lundi 13 octobre 2025

L’âme de fond

Julia Clavel
L’Observatoire, 2025


Mais que se passe-t-il donc chez ses patients pour que Caroline, psychologue patentée, les voie cesser brutalement de venir en consultation sans même la prévenir ? Quant à ceux qui poursuivent leur thérapie, ils manifestent des signes d’anxiété croissante. Ainsi en va-t-il d’Hadrien, un fringant avocat d’affaires, de Sophie, une mère de famille ayant réussi son ascension sociale, et de Michel, fraîchement nommé ministre de la Santé. Au fil des séances, nous entrons alternativement dans le quotidien et l’intimité de ces trois personnages qui, derrière une apparente assurance, révèlent peu à peu leurs failles.


Tandis qu’elle commence à constater des décès inexpliqués, Caroline s’en ouvre à de proches confrères qui admettent observer des phénomènes comparables. Et si, après le Covid, une forme inédite d’épidémie, ayant trait à des facteurs psychologiques, était en train d’apparaître…


Julia Clavel met en lumière une expression particulière de souffrance psychique extrêmement répandue, quoique larvée : dissonances cognitives, injonctions contradictoires, qui ne s’est jamais senti pris entre deux feux ? Mais si chacun d’entre nous s’applique plus ou moins consciemment à maîtriser ses contradictions, voire à les ignorer, elles peuvent cependant avoir des conséquences très lourdes - au mieux de l’inconfort, au pire la dépression. Et si l’ensemble du corps social finissait par en être atteint, peut-être serait-il temps de penser à établir les conditions d’un retour à l’équilibre pour éviter l’implosion…


Premier roman à la construction très maîtrisée, L’âme de fond convainc par le soin apporté à l’élaboration des personnages, la qualité de la construction narrative et la pertinence du propos. A l’heure où la perte de sens devient une maladie chronique touchant jusqu’aux plus hautes fonctions de l’Etat, il apparaît plus que nécessaire de s’emparer de cette question, dont l’ampleur ne cesse de gagner du terrain…

mercredi 8 octobre 2025

Le monde est fatigué

Joseph Incardona
Finitude, 2025


Dans un monde où les seules valeurs ayant cours sont celles de la puissance et de l’argent, être sirène peut devenir un métier. Ainsi, l’espace de quelques instants, ce monde peut-il se prétendre teinté de poésie. Encore faut-il être fortuné pour se payer les services d’Êve qui sillonne la planète de Genève à Brisbane et de Paris à Dubaï pour servir ceux qui, possédant tout, ignorent ce que sont le rêve et le désir.


Mais Êve cache une blessure profonde. Si elle évolue avec grâce dans un aquarium ou dans les profondeurs océaniques, elle devient maladroite dès qu’elle retrouve la terre ferme. Car son corps porte les lourds stigmates d’un accident qui faillit lui coûter la vie et l’a meurtrie à jamais. Lorsqu’elle est sortie du coma, il lui a été impossible de reprendre le cours ordinaire de son existence. Elle allait désormais devenir cette créature légendaire, mi-femme mi-poisson, aussi belle qu'envoûtante. Mais on le sait, les sirènes usent de leur chant pour charmer les hommes afin de leur faire payer le prix de leurs méfaits…


Joseph Incardona revisite avec intelligence le mythe de la sirène, en le transposant à notre époque. Ce qui aurait pu n’être qu’une simple histoire de vengeance personnelle se double d’une dénonciation de la folie des hommes que leur avidité, leur étroitesse de vue et leur médiocrité conduisent à anéantir tout ce qu'ils touchent. Une fable qui reste tristement porteuse de sens.

vendredi 3 octobre 2025

Les braises de l’incendie

Eric Decouty

Liana Levi, 2025



Il y a vingt ans, on s’en souvient, de violentes émeutes ont embrasé les banlieues après que deux jeunes garçons, Zyed et Bouna, avaient trouvé la mort à Clichy-sous-Bois en cherchant à échapper à un contrôle de police. Ce qu’on a peut-être oublié en revanche, c’est que cette même année, en 2005 à Paris, plusieurs incendies ravagèrent des hôtels réservés à des personnes en situation de précarité, notamment des migrants. C’est entre ces deux événements que vient se loger l’intrigue du roman d’Eric Decouty.


