lundi 26 août 2024

Le syndrome de l'Orangerie

Grégoire Bouillier
Flammarion, 2024



Peut-être appréciez-vous Monet ? Sans doute : qui de nos jours pourrait affirmer ne pas aimer sa peinture ? Qui pourrait regarder ses toiles sans se fendre d’un commentaire certes convenu mais élogieux tant il est devenu l’une des icônes de l’histoire de l’art ?

C’est pourtant sur une déclaration rompant résolument avec le discours communément admis que s’ouvre cet ébouriffant roman. Le narrateur se rend en effet pour la première fois à l’Orangerie et, loin de recevoir le choc esthétique attendu, exprime au contraire le profond malaise qu’il a ressenti à la vue des panneaux qui l’entouraient.


D’où ce sentiment provenait-il ? Comment l’expliquer ? C’est ce que va s’employer à déterminer Bmore, détective de son état, et de ce fait rompu à élucider les mystères. Aux confins de l’enquête policière et de l’analyse freudienne, il nous convie ainsi à une folle traversée de la vie et de l’œuvre de Claude Monet. Autant vous prévenir : après une telle lecture, vous ne regarderez plus jamais les tableaux de cet artiste de la même manière !


Car Bmore en est sûr : derrière ou au sein de ces nymphéas se cache un cadavre. Un cadavre ? Quelle idée ! Déformation professionnelle, tranche sa collègue Penny. Pourtant, on le sait depuis Duchamp, ce n’est pas l’artiste qui fait l’œuvre, mais le « regardeur ». Fort de cette certitude, Bmore étudie la « scène de crime ». Or Monet a commencé ce qu’il nomme « son grand travail » dès le tout début de la guerre de 1914, au jour de la mobilisation générale en France. Il y mettra le point final quatre ans plus tard, au moment de la signature de l’armistice. De là à conclure que ces nymphéas ne sont pas le simple tombeau d’un mort, mais celui de millions d’hommes sacrifiés sur l’autel de la patrie, il n’y a qu’un pas - que Bmore franchit allègrement. Ces Grands Panneaux sont un monument funèbre offert à la France au jour de la Victoire. 


Très bien. C’est imparable (semble-t-il). Mais pourquoi des nymphéas ? Qu’est-ce qui peut bien se tramer entre le peintre et ce motif pour que celui-ci ait ainsi cristallisé son angoisse de mort ? Pour que Monet ait continué ensuite à le peindre inlassablement jusqu’à son dernier souffle ? Bmore va ainsi dérouler le fil d’une pelote incroyablement touffue qui va l’emmener des débuts de la carrière du jeune peintre, de sa rencontre avec Camille qui allait de venir sa femme et sa muse, jusqu’à ses derniers jours, sans rien omettre de ses années de dénuement, de la survenue de son succès, de sa cécité et, bien sûr, du soin qu’il mit à édifier son jardin à Giverny.

A travers cette exploration ô combien érudite, Grégoire Bouillier délivre une lecture de l’œuvre de Monet absolument éblouissante et replace de manière magistrale le rôle joué par l’artiste dans les mouvements picturaux qui verront le jour par la suite.


Ainsi les différentes strates que constituent les divers éléments biographiques et les œuvres de Monet s’entremêlent-elles dans ce texte foisonnant. Et puisqu’une œuvre d’art résulte au moins autant de celui qui la regarde que de son créateur, le narrateur ne cesse d’interroger son propre positionnement, son propre rapport à ces nymphéas : épuiser leur mystère revient à épuiser sa propre angoisse. Se superposent alors aux observations et analyses ayant trait à Monet les sentiments et réflexions que lui inspirent les événements qu’il est lui-même en train de vivre. Comme dans un tableau du peintre où la perspective se brouillerait, où le ciel et la terre s’inverseraient, le texte qui nous est offert opère une étonnante fusion entre le temps et l’espace occupés par Monet et ceux relatifs à Bmore. 


