Entretiens

lundi 25 août 2025

Nerona

Hélène Frappat
Actes Sud, 2025


Quelque part en Erope, Nerona a été élue sur la foi d’un positionnement ultra populiste. Depuis qu’elle est au pouvoir, elle multiplie les décrets-lois inspirés par son Programme de Transition Princière, dont l’une des premières mesures aura sans doute été de s’autoproclamer Prince. C’est elle qui prend la parole dès les premières lignes du roman, et elle la conserve presque exclusivement jusqu’à la fin. Elle occupe tout l’espace et ne s’embarrasse pas de finesse pour faire des déclarations fracassantes dans lesquelles l’opposition est tournée en dérision, où revendiquer et exercer sa liberté signifierait s’affranchir de prétendus carcans idéologiques et de la fameuse « pensée unique », où parquer les migrants serait présenté comme une manière de les mettre à l’abri des trafics humains, où le réchauffement climatique serait une élucubration émanant de scientifiques idéologues. 


Tout ça vous rappelle quelque chose ? Face à la déferlante autoritariste que l’on voit s’abattre avec effarement sur le monde, en particulier depuis la réélection de Trump, on se sent complètement désorienté, voire démuni. Alors on cherche. A comprendre, d’abord, à essayer de trouver du sens à ce qui en paraît totalement dénué.


Les historiens se retournent sur le passé pour mettre au jour les mécanismes d’hier afin d’observer si ce qui se joue aujourd’hui est de même nature ; les journalistes - certains journalistes - mènent des enquêtes, interrogent les faits et les discours pour nous alerter ; les écrivains se placent sur le terrain de la fiction pour imaginer ce qui pourrait advenir demain. C’est certainement ce à quoi s’est employée Hélène Frappat avec ce bref roman dystopique.


L’analogie avec le président des Etats-unis ne cherche pas à se cacher : l’un des proches de Nerona se dénomme Egon Must. Et c’est peut-être là que le bât blesse. Aussi ahurissantes soient les paroles et les prises de décisions de cette dirigeante autocrate, elles ne sont guère plus qu'un écho à tout ce que l’on observe avec sidération depuis plusieurs mois. L’effet dystopique s’en trouve émoussé et on a l’impression de retrouver dans ces pages ce que l’on découvre quotidiennement dans les médias. C'est hélas à déplorer, mais la réalité fait parfois une sérieuse concurrence à la fiction...


jeudi 21 août 2025

La collision

Paul Gasnier

Gallimard 2025


Ce livre, j’aurais parfaitement pu passer à côté. Parce que la première pensée qui m'a traversé l'esprit en le voyant parmi les innombrables titres de la rentrée, c’est « tiens, encore un qui profite de sa notoriété pour se faire publier ». Mais comme je l’aime bien, ce jeune journaliste, je suis quand même allée y voir d’un peu plus près. 

Première surprise, il ne s’agissait pas d’un roman. Gasnier nous proposait un récit qui ne semblait pas si éloigné de son métier, dans la mesure où à partir de quelque chose qui pourrait s’apparenter à un fait divers - un accident de la circulation -, il se proposait d’interroger les conditions de sa survenue. Et puis cet événement ne lui était pas étranger, puisque la victime en avait été sa mère. Gasnier promettait, dix ans après les faits, de poser sur l’épisode le plus dramatique de son existence un regard qu’il voulait débarrassé de sa douloureuse dimension intime pour l’analyser avec l’exigence propre à son métier. Un exercice courageux qui pouvait sembler à première vue hors de portée...


En 2012, en plein coeur de Lyon, sa mère, qui roulait à vélo, était percutée par un jeune motard effectuant une roue arrière. Son état ne laissait pas place à l’espoir : elle décéderait après quelques jours de coma. L’enquête révèle rapidement que le jeune Saïd n’était pas le propriétaire de la grosse cylindrée qu’il chevauchait, qu’il n’avait pas le permis pour la conduire et qu’il était sous l’emprise du cannabis. De quoi nourrir chez les proches de la victime une colère et une rancoeur bien légitimes. Pour autant, Paul Gasnier refuse de céder à l’instinct du talion et s’efforce de tenir sa haine à distance.