Une nuit d’avril, un établissement situé dans le IXe arrondissement est la proie des flammes, faisant près de trente victimes dont douze enfants. C’est le juge Krause qui est désigné pour instruire l’affaire. Alors que son zèle dans une affaire de délinquance en col blanc l’a depuis plusieurs années placardisé, il s’étonne de se voir confier un dossier faisant la une des journaux. C’est néanmoins l’occasion de se remettre en selle. Si l’enquête de police conclut à un accident, certains éléments sèment le doute dans son esprit. Tout comme le témoignage d’une jeune rescapée de huit ans recueilli par une avocate, Nathalie Segurel, contactée par une bénévole de la Croix-Rouge. Maboussou, dont la mère et la soeur ont péri dans l’incendie, a en effet raconté que son grand-frère Tano était passé les voir dans un état de vive agitation quelques instants avant le drame et avant de disparaître.


Tano serait-il impliqué dans le déclenchement de l’incendie ? Ensemble - et en marge de toute procédure - Krause et Ségurel vont mener leur propre enquête. Si l’hôtel était dans un état de vétusté qui aurait dû faire l’objet d’un arrêté contraignant le propriétaire à effectuer des travaux, le certificat de complaisance qui semble avoir été établi par les autorités n’est pas la seule piste à creuser. Et en tout cas pas la principale. Certains des occupants de l’hôtel - voire les gérants - seraient-ils mêlés à un trafic de drogue ? A des affaires de proxénétisme ? Tandis que les hypothèses se multiplient, c’est peut-être une autre voie qui finira par émerger.


Eric Decouty mêle différentes thématiques allant des marchands de sommeil à la radicalisation religieuse. L’écrivain, un journaliste ayant collaboré avec plusieurs titres de la presse régionale et nationale, s’attache ici à révéler le terreau dans lequel viennent s’enraciner certaines des problématiques auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Le roman est plutôt bien mené et se lit assurément d’une traite. Peut-être avec ce passage à la fiction pourrait-on reprocher à l'auteur de vouloir embrasser trop de sujets à la fois. Mais c’est surtout dans la facilité avec laquelle les protagonistes retrouvent constamment les témoins nécessaires à l'avancée de l'enquête que se situerait mon bémol. Ce polar efficace aurait gagné en force à ne pas abuser de la carte chance pour faire avancer son intrigue. 

lundi 29 septembre 2025

Les preuves de mon innocence

Jonathan Coe
Gallimard, 2025

Traduit de l’anglais par Marguerite Capelle



N’était le court prologue sur lequel s’ouvre le récit, on entrerait dans ce roman comme dans n’importe quel autre de ceux qu’a signés Jonathan Coe : en faisant connaissance avec quelques personnages parfaitement campés, des Anglais ordinaires bien ancrés dans la réalité sociale et politique de leur pays. 


Après ses études de lettres, faute de débouchés, Phyl a dû retourner chez ses parents. Elle s’assure un minium de revenus dans un restaurant de sushis de l’aéroport d’Heathrow, où elle découpe du poisson à longueur de journée. Mais en son for intérieur, elle se rêve écrivain. Et pourquoi pas commencer par un cosy crime, histoire de se faire la main avec le genre le plus en vogue outre-Manche ?


Ses horizons littéraires vont pourtant s’élargir lorsque surviennent Chris, un vieil ami de sa mère, et sa fille adoptive Rashida, avec laquelle Phyl se lie rapidement. Pourquoi ne pas s’essayer plutôt à la dark academia ou à l’autofiction, lui suggère-t-elle. Chris, quant à lui, est l’auteur d’un blog dans lequel il s’efforce de mettre à mal les positions ultra-libérales dont l’audience ne cesse de s’étendre et gangrènent le débat politique, menaçant à ses yeux la démocratie. A l’heure de l’entrée en fonction de la nouvelle Première Ministre Liz Truss, Chris serait même sur le point de révéler l’existence d’un rapport secret dévoilant les véritables intentions des partisans néo-libéraux de la nouvelle locataire du 10 Downing Street en matière de système de santé, promis à complète privatisation. Alors que Rashida reste chez Phyl et ses parents, Chris se rend à un séminaire organisé par une poignée de néo-conservateurs, où il ne tarde pas à être retrouvé assassiné…


Ainsi, dans le contexte politique post-brexit d’une Angleterre gagnée par les discours ultra-virulents des néo-libéraux, Jonathan Coe bascule-t-il dans une enquête s’inscrivant dans la plus pure tradition du roman policier à l’anglaise. Il empruntera pourtant d’autres voies narratives pour remonter ensuite le fil du temps et expliquer la manière dont le néo-conservatisme plonge ses racines dans le thatcherisme d’hier, et refermer la boucle de son enquête politico-policière. 