Au terme de cette lecture à nulle autre semblable, Grégoire Bouillier nous aura invité à aborder la peinture de Monet avec un regard neuf. Mais n’est-ce pas ainsi que nous devrions recevoir toute œuvre, littéraire autant que picturale, c’est-à-dire sans l’aide (l’œillère ?) d’une médiation extérieure ? Entretenir avec elle une relation unique, personnelle, ouverte, qui nous aiderait aussi à faire notre propre introspection ? Après avoir lu ce fabuleux texte, plus aucun doute n'est permis ! 










      







20 commentaires:

  1. Voilà qui est fort intéressant. Je n'ai pas encore lu cet auteur mais le thème de ce roman me le fait noter absolument.

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  2. Vous posez de bonnes questions, entre écriture (Bouillier) et contemplation (Nymphéas).
    Bouillier est devant la mort, comme dans son précédent roman, fasciné par la mort comme un papillon par une flamme.
    Les bleus sombres et les mauves de ces Monet fusionnent dans une somptuosité incroyable . Légèreté de l'espace avec cette marge d'indéfini.
    Mais Bouiller a peut-être senti cette déchirure entre les bleus si sereins et les violets sourds presque désespérés. Une lutte, un combat.
    L'impossible jusque dans la lumière. Qu'a-t-il peint ?
    Qu'a-t-il écrit ?
    Tous deux laissent des traces.. Bouillier semble effrayé, à lire votre billet . Que voit-il surgir dans l'éclosion de ces couleurs ? Où nous entraîne -t-il ?
    Je revois ces grands panneaux qui se déploient dans un mouvement tournant qui me traînaient au-delà du temps et de l'espace.
    Oserais-je une traversée des apparences en ouvrant ce livre ?
    Merci.

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  3. Je tenterai peut-être enfin de lire Grégoire Bouiller par l'intermédiaire de ces Nymphéas même si les articles que je lis ici et là me font craindre un trop plein de digressions pour mes petits neurones... mais enfin qui ne tente rien... A suivre donc.

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    1. Personnellement, j'aime bien les digressions. Encore faut-il qu'elles fassent sens et que l'auteur ne perde pas son fil. Et je dois dire que là, c'est remarquablement maîtrisé.

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  4. Je n'ai encore jamais lu Grégoire Bouiller, mais j'aime beaucoup les rapports entre l'écriture et la peinture, et ce malaise ressenti face à ce tableau si paisible m'intrigue forcément... Noté, mais j'en ai déjà d'autres sur des thèmes proches à lire !

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  5. C'est un roman étrange, une fiction qui commence par un bavardage éloigné du sujet : les Nymphéas deMonet. Puis Grégoire Bouillier entame un dialogue léger avec une amie qui partage sa visite à l'Orangerie.
    Peu à peu un soliloque où il revient sur son angoisse, son idée fixe que Monet a pensé à la guerre en peignant sans relâche ses Nymphéas . De belles pages alors. Un regard précis, une connaissance de l'oeuvre et de la création artistique en ces années terribles.
    L'eau et la mort...
    Je ne suis pas certaine que son intuition soit légitime mais elle l'aide à écrire ce qui le taraude.
    Les Nymphéas, c'est avant tout une aventure de peintre, une recherche de la lumière, de ses eflets dans l'eau, sur l'eau. De l'émerveillement devant la beauté de ces corolles éphémères surgies dans un bouton qui sort de leau.
    C'est aussi la recherche de toute une vie bien avant les Nymphéas. Ce qui est nouveau c'est la disparition progressive des motifs dans le paysage. Monet est face au vide et à la puissance des couleurs. La toile....
    Son début de cataracte est peut-être lié à un monde qui devient flou pour lui mais loin de refuser cette gêne, il l'exploite pour unir ciel, eau, plantes, ombres et lumières .
    Le ciel n'est visible que dans l'eau, miré par la surface de l'étang.
    Ce n'est pas un écrivain dévoilant peu à peu l'œuvre d'un peintre mais plutôt l'œuvre de ce peintre qui dévoile les tourments de l'écrivain, le pousse à écrire..
    Voilà mes impressions de lectrice pour ce début d'ouvrage à peine commencé.
    Je continue à lire cet auteur très tourmenté et à garder de Monet la légèreté des ciels changeants captés en plein air, là où il plantait son chevalet dans ses années de vigueur.
    Clemenceau soit remercié du don de ces panneaux au musée de l'Orangerie Sans lui, ces Nymphéas auraient peut-être fini en toiles roulées dans un grenier....