Dix ans se sont écoulés. Dans le cadre de son activité professionnelle, il couvre les meetings politiques, en particulier ceux de l’extrême droite. Quelques mois avant les élections présidentielles, il assiste à une allocution de l’un de ces sinistres bateleurs. Alors que celui-ci évoque « la racaille » qui terrorise les honnêtes gens, la foule l’acclame. Ce déversement d’hostilité résonne en lui d’un douloureux écho. Il aurait toutes les raisons de reprendre cette haine à son compte : ce que cet homme dénonce - la violence engendrée par un délinquant récidiviste - il l’a vécu dans sa chair. Mais voir récupérés les drames tels que celui qui l’a touché pour en faire le lit de discours corrosifs et nauséabonds lui répugne. Sa décision est prise : il s’agirait désormais d’écrire son histoire pour dresser un tableau juste de ce qui avait pu conduire à cet instant funeste afin d’y déceler ce qu’il traduisait de l’état de notre pays.


Gasnier est retourné sur les lieux où se sont déroulés les faits, a rencontré des témoins, notamment l’avocat et la soeur de Saïd, il s’est efforcé de retracer l’histoire de l’adolescent que celui-ci avait été, de cerner son environnement. C’est un quartier qu’il a également ausculté, mettant en lumière son évolution urbaine, architecturale autant que sociale. Dans cette démarche, il ne s’agit nullement de justifier, mais de comprendre comment les différentes forces en présence se frottent, se télescopent, à la manière de plaques tectoniques dont on ne perçoit pas les mouvements mais qui finissent pourtant par provoquer des catastrophes.


Ce texte force le respect tant il est empreint d’intelligence et de dignité. L’objectif avoué de ce projet était pour son auteur de pouvoir vivre en paix. J’espère qu’il l’a atteint. Pour la lectrice que je suis, cette parole posée, ce refus de se laisser dominer par ses pulsions, ce choix de la lumière et de l’intelligence constituent une salutaire bouffée d’oxygène.  



mercredi 20 août 2025

La peau dure

Vanessa Schneider
Flammarion, 2025


Venue à l’écriture au début des années 2000, la journaliste Vanessa Schneider alterne romans, essais politiques et ouvrages à caractère biographique dans lesquels elle explore l’histoire de différents membres de sa famille. C’est dans cette dernière veine que s’inscrit le récit qu’elle publie en cette rentrée. Elle y fait le portrait de son père, Michel Schneider, psychanalyste, haut fonctionnaire et lui-même écrivain, disparu en 2022. 


En 2018, c’est le destin de sa cousine l’actrice Maria Schneider qu’elle avait retracé. Si ce texte, à la fois tendre et lucide, s’était révélé passionnant, c’est parce qu’au-delà de sa dimension intime il mettait en lumière les ambiguïtés - voire la duplicité - de toute une génération qui s’était imposée au lendemain de 68. C’est ce qui fait une fois encore la force de ce récit.


Avant sa mort qu’il sait imminente, Michel confie à sa fille une boîte pleine de documents personnels que celle-ci s’empresse d’enfouir sous son lit. Lorsqu’elle l’exhume, quelque temps plus tard, elle y trouve des cahiers, des bulletins scolaires, des documents administratifs qui lui permettront de remonter le cours du temps jusqu’aux failles originelles de l’enfance de son père.


Une enquête familiale de plus, me direz-vous ? Oui et non. Vanessa Schneider ne s’attarde pas sur le déroulé des événements qui ont marqué la vie de son père. C’est plutôt la nature de la relation qu’elle a elle-même entretenue avec lui qu’elle interroge. Une relation complexe, où l’amour, immense, le dispute à une incommensurable soif de reconnaissance. C’est à travers ses propres souvenirs personnels que Vanessa Schneider trouve peu à peu les clés d’un comportement empreint de paradoxes qui avait plus d’une fois suscité son incompréhension et sa colère. 