La construction de ce roman est brillantissime. Dans le fond comme dans la forme, Coe n’a de cesse d’interroger le rapport qu’entretient la production d’un discours - qu’il soit oral et de nature politique ou écrit et d’essence littéraire - avec le réel. A l’heure de l’inversion complète des valeurs, où en Angleterre comme partout ailleurs, aux Etats-Unis ou en France, s’érigent en défenseurs de la liberté et de la démocratie ceux qui en sont les plus dangereux fossoyeurs, Coe s’amuse à brouiller les pistes et entraîne son lecteur dans un jeu de faux-semblants qu’il maîtrise à la perfection. Observateur fin et pertinent, il brosse le portrait d’une Angleterre dont les turpitudes ressemblent bien tristement à celles que connaît notre pays. On ne saurait trop le remercier de ne pas renoncer pour autant à s’armer d’humour. Pour mieux atteindre sa cible. Et nous éviter de sombrer dans la consternation et l’abattement.





Merci à Babelio et aux éditions Gallimard pour l'envoi de ce livre et la rencontre organisée avec l'auteur.




mardi 23 septembre 2025

L’invention d’Eva

Alessandro Barbaglia
Liana Levi, 2025

Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont



On aurait pu croire à un hasard lorsque, publiant son premier roman, Alessandro Barbaglia racontait l’histoire hallucinante de Bobby Fischer : une rencontre qui se serait faite au détour d’une lecture, d’une conversation, qui l’aurait amené à s’intéresser à ce joueur d’échecs. Avec la parution de son nouveau récit, on sait désormais qu’il n’en est rien. L’écrivain aime les personnages hors normes, les êtres qui semblent évoluer en dehors de notre humanité commune tant ils pulvérisent les limites de ce que nous pouvons concevoir, et leur intelligence met à mal nos schémas et notre manière de penser le monde.


Barbaglia retrace cette fois le destin de l’actrice Hedy Lamarr et nous offre à cette occasion un roman aussi dingue que l’était le premier ! Hedy Lamarr a été l’une des plus grandes stars hollywoodiennes des années 40. Elle hérita alors du qualificatif plutôt lourd à porter de « plus belle femme du monde », ce qui ne l’empêcha pourtant pas de sombrer dans l’oubli. Depuis quelque temps, on commence toutefois à la redécouvrir, mais ce n’est ni pour sa carrière ni pour son insolente beauté - ou pas seulement : c’est qu’elle fut aussi une inventrice de génie. Elle est notamment à l’origine d’un principe de transmission de signaux que l’on s’accorde aujourd’hui à considérer comme l’ancêtre du Wi-FI. Elle l’avait conçu pendant la Seconde Guerre mondiale dans le but d’aider les Américains à vaincre les nazis et en avait officiellement déposé le brevet - qui resta une vingtaine d’années au fond d’un tiroir avant d’être exhumé au moment de la crise de Cuba. C’est bien connu, une femme ne peut pas être à la fois belle et intelligente. 


Et que dire si elle se révèle en outre audacieuse et scandaleuse… Hedy Lamarr aura décidément été constamment en avance sur son temps : première femme à apparaître nue à l’écran, elle dut sa célébrité précoce à une scène du film Extase : gros plan sur son visage, elle y interprétait dès le début des années 30 une femme ayant un orgasme. Mais elle ne réservait pas cette aura sulfureuse à la seule sphère cinématographique : elle eut plusieurs maris et ne se cachait pas de multiplier les amants (et amantes à l’occasion) - ce qu’elle n’hésita pas à révéler dans ses mémoires - suprême outrage d’une femme éminemment libre qui assumait pleinement ses actes et ne cachait rien de ce qui la concernait !


