Laurent Binet
Grasset, 2015
Prix du Roman Fnac 2015
Prix Interallié 2015
Prix Interallié 2015
Quand le rocambolesque le plus échevelé se conjugue avec l'érudition...
Alors là, je dois dire que je n’avais jamais lu un texte de cette nature ! Intelligent, original, dense et drôle à la fois, il est aussi brillamment maîtrisé que complètement déjanté !
Par où commencer pour vous le présenter ?
Disons d’abord qu’il s’agit d’un hilarant pastiche de roman policier, qui se joue de tous les codes du genre : l’enquête y est menée par un attelage hautement improbable, composé d’un commissaire réactionnaire s’intéressant assez peu à tout ce qui s’apparente à la culture et d’un maître de conférence en linguistique gauchiste enseignant à la fac de Vincennes, embarqué bien malgré lui dans l’aventure. Nous sommes en 1980, Mitterrand est à la veille de gagner les présidentielles, et les sémioticiens tiennent le haut du pavé dans les milieux intellectuels parisiens. Voilà pour le décor.
Quant à la mission confiée à nos deux compères, le commissaire Bayard et Simon Herzog, elle consiste à retrouver l’assassin de Roland Barthes. Car vous croyiez sans doute que l’auteur des Fragments d’un discours amoureux était mort accidentellement... Mais pensez-vous que se faire renverser par une voiture au sortir d’un déjeuner chez le candidat socialiste en passe de remporter des élections historiques peut vraiment être le seul fruit d’un malheureux hasard ?
Laurent Binet est quant à lui doué d’un sens du romanesque et du rocambolesque suffisamment aiguisé pour trouver matière à la plus réjouissante des intrigues policières. Roland Barthes aurait en effet été en possession d’un document potentiellement capable de donner un pouvoir insurpassable à celui qui en prendrait connaissance : il révélerait la nature de la septième fonction du langage, suggérée par Roman Jakobson dans son ouvrage de référence, Essais de linguistique générale, fonction qui permettrait à celui qui la maîtrise de prendre l’ascendant sur son interlocuteur... et sur le monde. La maîtrise du discours, à l’origine était le Verbe : tel est bien le coeur de toute forme d’organisation sociale et de toute prise de pouvoir. C’est bien pour cela que la sémiologie acquit une telle importance dans les années 70-80 : si la rhétorique, qui vise à convaincre, s’exerce depuis l’Antiquité, la sémiotique, qui permet d’analyser et de décoder toute forme d’expression et de création, prétendait enfin lever le voile sur les mécanismes à l’oeuvre et, du coup, de les neutraliser et de n’en être plus le jouet. D’où peut-être une forme d’ivresse du pouvoir des mots (tant il est vrai que le discours de certains sémioticiens est abscons), que Binet met en scène de manière totalement délirante.
Ce document, dont on comprend toute la valeur, va bien entendu exciter la convoitise tant des milieux politiques, qui y voient l’instrument permettant d’établir définitivement leur domination, que des intellectuels qui veulent toucher au plus près du secret de la maîtrise du verbe, au coeur de leur activité.
L’enquête se déroule donc dans ces deux milieux. A l’exception des deux héros, on n’y rencontre que des personnalités existant ou ayant existé, tels Foucault, Derrida, Sollers, Kristeva, BHL, Umberto Eco, mais aussi Jack Lang, Laurent Fabius, Serge Moati, Régis Debray, Mitterrand, Giscard et bien d’autres. Ce qui est d’un premier abord assez déroutant - mais néanmoins extrêmement jubilatoire - c’est que tous ces protagonistes sont traités comme des personnages de pure fiction: contrairement aux conventions généralement admises dans un roman mettant en scène des personnages publics, ils commettent des actes et se trouvent confrontés à des situations dénués de toute espèce de vraisemblance (heureusement d’ailleurs pour Sollers, qui a dû beaucoup souffrir s’il a lu ce livre - et pas uniquement dans son amour-propre !). Et pourtant, malgré tous les excès, grâce à bien des petites touches qui fonctionnent comme des signes, le portrait des différents personnages est saisissant de ressemblance, ce qui n’est pas le moindre des talents de Binet que de parvenir à cet exploit !
Ce qui est particulièrement savoureux avec ce livre, c’est la manière dont il adopte peu à peu une démarche métadiscursive. Tandis que l’intrigue se déroule, le texte s’interroge sur sa propre nature, dans une démarche digne des analyses qu’auraient pu faire les héros de ce livre (et qui n’est pas sans rappeler les écrits d’un certain Pierre Bayard, professeur de littérature... à Paris VIII-Vincennes, tiens, tiens!). Ainsi Simon Herzog finit-il par s’interroger sur lui-même : se trouve-t-il dans la vraie vie ou dans un espace romanesque ? L’auteur va-t-il le tirer du mauvais pas où il se trouve, ou bien sa dernière heure a-t-elle sonné ? Cela ne l’empêche pas de songer qu’«un personnage comme Sollers ne peut exister en vrai» !
Bref, l’auteur joue avec son lecteur (et ceux qui me lisent régulièrement savent combien j’aime ça !) avec une habileté dont les quelques mots produits ici ne sauraient totalement rendre compte.
A l’exception peut-être d’une légère baisse de régime vers le milieu du livre, dans la partie où les protagonistes se rendent aux Etats-Unis pour un séminaire, je me suis régalée de bout en bout avec ce livre offrant de nombreux niveaux de lecture. Pour conclure, je dirais qu’au-delà du contexte historique qui fait le cadre de ce roman et de la qualité réflexive de l’exercice, au-delà également de tout l’ancrage théorique qu’il nous permet de réviser, Binet réussit à faire monter une véritable intensité dramatique, ce qui n’était pas donné d’avance.
Un régal de lecture, donc, dont on ressort avec le sentiment d’être plus savant tout en s’étant énormément amusé !
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