Michel Schneider, né à la fin de la Seconde Guerre mondiale, incarne l’archétype de cette génération d’hommes qui s’engagea dans les rangs de l’extrême-gauche, en l’occurrence maoïste, et qui s’empara ensuite sans états d’âme des postes de pouvoir et d’influence, notamment après l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République. Si Michel pouvait s’enorgueillir de ne jamais être allé pantoufler dans le privé, sa fille était bien placée pour percevoir les dissonances qui l’habitaient cependant.


C’est ainsi toute une époque que Vanessa Schneider sonde et ressuscite à travers le portrait sensible mais sans concession de l’homme hors normes qu’était son père. Une approche fine, acérée, qui s’inscrit dans la continuité du travail qu’elle avait entrepris avec l’histoire de sa cousine Maria, qui nous aide à comprendre ce qui se joua dans les années 70 et 80 d’un point de vue sociétal. C’est aussi ce qui nous permet de mieux comprendre notre propre époque, qui en découle, et c'est ce qui rend à mes yeux la lecture de cette auteure si précieuse.




lundi 18 août 2025

L’adversaire

Emmanuel Carrère

POL, 2000



Qui est né au siècle passé se souvient certainement de l’histoire hallucinante de Jean-Claude Romand, cet homme qui avait fait croire à son entourage pendant près de deux décennies qu’il était un médecin à la carrière brillante, chercheur à l’OMS, mais qui passait en réalité ses journées à lire les journaux dans un café ou dans sa voiture. Au moment où la vérité allait éclater, il avait froidement assassiné parents, femme et enfants, avant de tenter de mettre fin à ses jours. Cette histoire incroyable avait frappé les esprits et défrayé la chronique. 


Comme chacun d’entre nous, Carrère avait découvert cette affaire dans les journaux. Mais contrairement à nous, elle est restée solidement arrimée à son esprit. Au point de vouloir écrire à son sujet. Toutefois, si l’on en croit l’auteur, la maturation de ce texte a été longue. Son écriture aura été précédée d’une première tentative soldée par un échec, ce pour des raisons liées au protagoniste, au procès et au secret de l’instruction. Mais surtout à la difficulté qu’a éprouvée Carrère à trouver sa place et à adopter le point de vue qui convenait. Aujourd’hui où il s’est affirmé comme un grand écrivain de non-fiction, où l’écriture du réel est devenue sa marque de fabrique, cet aveu confère à ce récit un caractère particulier, indiquant assez le tournant décisif qu’il allait marquer dans sa production littéraire.


Dans le prologue, Carrère précise ce qu’il était lui-même en train de faire lorsque, le samedi 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tua méthodiquement sa femme, ses deux enfants, puis ses parents. Avec cette singulière entrée en matière, Carrère écartait d’emblée l’idée de présenter une enquête que n’allaient manquer de mener ni la justice ni les journalistes. C’était autre chose qui le taraudait au point de vouloir écrire un livre : percer le mystère de ce qui avait pu conduire un homme à mentir des années durant à ses proches, à s’inventer une vie complètement fictive, à construire son existence sur du sable avant d’assassiner sa famille au moment où la vérité allait s’imposer. C’est bel et bien la dimension existentielle de cette trajectoire qu’il voulait essayer de saisir, afin de comprendre ce qui se jouait dans la psyché de cet homme et, ce faisant, de comprendre pourquoi elle nous avait tous saisis d’effroi. Il s’agissait en somme d’appréhender à travers une expérience individuelle radicale une part de la condition humaine.


C’est précisément cette démarche que j’admire chez Carrère depuis ma lecture de Limonov qui est l’oeuvre par laquelle je l’ai découvert. Depuis, je lis chacun de ses livres et apprécie de revenir entre deux nouveautés à ses ouvrages antérieurs. Il y a quelques années, j’avais ainsi lu D’autres vies que la mienne, que j’avais beaucoup apprécié. Si j’ai trouvé L’adversaire intéressant, il reste pour moi un peu en-deçà de ceux qui suivirent. Sans doute parce que Carrère se tient encore à l’orée d’un nouveau continent littéraire où il ne tardera guère à exprimer sa singularité et un talent qui ne cesse de s'affirmer. Vous comprendrez donc que la sortie de Kolkhoze constitue à mes yeux l’événement de la rentrée littéraire. Je me réjouis d’en voir la date arriver à grands pas !