Ce sont toutes les facettes de cette personnalité stupéfiante que Barbaglia révèle dans son roman dont le dispositif complexe permet de mettre en lumière l’écart entre ce que cette femme était et représentait, et la société dans laquelle elle évoluait, d’où ne pouvait naître qu’une déflagration. Les lecteurs du Coup du fou ne s’étonneront pas de la structure atypique de ce récit. Ou peut-être que si, justement : il seront surpris de retrouver un schéma narratif en tout point identique à celui du précédent qui, contre toute attente, fonctionne une nouvelle fois. Tout comme en contrepoint de la rivalité entre Bobby Fischer et son adversaire Boris Spassky Barbaglia posait les figures d’Ulysse et Achille, il fait de Hedy Lamarr une incarnation contemporaine d’Eve, la première femme, celle qui pour son plus grand malheur croqua la pomme de la Connaissance. Une « faute » dont ses descendantes restent encore comptables, à l’image de la propre soeur du narrateur et des jeunes femmes ostracisées auxquelles sa mère apporta son soutien actif, constituant ainsi le troisième fil narratif de cette histoire. On peut se demander si celui-ci était vraiment indispensable. Il est vrai que l’apparition de ces personnages déconcerte un peu et l’on tarde à comprendre le rôle qu’il jouent dans le récit. Ces figures féminines permettent de mesurer le chemin qui reste à parcourir pour les femmes, dont les droits durement acquis sont, il n’est pas inutile de le rappeler, plus que jamais menacés.


Après la lecture du Coup du fou, il me tardait de lire à nouveau ce talentueux auteur italien. C’est plus vrai encore aujourd’hui : restera-t-il dans la même veine et fera-t-il le portrait d’une nouvelle figure extra-ordinaire, au sens premier du terme, ou changera-t-il de voie ? Une chose est certaine, tout comme je l’ai fait pour L’invention d’Eva, je me précipiterai chez mon libraire dès le jour de sa sortie pour le découvrir !





mardi 16 septembre 2025

Le lotissement

Claire Vesin
La Manufacture de livres, 2025


Dans les années 80, Mare-les-Champs est une petite commune encore rurale du Val-de-Marne. La population se compose d’une classe moyenne venue y trouver la vie paisible de la campagne à quelques encablures en RER de Paris. Chaque famille possède son pavillon acheté sur plan, les enfants grandissent au grand air sous le regard attentif de leurs mères, tandis que les époux pourvoient aux besoins du foyer. Tout ce petit monde se connaît, se côtoie lors du goûter du mercredi ou des barbecues que le couple le plus en vue ne manque pas d’organiser régulièrement.


La survenue d’éléments exogènes n’est pas de nature à réjouir cette communauté peu encline à voir son univers évoluer d’un iota. La construction d’un immeuble HLM derrière les lotissements et l’arrivée d’une institutrice noire vont rapidement semer le trouble, puis la discorde, jusqu’à provoquer le drame… 


Rien de bien nouveau ici, ni sur la forme ni sur le fond : l’ennui des dimanches interminables, l’expression d’un racisme ordinaire et les craquelures du vernis de perfection familiale et sociale en sont les principaux ressorts. Une version made in France de Desperate housewives en somme. Si l’on est amateur du genre, on y trouvera peut-être son compte. Mais y en a-t-il encore en dehors des nostalgiques d’une série qui apparaît aujourd’hui bien surannée ?

vendredi 12 septembre 2025

La tentation artificielle

Clément Camar Mercier
Actes Sud, 2025


S’il est un sujet désormais omniprésent, c’est bien celui de l’IA. Il n’est donc guère surprenant de le voir investir le terrain littéraire. Clément Camar Mercier, qui s’était fait connaître en 2023 avec Le Roman de Jeanne et Nathan, revient aujourd’hui avec un deuxième récit pour le moins désarçonnant mettant en scène un vrai petit génie du code.


Ce ne sont pourtant pas ses extraordinaires compétences qui nous sont d’abord présentées. L’auteur commence en effet par nous signaler que son personnage est atteint d’un « chalazion » ou, pour le dire plus simplement, qu’il est affligé d’un kyste à la paupière. « Chiant, mais pas grave », est-il d’emblée précisé. Drôle d’entrée en matière ! D’autant que d’autres affections - toujours chiantes, mais toujours pas graves - vont rapidement l’assaillir, gênant considérablement l’exercice de son métier et la présentation des projets qu’il doit faire à ses éminents clients.