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    1. C'est bien le propos de ce roman qui en fait la démonstration, me semble-t-il, que d'affirmer qu'il n'y a pas une manière de regarder une oeuvre, une manière qui nous est indiquée, imposée, avant même que nous ayons posé notre propre regard. Une oeuvre, c'est la rencontre entre celui qui la crée et celui qui la reçoit : à chacun de faire son chemin. Alors effectivement, à travers ce texte l'écrivain se découvre autant que le peintre.

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    1. Qu'est-ce qu'un roman ? Il est aujourd'hui une forme libre, et celui-ci possède une singularité que j'ai beaucoup appréciée. Je ne dirais certainement pas qu'il manque de structure, mais il est vrai qu'il faut se laisser prendre par ce texte dense et foisonnant sans opposer de résistance. Je le trouve d'une profondeur et d'une richesse immenses, mais je comprends que l'on puisse être déconcerté.

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  7. Bouillier parle peu de ces toiles, des couleurs, de ces superpositions qui mêlent de grands aplats de couleur et des explosions en rapides touches pour évoquer les Nymphéas. De ces violets qui remplacent le noir pour traiter les ombres. Du ciel qui se baigne, paisible dans l'étang. Il semble plus intéressé par la vie de Monet, surtout par les deuils qu'il a vécus douloureusement dont la mort de ses deux fils. Des créateurs de l'époque, des mouvements artistiques, des ecrivains. Mais sa démesure le fait oublier ces Nymphéas le temps de sillonner l'Histoire, des tranchées de Verdun au camp d'Auschwitz, en passant par Tintin et autres escapades. Tout ça pour finalement hurler son chagrin, ses propres deuils, ses solitudes.
    Les Nymphéas, il les a vues en lui. Il en a fait un suaire, un monument aux morts, des catacombes.
    C'est un long monologue éclairé de chroniques prestement évoquées. Il écrit bien mais c'est lugubre.
    Après la dure traversée du "Coeur qui ne céde pas" , cette terrible et interminable agonie de Marcelle Pichon distillée jusqu'à l'horreur, le voici de retour avec sa cohorte de morts traversant les deux salles ovales de l'Orangerie sans voir les Nymphéas et leurs jeux de lumière. Cette facture abstraite annonçant déjà l'abstraction lyrique des peintres contemporains (Zao Wu-Ki ou Rothko....)
    Mais l'enthousiasme communicatif de Delphine-Olympe transforme cet adagio en fête de l'intelligence. Qu'il en soit ainsi pour cette lectrice passionnée et accueillante. Qu'il en soit autrement pour la lectrice de passage que je suis.
    Bonne soirée à tous.
    Christiane

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  10. Alors : cadavre ou pas dans ces nymphéas ?

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  11. J'ai failli l'acheter il y a deux jours... j'aurais dû, ahhh j'aurais dû ^^

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    1. M'enfin ! Demain à la première heure, tu cours chez ton libraire !!!

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  12. Ben moi je l'ai acheté, et sans avoir eu le temps de le lire, j'ai visité l'orangerie, Giverny, et ... rencontré l'auteur en salon! Depuis je l'ai dévoré! OK, je suis fan de l'auteur donc tout va bien. Tout amateur de peinture et de monet devrait le lire.

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    1. Oui, j'ai bien compris que tu étais une inconditionnelle, et je comprends bien pourquoi ! Je suis en train de le devenir à mon tour. Et je rencontre l'auteur samedi prochain : j'ai le trac autant que je suis impatiente !

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