  

lundi 4 août 2025

Le duel

Joseph Conrad
Initialement publié en 1908

Traduit de l’anglais par Michel Desforges



Ayant récemment revu le film de Ridley Scott Duellistes, j’ai eu envie de lire le livre qui l’avait inspiré. Cette singulière histoire d’honneur m’intriguait et j’imaginais que l’écrivain explicitait davantage les ressorts psychologiques pouvant expliquer le comportement de ces deux soldats de l’armée napoléonienne.


En effet, même si le récit est assez bref, Il laisse un peu plus de place à l’analyse. On y découvre deux personnalités contrastées, voire opposées, incarnant deux figures d’officier de l’armée napoléonienne : l’un, Féraud, est un soutien indéfectible de Bonaparte, tandis que le second, d’Hubert, a embrassé une carrière qu’il poursuivra quel que soit le régime en place. Durant plus d’une décennie, le premier provoquera le second en duel de manière obsessionnelle, reléguant aux oubliettes le motif - plus que ténu - de leur discorde initiale.


Bien sûr il s’agit d’une histoire de code de l’honneur qui défie aujourd’hui notre entendement. Mais Conrad donne une dimension existentielle à cette rivalité, les deux personnages ne trouvant à se réaliser que dans cette relation pourtant dénuée de sens - ce dont d’Hubert finira in extremis par prendre conscience.


Mais c’est aussi, d’un point de vue plus historique, l’opposition entre un homme d’extraction modeste auquel l’épisode napoléonien offrira l’occasion d’une ascension sociale - avant la chute - et un autre bien né qui, grâce notamment à sa soeur monarchiste convaincue, stabilisera sa position sous la Restauration.


Ridley Scott, dont c’était le premier film, a tiré le meilleur parti de cette histoire, tandis que Keith Carradine et Harvey Keitel en incarnaient à la perfection les protagonistes. Peut-être en ont-ils même accru leur postérité ?

lundi 21 juillet 2025

Tu montreras ma tête au peuple

François-Henri Désérable
Gallimard, 2013


François-Henri Désérable est un écrivain fin, à la plume élégante, dont je lis chacun des nouveaux livres depuis que je l’ai découvert avec Un certain monsieur Piekielny. Je m’étais alors promis de lire ses ouvrages antérieurs, et la récente fête nationale m’est apparue comme l’occasion idéale de mettre ce projet à exécution - si je puis utiliser ce terme ici… Désérable y présente en effet plusieurs figures de la Révolution française dans les heures qui précédèrent leur décapitation.


Evidemment ce choix donne une vision particulière de cet épisode fondateur de notre histoire. Aborder la Révolution sous le seul angle de la Terreur peut conduire à discréditer l’ensemble de l’événement. Surtout lorsqu’on se focalise sur les individus, créant un phénomène d’empathie propre à produire une réaction d’hostilité et d’indignation. Ceci étant posé - et à bien garder à l’esprit - Désérable ne prétend pas faire un travail d’historien - même s’il s’est solidement documenté, comme en témoigne la bibliographie qu’il présente en fin d’ouvrage. Il nous offre à travers le prisme qu’il a défini une remarquable oeuvre littéraire. Constituée d’une galerie de portraits de personnalités hétérogènes - Danton, Marie-Antoinette, Charlotte Corday, mais aussi Lavoisier, André Chénier, le Vendéen Lantenac, ou la douzaine de girondins qui firent banquet à la veille d’être « raccourcis », elle présente néanmoins une parfaite cohérence, par les échos que les chapitres se renvoient. 