Ok, se dit le lecteur, on se dirige vers une satire des méfaits des usages à outrance des écrans et de l’IA.


Sauf que le récit emprunte très vite une autre voie. Certes, on a droit à la restitution, assez truculente, des consultations médicales de Jérémie, mais l’auteur prend aussi le temps de brosser le portrait de l’enfant que celui-ci a été et de le mettre en scène dans ses interactions sociales et professionnelles. Au milieu de tout cela, Jérémie murit un projet d’intelligence artificielle révolutionnaire, qu’il met en oeuvre dans un bureau ultrasecret de la vaste demeure qu’il se fait construire à Rambouillet, et qui, comme vous pouvez vous en douter, va occuper dans sa vie une place croissante. 

Le lecteur se dit que ça y est, il entre cette fois dans le vif du sujet : une réflexion sur la manière dont l’addiction au numérique nous entraîne toujours plus loin et sur l’ascendant que les IA menacent de prendre à plus ou moins court terme sur leurs créateurs.


C’est sans compter l'ahurissant rebondissement qui conduira Jérémie à tout plaquer pour se retirer dans un monastère. Une mise à l’écart du monde qui débouchera sur une série de péripéties toujours plus rocambolesques qui finiront par le ramener vers son point de départ, non sans l’avoir doté au passage d’une détermination renforcée…


Que dire de ce roman ? Si ma tentative de le résumer vous laisse quelque peu perplexe, sachez que je l’étais tout autant au sortir de ma lecture - et le reste encore quelques semaines après l’avoir terminée… J’ai réellement apprécié le caractère burlesque du récit (après La peau dure, La collision et Kolkhoze, disons que j’avais envie d’un texte qui fasse un peu plus place à l’imaginaire), ce qui ne m’a pas empêchée de trouver très pertinentes certaines réflexions sur notre rapport au numérique, notre dépendance aux objets connectés et à l’IA. J’ai lu avec intérêt les scènes plus réalistes résultant d’une documentation de toute évidence scrupuleuse qui émaillent également le texte (il faut s’accrocher pour arriver au bout du passage consacré aux modérateurs de réseaux sociaux et surmonter les haut-le-coeur qu’il provoque). En un mot, je ne me suis pas ennuyée un instant et l’auteur pointe parfois avec talent les comportements pervers vers lesquels l’ère numérique nous entraîne. 

Pour autant, il m’a parfois laissée songeuse, et je peine à tirer de cet écheveau un propos clair. L'IA est-elle un danger ou élargit-elle l'horizon humain ? J'avoue que je ne sais trop quelle conclusion tirer de ce roman... Mais le rôle de la littérature est-il d’apporter des réponses univoques aux vastes questionnements qui nous occupent ? Attend-on d’un auteur qu’il nous offre une grille de lecture simplifiée, voire simpliste, de notre monde ? Pas si sûr… Ce qui l’est en revanche, c’est la nécessité de nous poser les bonnes questions si nous voulons relever les défis qui se posent à nous.


dimanche 7 septembre 2025

L’application des peines

Didier Castino
Les Avrils, 2025


Edouard va sortir de prison. Ou il en est sorti. Lorsqu’on est incarcéré, le temps n’est plus de même nature, et passé, présent et futur tendent à s’abolir. Mais une chose lui semblait claire : à quarante ans, c’était la cinquième fois qu’il s’apprêtait à passer la porte d’un établissement pénitentiaire pour recouvrer la liberté, et cette fois il se promettait que ce serait la dernière. Il voulait désormais être présent pour son fils qu’il n’avait pas vu grandir et mettre un terme au sentiment de honte qu’il avait fait naître chez son père. 


A travers la voix d’Hervé, narrateur protéiforme et récurrent de l’oeuvre de Castino qui prend ici les traits d’un écrivain ayant animé un atelier littéraire pour des détenus, Edouard dit son histoire, l’univers carcéral, le rejet de la voie morne qu’on lui destinait et son attraction pour le milieu du banditisme. Il dit le choix d’une vie faite d’adrénaline, quitte à devoir en payer le prix, la jouissance de flamber, les règles - explicites ou pas - de la vie en prison, la camaraderie, le bruit, les relations qui s’établissent avec les surveillants, la manière dont les liens évoluent avec les différents membres de la famille…


En livrant les réflexions et les perceptions d’Edouard, l’auteur entre au plus intime d’un homme ordinaire ayant emprunté un chemin qui ne l’est pas. Une fois encore, en s’intéressant à une destinée hors cadres, Didier Castino fait preuve d’une profonde empathie avec son personnage pour en explorer la complexité. Sa prose est riche, précise, et nous offre un portrait à la fois fraternel et sans concessions.


