Laurent Mauvignier
Minuit, 2025
Prix Goncourt 2025
On a tout dit sur ce roman, doté d’un style et d’un souffle sans égal pour les uns, verbeux et interminable pour les autres. Tel est le destin des lauréats du prix littéraire le plus convoité que d’être encensés autant que conspués.
Pour ma part, à la lecture des premiers chapitres, j’aurais pu me ranger du côté des seconds si je ne m’étais donné la peine de poursuivre (les contempteurs de Mauvignier l’ont-ils fait ?). Tandis que le livre s’ouvrait sur un prologue dans lequel le narrateur rendait compte des recherches qu’il avait effectuées dans sa maison de famille pour retrouver la Légion d’honneur attribuée à titre posthume à son arrière-grand-père Jules au lendemain de la Première Guerre mondiale, il décrivait de manière extrêmement minutieuse, dans d’amples phrases insistant sur le moindre détail, ce qu’il avait trouvé en lieu place de la médaille. A savoir, des photos, d’où quelqu’un avait méthodiquement effacé la présence de Marguerite, sa grand-mère paternelle, en en découpant le visage. De quoi libérer, vous en conviendrez, et la soif de comprendre et l’imaginaire d’un écrivain.
Les bases du récit étant ainsi posées, il fallait remonter à l’enfance de la femme de Jules, Marie-Ernestine, fille chérie de Firmin dont elle héritera l’ensemble des terres incluant la maison que son propre père y avait fait bâtir en 1854. Voilà qui permet d’ancrer les racines du récit familial au coeur du XIXe siècle. Cette précision n’est pas innocente, car on sent bien que les références littéraires de l’écrivain se situent précisément là, dans ce siècle qui vit s’épanouir une ample forme romanesque ayant vocation à représenter la société dans toutes ses dimensions, y compris les plus triviales. Les hommages, d’ailleurs, ne manquent pas : il plane sur ces pages l’ombre de Zola, dont l’intégrale des Rougon-Macquart constituera l’un des surprenants cadeaux que recevra Marie-Ernestine pour son mariage, une somme qu’elle n’a probablement jamais lue mais qui traversera les années pour parvenir jusqu’à notre narrateur. Mais c’est souvent à Balzac que j’ai pensé en lisant les phrases de Mauvignier dont les circonvolutions nous donnent à voir autant l’intimité d’une famille que le cadre social et historique dans lequel elle évolue. Or c’est bien là que j’ai d’abord rencontré une forme de résistance : non pas que le style m’ait déplu. Bien au contraire, j’ai assez lu Balzac, Zola et les autres pour goûter la saveur de ces méticuleuses descriptions. Mais j’ai eu une impression d’anachronisme, comme si écrire ainsi était désormais dépassé. Il fallait rependant convenir que le cadre et l’objet du récit se prêtaient parfaitement à cette forme.
Une fois acclimatée - si je concède peut-être quelques longueurs -, j’ai été captivée par cette histoire se déployant sur quatre générations autour de l’élément déterminant que constitue le piano de Marie-Ernestine, que le narrateur découvrira lorsque son propre père - le petit-fils de Marie-Ernestine, donc - investira la maison de son aïeule.
Comment les objets traversent-ils les générations pour témoigner d’une histoire familiale que l’on a préféré oublier ? Quelles cicatrices celle-ci laisse-t-elle pourtant ? Quels chemins la mémoire se fraye-t-elle en dépit des silences ? Par ce roman, Mauvignier apporte une stupéfiante réponse à ces questions.
Mais à travers les figures de Marie-Ernestine, de sa mère et de sa fille Marguerite, c’est aussi un remarquable tableau de la condition féminine au tournant des XIXe et XXe siècles que brosse l'écrivain. De la « préposée aux confitures et aux chaussettes à repriser » dont on ne connaîtra même pas le prénom (ou est-il trop discrètement évoqué pour que je m’en souvienne ?) que fut la mère de Marie-Ernestine avant de devenir l’intransigeante patronne du domaine légué par son mari, à Marguerite, qui paiera d’une mort prématurée son refus obstiné de se soumettre à la domination masculine et à toute forme d’injonction familiale ou sociale, ces héroïnes illustrent avec maestria la manière dont les femmes ont pu, à la faveur des plus dramatiques épisodes de notre histoire, s’affranchir du statut d’objet de transaction patrimoniale par le truchement du mariage et arracher une indépendance payée au prix fort.
Certes, ce roman se mérite, avec ses quelque 750 pages. Mais ne vous laissez pas impressionner, immergez-vous dans cette belle fresque historique et familiale. Vous serez largement récompensés par une fin magistrale qui témoigne, s’il en était besoin, de la magnifique maîtrise de l’art romanesque de l’auteur.









.jpeg)