Désérable nous plonge avec talent dans l’atmosphère tourmentée des années 1793-1794 et nous met littéralement en présence des personnalités qu’il convoque. Pour cela, il passe souvent par le regard d’un tiers qui endosse le récit, ce qui confère à ce dernier une véritable dynamique. Le style de l’écrivain, dans cette première oeuvre, est déjà affirmé, précis, vivant, soigné, en un mot parfaitement maîtrisé. Un vrai plaisir de lecture, en somme, qui se double d’une dimension didactique et documentaire tout à fait passionnante, en dépit de mon préambule.


mardi 15 juillet 2025

Du mauvais côté

Davide Coppo
Calmann Levy, 2025

Traduit de l’italien par Samuel Sfez



Les éditeurs ont l’art d’encenser, avec plus ou moins de retenue, les textes qu’ils publient. Je suis plutôt bien placée pour le savoir, mais en tant que lectrice je reste pourtant très influençable ! Aussi n’ai-je pas hésité longtemps avant d’acquérir ce roman relatant l’itinéraire d’un jeune lycéen italien vers le néo-fascisme, présenté comme « audacieux », « d’une actualité brûlante » et « salué par la critique en Italie ».


Au début des années 2000, Ettore est un adolescent comme tant d’autres : introverti et peu sûr de lui. Lorsque, venant de la banlieue, il fait son entrée dans un lycée du centre de Milan, il est déboussolé. Ses résultats scolaires s’effondrent et il se sent isolé : en un mot, il n’a pas les codes. Cela n’empêche pas Alessandro et surtout Giulio, un garçon plutôt charismatique, de s’intéresser à lui. Quand ils l’accueillent au sein de leur cercle amical, Ettore en reçoit comme une bouffée d’oxygène et ne cherche qu’à s’intégrer. Très vite, il est invité à la « Fédération ». Commence alors une initiation à laquelle Ettore va se montrer très réceptif : il n’a pas de conscience politique, et le sentiment d’appartenance à une communauté est le ressort sur lequel va se fonder son cheminement vers le « mauvais côté ».


Dès le prologue, on sait que les choses ont mal tourné pour Ettore. Il a été assigné à résidence pour plusieurs mois par la justice et s’apprête à délivrer son récit. On découvre son environnement familial : des parents d’extraction modeste, une mère qui, grâce à de brillantes études et à force de travail, est parvenue à obtenir un poste à responsabilité, une certaine opacité sur les activités des membres de la famille durant la période fasciste, et, en dépit d’une faible politisation, une condamnation ferme de cette orientation idéologique. En arrière-fond, les violents affrontements entre manifestants altermondialistes et forces de l’ordre dont le G8 de Gênes est le théâtre font la une de l’actualité. 


Ainsi un cadre contextuel est-il soigneusement mis en place. Peut-être est-ce ce qui a créé chez moi une attente… qui n’a pas été satisfaite. Le récit reste en effet extrêmement intimiste, ce qui n’est pas dénué de sens, la dimension psychologique étant ici évidemment déterminante. Toutefois, on reste tout au long du récit dans le périmètre très resserré du lycée. Et même lorsque se déroulent des événements qui le dépassent, le manque de mise en perspective m’a un peu gênée. Jusqu’au terme de ma lecture, j’ai attendu en vain que quelque chose décolle, que le roman prenne de la hauteur, que l’angle s’élargisse. 


Malgré l’intérêt que ce récit peut présenter, il m’aura finalement laissé un sentiment d’inachevé qui me donne à penser qu’il ne déposera pas en moi une empreinte durable.

mercredi 25 juin 2025

Les invités

Agnes Ravatn
Actes Sud, 2025


Traduit du norvégien par Terje Sinding



Agnes Ravatn aime les huis-clos, et la géographie de son pays lui offre un fantastique terrain de jeu : son précédent roman, Le tribunal des oiseaux, réunissait deux individus reclus dans une maison située au coeur d’un fjord norvégien. C’est cette fois dans un luxueux chalet de l’archipel d’Oslo que se déroule son nouveau roman.    