Si j’apprécie depuis ses débuts l’humanité et la lucidité avec lesquelles l’écrivain traite ses sujets, je dois toutefois admettre que j’ai eu un peu de mal à entrer dans ce roman. Est-ce parce que son héros appartient à un univers qui m’est très étranger ? Mais le boxeur Gratien de son précédent texte l’était déjà. Je dirais que cela tient peut-être au caractère plus circonscrit à un destin individuel reléguant la dimension sociale, voire socio-historique, à un arrière-plan plus flou. Elle n’est pourtant pas absente, mais peut-être appartenait-il plus qu’à l’accoutumée au lecteur d’inscrire cette histoire dans une perspective plus large ? Je vous laisse en juger si vous lisez ce roman.




jeudi 4 septembre 2025

Au fond des années passées

Jens Christian Grøndahl
Gallimard, 2025



Traduit du danois par Alain Gnaedig



Rien de tel que les lectures en immersion. Un séjour à Copenhague me semblait offrir le cadre idéal pour lire le nouveau roman de Grøndahl, un auteur que j’ai découvert il y a quelques semaines à peine (justement dans la perspective de). Difficile de se faire une idée de l’ensemble de son oeuvre à travers deux livres seulement, mais de l’un à l’autre se dégagent toutefois des caractéristiques communes : un très petit nombre de personnages, une nette tendance à l’introspection, un questionnement sur ce qui fonde un couple - voire une famille.


Ici, le narrateur retrouve par hasard son amour de jeunesse alors qu’à la soixantaine passée, divorcé, il est atteint d’une maladie dégénérative. Les souvenirs remontent à sa mémoire et il interroge alors le jeune homme qu’il a été. Sa vie aurait-elle pu emprunter une autre voie ? Qu’aurait-elle été s’il l’avait passée aux côtés d’Anna ? Il ne cède rependant pas aux regrets qui n’ont nulle pertinence. Et puis Anna vient elle-même de se séparer de son mari, un célèbre journaliste qu’une femme accuse de l’avoir violée plusieurs années auparavant. Ils vont ainsi nouer une nouvelle complicité, apaisée, faite d’écoute et d’attention mutuelles.


L’argument du roman semble ténu et tient en effet en peu de mots. Il faut y entrer pour saisir ce qui en fait l’intérêt : les questionnements du protagoniste, son rapport au temps qui passe et aux évolutions sociétales. Comment appréhender le changement ? Comment faire avec ? Qu’il s’agisse de la notion de consentement dans le cas du mari d’Anna ou de la manière d’envisager la notion de genre dans le cas de la fille du narrateur, Grøndahl aborde avec intelligence les questions qui se posent à chacun d’entre nous à mesure que nous vieillissons. La nostalgie a-t-elle une place ? Doit-on accepter le changement ? Y a-t-il un espace pour le dialogue intergénérationnel permettant aux uns et aux autres de se comprendre ? Et de s’accepter ?


Comme dans le précédent roman que j’ai lu de lui, Grøndahl fait preuve de nuance et de finesse pour tenter d’appréhender la vie comme elle va. Nulle formule sentencieuse, nul bruit, nulle ostentation dans son texte. Ce qui lui permet d’infuser durablement dans l’esprit du lecteur.…


lundi 1 septembre 2025

Les jardins perdus

Rouda
Liana Levi, 2025


Dans une cité de la banlieue parisienne, Zac, 23 ans, est à la recherche de son frère Martin. De deux ans son cadet, celui-ci a disparu depuis plusieurs jours, ce qui ne lui ressemble pas. Certes, les liens familiaux se sont distendus. Leur père, une fois sorti de l’usine Findus où il travaille, ne pense qu’à ses séances de sport ; leur mère déprime depuis qu’elle végète dans des emplois qu’elle n’a pas choisis et Martin ne fait pas grand chose de sa vie depuis qu’il a miraculeusement décroché son bac l’année du Covid. Seul Zac semble tirer son épingle du jeu en poursuivant des études de socio à la fac. Tout ce petit monde ne fait guère plus que se croiser silencieusement autour de la table du petit déjeuner.


