plus sûrement encore que les obstacles matériels, les plus démunis d’entre nous.

Le style sec, volontairement distancié qu’emploie l’auteure, associé à la brièveté du roman donne toute sa force et sa pertinence au propos. Certains pourront peut-être en être gênés. Pour ma part, j'ai trouvé ce texte incisif et saisissant.