Karin et Kai forment un couple de la classe moyenne : elle occupe un emploi de juriste dans la mairie d’une ville proche de la capitale et il est menuisier. A la faveur du hasard, elle retrouve une ancienne camarade de classe devenue célèbre et celle-ci lui prête son chalet pour une semaine ; charge à Kai de refaire le ponton de la maison. Mais ces retrouvailles n’ont rien de très réjouissant pour Karin, qui conserve à l’égard d’Iris une rancune tenace. C’est de mauvaise grâce et cédant à l’insistance de Kai qu’elle finira par accepter la proposition.


Dès leur arrivée, la modernité et le luxe du chalet situé dans un environnement sauvage et protégé suscitent son aigreur, tandis que Kai la conjure d’en profiter. Et lorsqu’elle croise le voisin, un écrivain marié à une auteure célèbre que Karin apprécie particulièrement, elle se glisse dans un rôle de composition en se faisant passer pour une riche propriétaire, entraînant Kai dans son mensonge…


Agnes Ravatn signe un roman plus complexe et sinueux qu’il y paraît à première vue. Certes Karin n’a pas de mots assez durs pour cette bourgeoisie huppée qu’elle fustige. Mais, dans ce contexte, ce sont surtout ses propres choix et son manque d’ambition qui s’imposent à elle, tandis que le couple d’écrivains révèle peu à peu ses failles. Entre idées reçues, faux-semblants et manipulation, l’auteure nous entraîne dans une intrigue psychologique inattendue qui réserve un réjouissant lot de surprises. Une agréable lecture en ces jours paresseux de canicule.


mardi 17 juin 2025

Marseille 73

Dominique Manotti
Points Seuil (Les Arènes, 2020)


En 1962, les Accords d’Evian marquaient la fin de la guerre d’Algérie. Ce pays obtenait son indépendance, engendrant un exode massif des Pieds-Noirs vers le sol hexagonal. Le point final était-il mis à ce conflit ? Pas si sûr. En tout cas pas pour tout le monde. Onze ans plus tard, faisant suite au durcissement de la politique gouvernementale de la France à l’égard de la population immigrée, l'extrême-droite utilise un fait divers dans lequel un traminot marseillais a trouvé la mort pour orchestrer une campagne exigeant l’arrêt de « l’immigration sauvage ». En dépit de l'appel des collègues de la victime à ne pas utiliser la mort d'un des leurs à des fins racistes s’ensuivra une vague d’assassinats qui fera en quelques semaines une quinzaine de victimes nord-africaines et près de cinquante sur l’ensemble du sol français.


C’est autour de ces faits que se déploie le roman de Dominique Manotti qui imagine une enquête sur le meurtre de Malek Khider, 16 ans, atteint de trois balles tirées à bout portant. C’es le commissaire Daquin, jeune Parisien projeté dans la cité phocéenne, qui la mènera. Encore pour cela devra-t-il nager entre les eaux troubles des différents services de police dont certains sont noyautés par les tenants de l’Algérie française. Ce qui explique que les pièces à conviction subissent une altération les rendant inutilisables, que les témoignages soient triés sur le volet et que le meurtre soit rapidement requalifié en règlement de comptes.


La postface de l’auteure indique assez combien ce polar s’appuie sur des événements historiques et un contexte soigneusement documenté. Le déroulement de l’enquête concentre tout ce qui a pu être mis en oeuvre pour taire de manière systématique le caractère raciste des meurtres qui se sont alors multipliés : la presse était utilisée pour jeter le discrédit sur les victimes, le mobile raciste nié pour avancer une soi-disant rivalité entre voyous, et quasiment aucun assassin n’aura été arrêté (d’après Dominique Manotti, deux condamnations seulement, avec sursis pour l'un, le second - un sous-brigadier de la police urbaine - succombera quant à lui fort opportunément à une crise cardiaque peu après son incarcération…).


