lundi 8 janvier 2024

L’usure d’un monde

François-Henri Désérable

Gallimard, 2023




Tout lecteur connaît au moins un auteur dont la lecture lui a fait l’effet d’une déflagration. Pour François-Henri Désérable, il s’agit de Nicolas Bouvier : partir sur les routes et y trouver matière à écrire, telle est l’ambition que celui-ci lui a insufflée. Mais n’est pas Bouvier qui veut, et la vie a vite fait de vous rattraper, avec sa morne sédentarité. Il aura fallu la rencontre avec le fils de son mentor pour que se produise le déclic. C’était le 16 mai 2019, et Désérable s’était juré qu’un an plus tard il traverserait l’Iran sur les traces de l’écrivain.


Le sort allait cependant en décider autrement. Le covid et ses frontières restées longtemps fermées, puis la nécessité d’assurer la promotion de son dernier roman le contraignent à reporter son projet. Ce serait donc pour fin 2022. La suite, vous la connaissez : le 16 septembre de cette année-là mourait la jeune Mahsa Amini après avoir été arrêtée pour port du voile inapproprié, mettant le feu au pays.


Mais pour Désérable, la machine est lancée. La demande de visa est en cours et le billet d’avion en poche. En dépit des exhortations à ne pas partir que lui adresse le ministère des Affaires étrangères, il s’envole pour l’Iran, et nous voici avec ce livre étonnamment pétillant entre les mains.


On aurait pu en effet s’attendre à un récit grave, pétri de douleur et de colère : il n’en est rien. Les premières pages nous mettraient même sur la voie du burlesque ! Mais il ne s’agit que du ton qu’il se réserve à lui-même, rendant le récit des conditions de son départ et de ses tout premiers pas à Téhéran assez irrésistible. Celui-ci évolue rapidement au gré de ses rencontres et de ses déplacements pour prendre une inflexion plus sensible. C’est précisément là que réside l’intérêt de ce texte, dans le regard que pose l’auteur sur le monde qui l’entoure, un regard dénué de tout préjugé. Désérable se veut un observateur candide et bienveillant : vous ne trouverez aucune vérité assénée. Pas plus que de cri de révolte. 


S’il est témoin d’actes de rébellion à l’égard du régime, ceux-ci ne sont pas omniprésents ; s’il perçoit une méfiance à l’égard des étrangers, il parvient cependant souvent à instaurer un dialogue et à découvrir ainsi les subtilités d’une culture si différente de la sienne ; si la peur l’assaille en plus d’une occasion, il connaît également de véritables moments de grâce. En quelque 40 jours, Désérable aura pu s’immerger dans le pays pour en proposer une photographie qui ne manque pas de nous interpeller. Quel écart en effet entre ce qu’il rapporte et ce que nous avons pu voir dans les médias… A le lire, la presse internationale - pas toujours sur le terrain pour constater ce qu’il s'y passe - produirait un effet loupe, se focalisant sur des événements qui n’ont peut-être pas l’ampleur que l’on se représente depuis l’extérieur. Dès lors, la république islamique ne serait pas réellement en danger. Tout juste vacillerait-elle légèrement, réprimant alors avec une violence accrue toute forme d’opposition en prenant bien soin de tenir les journalistes étrangers à l’écart en leur interdisant l’accès au territoire iranien.


Un discours bien différent de celui que tient notamment une écrivaine française d’origine iranienne, je veux parler d’Abnousse Shalmani, pour qui les mollahs désormais en sursis, en voie de putréfaction, seraient en train de vivre leurs derniers instants, comme on peut le découvrir dans cette interview où elle proclame la victoire des femmes iraniennes :



Je n’ai pas les moyens de savoir lequel des deux est le plus clairvoyant et le plus près de la vérité. J’espère de tout coeur que ce n’est pas Déréable. Il aura alors écrit un récit tout à fait plaisant, mais un peu trop léger…

 





10 commentaires:

  1. En tout cas son livre se dévore, et il a fait de belles rencontres (de femmes en particulier)

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  2. J'apprécie beaucoup la verve d'Abnousse Shalmani. La version Désérable ne peut être qu'intéressante.

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    1. J'apprécie aussi beaucoup Abnousse Shalmani pour son franc-parler et son intelligence (et ses livres ! D'ailleurs, elle en sort un nouveau cette semaine ;-) ).

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  3. Je l'avais noté à sa sortie ; il ne faut pas que je le perde de vue.

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  4. J'aurais été ravie de l'entendre raconter son expérience mais, comme tu l'as compris il nous a fait faux bond en ratant son train... Néanmoins, j'étais sur la réserve, le voir emprunter les chemins d'écrivains voyageurs ou reporters ne me semblait pas forcément correspondre à ce que j'ai pu percevoir de lui à travers ses précédents écrits, j'espérais qu'il me convainque à l'oral... Je suis néanmoins curieuse de lire la façon dont son projet d'exploration a pu se heurter à la réalité politique.

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    1. Je dirais que c'est un peu là que le bât me semble blesser. Son récit est extrêmement vivant, sensible et empreint d'humour. Mais effectivement, FHD n'avait pas vocation à faire un reportage en terrain miné. Dès lors, il y a à mes yeux comme un hiatus entre son projet et les événements auxquels il est confronté, qui aboutit à une difficulté à se positionner. Il ne pouvait en effet ignorer la situation, mais elle semble un peu marginale, à le lire. Ou, en tout cas, elle ne semble pas avoir l'ampleur que d'autres lui reconnaissent. Ceci dit, il affirme que les journalistes ne sont pas sur place, qu'ils écrivent depuis leur propre pays ! Ce qui, évidemment, modifie la perception des choses. Quant aux exilés - même de longue date comme AS - on comprend bien que tout les porte à soutenir et relayer ce mouvement. Dès lors, qui croire ?
      Mais quant à l'aspect plus purement littéraire de son récit, je le trouve extrêmement réussi. Il est extrêmement plaisant de suivre l'auteur dans ses pérégrinations.

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  5. Je ne savais trop qu'en penser et c'est justement pour les bémols que tu cites à la fin que j'hésite encore...

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