Martin serait-il amoureux ? D’après les rumeurs, une certaine Iphigénie lui aurait fait tourner la tête. Mais lorsque Alex, son meilleur copain, révèle à Zac qu’il aurait viré facho et rejoint les rangs d’un groupuscule militant, ce dernier ne parvient pas à le croire. Pour en avoir le coeur net et s’efforcer de retrouver la trace de son frère, il emprunte une fausse identité et se fait embaucher dans l’entreprise où Martin avait trouvé un petit boulot.


Dans la première partie du roman, Rouda nous invite à partager le quotidien d’une famille de la cité, entre amitiés partagées, absence de perspectives, système D et racisme ordinaire. Mais c’est dans sa seconde partie que le récit prend vraiment son essor, lorsque l’auteur nous entraîne dans les méandres nauséabonds de la fachosphère. Celle qui prend bien soin de rester sous les radars, d’évoluer en toute discrétion et qui méprise l’extrême droite institutionnalisée dont les ambitions sont bien trop limitées à ses yeux.


Rouda met en lumière ces groupuscules pour lesquels le spectre du grand remplacement justifie tous les moyens afin d’accélérer la guerre qui existe selon eux à l’état latent dans notre société. Ils ne veulent rien de moins que mettre le feu aux poudres pour prendre l’avantage et remporter la victoire identitaire.


L’auteur relate la manière dont ils recrutent, dans le plus grand secret. La première approche est feutrée, mais une fois la cible appâtée, celle-ci devra devra faire preuve, pour être définitivement adoubée, d’un virilisme exacerbé et ne pas avoir peur de prendre part à des combats à mains nues où tous les coups sont permis. Les portes de véritables camps d’entraînement paramilitaire leur seront alors ouvertes pour les préparer à prendre part à des actions musclées visant à imposer une l'hégémonie blanche qu'ils appellent de leurs voeux.


Intéressant et bien mené - en dépit peut-être de quelques longueurs dans sa mise en place, largement compensées par l’efficacité narrative de la seconde - ce récit a le grand mérite de lever le voile sur des pratiques qui, comme on l’a vu, sont menées dans le secret. Tout ce qui contribuera à les faire largement connaître est à saluer.

jeudi 28 août 2025

Décrochages

Julien Fyot
Viviane Hamy, 2025


Les vacances de la Toussaint viennent de se terminer. En ce matin de rentrée, enfants et enseignants reprennent le chemin de l’école, avec plus ou moins d’entrain. Mais devant les portes de l’établissement se tient un attroupement inhabituel. La rumeur se répand comme une traînée de poudre, semant l’effroi. Le cadavre d’un élève gît au beau milieu de la cour de récréation. Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’un tel drame survienne ? L’incompréhension monte encore d’un cran lorsque l’identité de l’enfant est révélée : il s’agit du fils de l’une des maîtresses, connu pour son extrême gentillesse. Il était d’ailleurs le seul enfant à avoir tissé des liens amicaux avec un élève difficile récemment arrivé dans l’établissement. Les regards se tournent rapidement vers lui tandis que la police ouvre l’enquête.


Alternant la narration entre les semaines qui précédèrent le drame et celles qui lui succèdent avec l’avancée des recherches, l’auteur se concentre sur la relation qui s’établit entre Brayan, l’élève en grande difficulté nouvellement arrivé en CM2, et son maître. Ainsi à travers cette intrique est-ce le quotidien d’un enseignant et la vie d’une école qui nous sont relatés. 


On ne connait que trop le manque de moyens, l’épuisement des profs, les défaillances d’une hiérarchie soucieuse de « ne pas faire de vagues » et l’abandon auquel l’institution est livrée… Les fondations de l’édifice sont de plus en plus fragiles, et lorsque les enseignants font face à des difficultés dans leur propre vie personnelle, l’équilibre désormais trop précaire menace de s’effondrer…  


Julien Fyot aborde ce sujet sous un angle original : le récit commence comme un roman classique, puis une veine sociale se dégage avant qu’un virage résolument policier ne soit pris. Bien qu’inattendu, ce roman est plutôt convaincant : je l’ai dévoré d’une traite ! Et puis l'école, on n'en parlera jamais assez.