Un très intéressant polar, donc, qui restitue parfaitement l’époque trouble qui fit suite, côté français, aux « événements d’Algérie ». Voilà une agrégée d’histoire qui a parfaitement négocié son passage à la fiction !


lundi 9 juin 2025

Chagrin d’un chant inachevé

François-Henri Désérable
Gallimard 2025


Se glisser dans les pas du Che : plus d’un adolescent en a eu le fantasme, François-Henri Désérable l’a fait. Attention, il ne s’agissait nullement de reprendre le flambeau de la Révolution mais de suivre l’itinéraire que le jeune Ernesto avait tracé avec son ami Alberto Granado en 1952, alors qu’Il n’était qu’un jeune étudiant en médecine avide de voir du pays. Il ne se doutait sans doute pas que ce voyage allait profondément modifier sa vision du monde et le conduire vers l’engagement que l’on sait. 


Lorsqu’il entreprend cette traversée de l’Amérique latine, Désérable a une trentaine d’années et rien d’autre que des fourmis dans les jambes et la furieuse envie de découvrir le monde. Il embarque avec lui un ami hispanophone qui rebroussera bientôt chemin pour passer les oraux d’un concours. Désérable poursuivra quant à lui sa route, avec pour seul viatique le récit que Guevara avait lui-même fait de son Voyage à motocyclette.


Tout le charme de ce texte réside précisément dans la modestie de son intention : il ne s’agit en aucune façon de faire une hagiographie - pas même une biographie - du Che ; non plus que de prétendre dresser un état des lieux de l’Amérique latine - ce qui serait bien présomptueux. Désérable procède par touches successives en mettant l’accent sur certains de ses souvenirs (le voyage date déjà de plusieurs années) qui contribuent à restituer une image de chacun des pays qui constituent le chapitrale du livre, image qu’il fait entrer en résonance avec les idées reçues que l’on peut en avoir et qu’il partage peut-être avec les autres voyageurs qu’il croise sur son chemin.


Mais tout comme dans L’usure d’un monde qui relatait sa traversée de l’Iran, c’est surtout l’élégance de sa plume et sa posture qui donnent tout son charme au récit. L’esprit de l’écrivain est volontiers facétieux, et l’on s’amuse du burlesque des situations dans lesquelles il s’est parfois trouvé et qui auraient pourtant pu tourner au drame. Il y a dans son regard un mélange d’acuité, de poésie et d’humour qui confère à son texte une couleur unique et un remarquable pouvoir évocateur : pour un peu, on aurait presque l’impression d’être à ses côtés !







vendredi 30 mai 2025

Quelle n’est pas ma joie

Jens Christian Grøndahl
Gallimard, 2018

Traduit du danois par Alain Gnaedig



Voilà un titre bien surprenant eu égard à ce qui attend le lecteur : l’adresse d’une septuagénaire, Ellinor, récemment devenue veuve, à sa meilleure amie décédée, dont on apprend rapidement qu’elle a été la première femme de son mari Georg.


C’est toute l’histoire du quatuor amoureux et amical qu’elle constitua avec Georg, Anna et Henning qu’Ellinor déroule, révélant peu à peu au lecteur ce qui s’est joué entre eux, mais aussi dans sa propre psyché. En remontant à l’histoire de la mère d’Ellinor et en révélant la nature des relations qu’elle entretient avec les enfants du couple qu’avaient formé Anna et Georg, Grøndahl fait une remarquable analyse psychologique de son héroïne. Cette étude s’enracine dans un contexte historique, celui de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande au Danemark, et s’enrichit de facteurs sociologiques qui confèrent à ce portrait une très grande finesse.


Le texte est bref, et si le lecteur manque singulièrement d’éléments au début de sa lecture, la confession d’Ellinor distille progressivement les détails de son parcours pour finir par offrir une vision globale et cohérente de son histoire, à la manière d’un puzzle où chaque pièce viendrait trouver sa place. Ce dispositif coupe ainsi court à toute forme de jugement et confère toute sa force à ce portrait.


C’est en prévision d’un prochain voyage à Copenhague que j’ai lu ce roman : je cherchais à me forger une première représentation du pays à travers sa littérature. Cette étude intimiste ne m’aura certes pas vraiment permis de m’en constituer une image mentale, mais j’y ai gagné la découverte d’un écrivain subtil dont je ne manquerai pas de continuer à explorer l’oeuvre.