Lola Lafon
Actes Sud, 2020
Années 1980. Cléo a 13 ans. Famille sans histoire, scolarité sans éclat, promesse d’un destin ordinaire. Comme beaucoup de gamines, elle fait de la danse à la MJC de sa commune, Fontenay-sous-Bois. C’est là qu’une femme la repère, qui s’adresse à elle comme nul ne l’a jamais fait : talentueuse comme elle l’est, elle devrait déposer un dossier afin d’obtenir une bourse de la fondation Galatée qui soutient les projets de jeunes filles prometteuses. Mais pour la gagner, il lui faudra défendre sa cause auprès d’un jury, qui se révélera exclusivement constitué d’hommes rencontrés au cours de luxueux déjeuners pris dans un appartement parisien du XVIe arrondissement…
Lola Lafon a la pudeur de ne pas s’étendre sur la nature de ces déjeuners dont on imagine sans peine ce qui s’y trame. Mais ce qu’elle met parfaitement en lumière, en revanche, c’est la manière dont ces quadra manipulent ces toutes jeunes filles pour les amener peu à peu à pratiquer les gestes qu’ils attendent d’elles, les mettant dans la situation de consentir à ce à quoi elles se refusent pourtant. Plus pervers encore, ces adultes n’hésitent pas à les utiliser comme des rabatteuses leur amenant sans cesse de nouvelles proies et les plaçant ainsi dans le double statut de victime et de bourreau.
Rideau. Cléo est devenue une danseuse infatigable sachant s’exprimer dans de nombreux registres, ce qui lui garantit un certain succès auprès des compagnies de danse orientées spectacle populaire. Lorsqu’elle est sur scène, Cléo sourit, Cléo est sexy, Cléo joue le rôle qu’on attend d’elle. Mais sitôt les paillettes retirées, Cléo devient difficile à cerner et se soumet aux aléas des rencontres et des circonstances. Mais comment pourrait-elle se définir, alors qu’elle ne sait si elle est victime ou coupable ? Victime, alors qu’elle a accepté ? Coupable plus sûrement, ayant entraîné la si jeune Betty dans le piège où elle-même était tombée.
Betty, Cléo, deux femmes qui ont tu leur histoire, leurs doutes et leurs sentiments. Jusqu’à ce que dans le sillage de MeeToo deux documentaristes mènent une enquête sur la fondation Galatée…
Tout le talent de Lola Lafon est de mettre l’accent sur la notion de culpabilité, cette fameuse zone grise du consentement dont on a beaucoup parlé il y a quelques mois. Il n’est pas anodin de noter que, comme le livre de Vanessa Springora, le roman de Lola Lafon se situe dans les années 80 avec des protagonistes de même âge. Dans l’un comme dans l’autre récit, on est frappé par ce qui nous apparaît, vu de notre époque, comme un effarant aveuglement des parents qui ne semblent jamais s’étonner de ce que des adolescentes sortent avec des adultes ni se demander quelles contreparties peuvent être apportées aux cadeaux, voire à l’argent qu’elles reçoivent. De la même manière, on perçoit chez les deux jeunes filles une forme de fascination pour un monde à fort capital culturel.
Mais ici s’arrête la comparaison. Lola Lafon ayant choisi la forme romanesque, cela lui permet de diversifier les points de vue, les perspectives et d’étoffer son propos. Ainsi la danse tient-elle une place centrale. La danse, cette discipline où les corps sont forcés, domptés pour se plier aux exigences d’une chorégraphie et être offerts au regard du public, où la douleur est tue, dépassée, ignorée souvent pour monter sur scène, quoi qu’il en coûte - ce qui n’est évidemment pas sans rappeler La Petite communiste. La danse, cette discipline dont il existerait une forme raffinée, réservée à une élite, et une autre, populaire et frivole, indigne d’intérêt. Autant de manières d’exercer et perpétuer une domination, d’une personne sur autre, d’une classe sur une autre, d’une catégorie de population sur une autre.
C'est tout cela que Lola Lafon orchestre avec finesse et intelligence dans un roman fabuleusement maîtrisé que, personnellement, je n’ai pas lâché !