Emmanuel Carrère
POL, 2000
Qui est né au siècle passé se souvient certainement de l’histoire hallucinante de Jean-Claude Romand, cet homme qui avait fait croire à son entourage pendant près de deux décennies qu’il était un médecin à la carrière brillante, chercheur à l’OMS, mais qui passait en réalité ses journées à lire les journaux dans un café ou dans sa voiture. Au moment où la vérité allait éclater, il avait froidement assassiné parents, femme et enfants, avant de tenter de mettre fin à ses jours. Cette histoire incroyable avait frappé les esprits et défrayé la chronique.
Comme chacun d’entre nous, Carrère avait découvert cette affaire dans les journaux. Mais contrairement à nous, elle est restée solidement arrimée à son esprit. Au point de vouloir écrire à son sujet. Toutefois, si l’on en croit l’auteur, la maturation de ce texte a été longue. Son écriture aura été précédée d’une première tentative soldée par un échec, ce pour des raisons liées au protagoniste, au procès et au secret de l’instruction. Mais surtout à la difficulté qu’a éprouvée Carrère à trouver sa place et à adopter le point de vue qui convenait. Aujourd’hui où il s’est affirmé comme un grand écrivain de non-fiction, où l’écriture du réel est devenue sa marque de fabrique, cet aveu confère à ce récit un caractère particulier, indiquant assez le tournant décisif qu’il allait marquer dans sa production littéraire.
Dans le prologue, Carrère précise ce qu’il était lui-même en train de faire lorsque, le samedi 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tua méthodiquement sa femme, ses deux enfants, puis ses parents. Avec cette singulière entrée en matière, Carrère écartait d’emblée l’idée de présenter une enquête que n’allaient manquer de mener ni la justice ni les journalistes. C’était autre chose qui le taraudait au point de vouloir écrire un livre : percer le mystère de ce qui avait pu conduire un homme à mentir des années durant à ses proches, à s’inventer une vie complètement fictive, à construire son existence sur du sable avant d’assassiner sa famille au moment où la vérité allait s’imposer. C’est bel et bien la dimension existentielle de cette trajectoire qu’il voulait essayer de saisir, afin de comprendre ce qui se jouait dans la psyché de cet homme et, ce faisant, de comprendre pourquoi elle nous avait tous saisis d’effroi. Il s’agissait en somme d’appréhender à travers une expérience individuelle radicale une part de la condition humaine.
C’est précisément cette démarche que j’admire chez Carrère depuis ma lecture de Limonov qui est l’oeuvre par laquelle je l’ai découvert. Depuis, je lis chacun de ses livres et apprécie de revenir entre deux nouveautés à ses ouvrages antérieurs. Il y a quelques années, j’avais ainsi lu D’autres vies que la mienne, que j’avais beaucoup apprécié. Si j’ai trouvé L’adversaire intéressant, il reste pour moi un peu en-deçà de ceux qui suivirent. Sans doute parce que Carrère se tient encore à l’orée d’un nouveau continent littéraire où il ne tardera guère à exprimer sa singularité et un talent qui ne cesse de s'affirmer. Vous comprendrez donc que la sortie de Kolkhoze constitue à mes yeux l’événement de la rentrée littéraire. Je me réjouis d’en voir la date arriver à grands pas !
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