lundi 13 octobre 2025

L’âme de fond

Julia Clavel
L’Observatoire, 2025


Mais que se passe-t-il donc chez ses patients pour que Caroline, psychologue patentée, les voie cesser brutalement de venir en consultation sans même la prévenir ? Quant à ceux qui poursuivent leur thérapie, ils manifestent des signes d’anxiété croissante. Ainsi en va-t-il d’Hadrien, un fringant avocat d’affaires, de Sophie, une mère de famille ayant réussi son ascension sociale, et de Michel, fraîchement nommé ministre de la Santé. Au fil des séances, nous entrons alternativement dans le quotidien et l’intimité de ces trois personnages qui, derrière une apparente assurance, révèlent peu à peu leurs failles.


Tandis qu’elle commence à constater des décès inexpliqués, Caroline s’en ouvre à de proches confrères qui admettent observer des phénomènes comparables. Et si, après le Covid, une forme inédite d’épidémie, ayant trait à des facteurs psychologiques, était en train d’apparaître…


Julia Clavel met en lumière une expression particulière de souffrance psychique extrêmement répandue, quoique larvée : dissonances cognitives, injonctions contradictoires, qui ne s’est jamais senti pris entre deux feux ? Mais si chacun d’entre nous s’applique plus ou moins consciemment à maîtriser ses contradictions, voire à les ignorer, elles peuvent cependant avoir des conséquences très lourdes - au mieux de l’inconfort, au pire la dépression. Et si l’ensemble du corps social finissait par en être atteint, peut-être serait-il temps de penser à établir les conditions d’un retour à l’équilibre pour éviter l’implosion…


Premier roman à la construction très maîtrisée, L’âme de fond convainc par le soin apporté à l’élaboration des personnages, la qualité de la construction narrative et la pertinence du propos. A l’heure où la perte de sens devient une maladie chronique touchant jusqu’aux plus hautes fonctions de l’Etat, il apparaît plus que nécessaire de s’emparer de cette question, dont l’ampleur ne cesse de gagner du terrain…

mercredi 8 octobre 2025

Le monde est fatigué

Joseph Incardona
Finitude, 2025


Dans un monde où les seules valeurs ayant cours sont celles de la puissance et de l’argent, être sirène peut devenir un métier. Ainsi, l’espace de quelques instants, ce monde peut-il se prétendre teinté de poésie. Encore faut-il être fortuné pour se payer les services d’Êve qui sillonne la planète de Genève à Brisbane et de Paris à Dubaï pour servir ceux qui, possédant tout, ignorent ce que sont le rêve et le désir.


Mais Êve cache une blessure profonde. Si elle évolue avec grâce dans un aquarium ou dans les profondeurs océaniques, elle devient maladroite dès qu’elle retrouve la terre ferme. Car son corps porte les lourds stigmates d’un accident qui faillit lui coûter la vie et l’a meurtrie à jamais. Lorsqu’elle est sortie du coma, il lui a été impossible de reprendre le cours ordinaire de son existence. Elle allait désormais devenir cette créature légendaire, mi-femme mi-poisson, aussi belle qu'envoûtante. Mais on le sait, les sirènes usent de leur chant pour charmer les hommes afin de leur faire payer le prix de leurs méfaits…


Joseph Incardona revisite avec intelligence le mythe de la sirène, en le transposant à notre époque. Ce qui aurait pu n’être qu’une simple histoire de vengeance personnelle se double d’une dénonciation de la folie des hommes que leur avidité, leur étroitesse de vue et leur médiocrité conduisent à anéantir tout ce qu'ils touchent. Une fable qui reste tristement porteuse de sens.

vendredi 3 octobre 2025

Les braises de l’incendie

Eric Decouty

Liana Levi, 2025



Il y a vingt ans, on s’en souvient, de violentes émeutes ont embrasé les banlieues après que deux jeunes garçons, Zyed et Bouna, avaient trouvé la mort à Clichy-sous-Bois en cherchant à échapper à un contrôle de police. Ce qu’on a peut-être oublié en revanche, c’est que cette même année, en 2005 à Paris, plusieurs incendies ravagèrent des hôtels réservés à des personnes en situation de précarité, notamment des migrants. C’est entre ces deux événements que vient se loger l’intrigue du roman d’Eric Decouty.


Une nuit d’avril, un établissement situé dans le IXe arrondissement est la proie des flammes, faisant près de trente victimes dont douze enfants. C’est le juge Krause qui est désigné pour instruire l’affaire. Alors que son zèle dans une affaire de délinquance en col blanc l’a depuis plusieurs années placardisé, il s’étonne de se voir confier un dossier faisant la une des journaux. C’est néanmoins l’occasion de se remettre en selle. Si l’enquête de police conclut à un accident, certains éléments sèment le doute dans son esprit. Tout comme le témoignage d’une jeune rescapée de huit ans recueilli par une avocate, Nathalie Segurel, contactée par une bénévole de la Croix-Rouge. Maboussou, dont la mère et la soeur ont péri dans l’incendie, a en effet raconté que son grand-frère Tano était passé les voir dans un état de vive agitation quelques instants avant le drame et avant de disparaître.


Tano serait-il impliqué dans le déclenchement de l’incendie ? Ensemble - et en marge de toute procédure - Krause et Ségurel vont mener leur propre enquête. Si l’hôtel était dans un état de vétusté qui aurait dû faire l’objet d’un arrêté contraignant le propriétaire à effectuer des travaux, le certificat de complaisance qui semble avoir été établi par les autorités n’est pas la seule piste à creuser. Et en tout cas pas la principale. Certains des occupants de l’hôtel - voire les gérants - seraient-ils mêlés à un trafic de drogue ? A des affaires de proxénétisme ? Tandis que les hypothèses se multiplient, c’est peut-être une autre voie qui finira par émerger.


Eric Decouty mêle différentes thématiques allant des marchands de sommeil à la radicalisation religieuse. L’écrivain, un journaliste ayant collaboré avec plusieurs titres de la presse régionale et nationale, s’attache ici à révéler le terreau dans lequel viennent s’enraciner certaines des problématiques auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Le roman est plutôt bien mené et se lit assurément d’une traite. Peut-être avec ce passage à la fiction pourrait-on reprocher à l'auteur de vouloir embrasser trop de sujets à la fois. Mais c’est surtout dans la facilité avec laquelle les protagonistes retrouvent constamment les témoins nécessaires à l'avancée de l'enquête que se situerait mon bémol. Ce polar efficace aurait gagné en force à ne pas abuser de la carte chance pour faire avancer son intrigue.