Entretiens

mercredi 30 septembre 2020

Chavirer

Lola Lafon

Actes Sud, 2020



Années 1980. Cléo a 13 ans. Famille sans histoire, scolarité sans éclat, promesse d’un destin ordinaire. Comme beaucoup de gamines, elle fait de la danse à la MJC de sa commune, Fontenay-sous-Bois. C’est là qu’une femme la repère, qui s’adresse à elle comme nul ne l’a jamais fait : talentueuse comme elle l’est, elle devrait déposer un dossier afin d’obtenir une bourse de la fondation Galatée qui soutient les projets de jeunes filles prometteuses. Mais pour la gagner, il lui faudra défendre sa cause auprès d’un jury, qui se révélera exclusivement constitué d’hommes rencontrés au cours de luxueux déjeuners pris dans un appartement parisien du XVIe arrondissement…


Lola Lafon a la pudeur de ne pas s’étendre sur la nature de ces déjeuners dont on imagine sans peine ce qui s’y trame. Mais ce qu’elle met parfaitement en lumière, en revanche, c’est la manière dont ces quadra manipulent ces toutes jeunes filles pour les amener peu à peu à pratiquer les gestes qu’ils attendent d’elles, les mettant dans la situation de consentir à ce à quoi elles se refusent pourtant. Plus pervers encore, ces adultes n’hésitent pas à les utiliser comme des rabatteuses leur amenant sans cesse de nouvelles proies et les plaçant ainsi dans le double statut de victime et de bourreau.


Rideau. Cléo est devenue une danseuse infatigable sachant s’exprimer dans de nombreux registres, ce qui lui garantit un certain succès auprès des compagnies de danse orientées spectacle populaire. Lorsqu’elle est sur scène, Cléo sourit, Cléo est sexy, Cléo joue le rôle qu’on attend d’elle. Mais sitôt les paillettes retirées, Cléo devient difficile à cerner et se soumet aux aléas des rencontres et des circonstances. Mais comment pourrait-elle se définir, alors qu’elle ne sait si elle est victime ou coupable ? Victime, alors qu’elle a accepté ? Coupable plus sûrement, ayant entraîné la si jeune Betty dans le piège où elle-même était tombée. 


Betty, Cléo, deux femmes qui ont tu leur histoire, leurs doutes et leurs sentiments. Jusqu’à ce que dans le sillage de MeeToo deux documentaristes mènent une enquête sur la fondation Galatée… 


Tout le talent de Lola Lafon est de mettre l’accent sur la notion de culpabilité, cette fameuse zone grise du consentement dont on a beaucoup parlé il y a quelques mois. Il n’est pas anodin de noter que, comme le livre de Vanessa Springora, le roman de Lola Lafon se situe dans les années 80 avec des protagonistes de même âge. Dans l’un comme dans l’autre récit, on est frappé par ce qui nous apparaît, vu de notre époque, comme un effarant aveuglement des parents qui ne semblent jamais s’étonner de ce que des adolescentes sortent avec des adultes ni se demander quelles contreparties peuvent être apportées aux cadeaux, voire à l’argent qu’elles reçoivent. De la même manière, on perçoit chez les deux jeunes filles une forme de fascination pour un monde à fort capital culturel.


Mais ici s’arrête la comparaison. Lola Lafon ayant choisi la forme romanesque, cela lui permet de diversifier les points de vue, les perspectives et d’étoffer son propos. Ainsi la danse tient-elle une place centrale. La danse, cette discipline où les corps sont forcés, domptés pour se plier aux exigences d’une chorégraphie et être offerts au regard du public, où la douleur est tue, dépassée, ignorée souvent pour monter sur scène, quoi qu’il en coûte - ce qui n’est évidemment pas sans rappeler La Petite communiste. La danse, cette discipline dont il existerait une forme raffinée, réservée à une élite, et une autre, populaire et frivole, indigne d’intérêt. Autant de manières d’exercer et perpétuer une domination, d’une personne sur autre, d’une classe sur une autre, d’une catégorie de population sur une autre.


C'est tout cela que Lola Lafon orchestre avec finesse et intelligence dans un roman fabuleusement maîtrisé que, personnellement, je n’ai pas lâché ! 







dimanche 27 septembre 2020

La grande épreuve

Etienne de Montety

Stock, 2020



En juillet 2016, nous étions frappés par une nouvelle attaque terroriste : vous vous en souvenez sans doute, deux jeunes hommes s’étaient introduits dans une église de la commune de Saint-Etienne-du-Rouvray pour y égorger le prêtre, faisant une autre victime - qui, par chance survécut à ses blessures - parmi les quelques fidèles qui assistaient à l’office. 

Journaliste au Figaro, Etienne de Montety, reçut très vite les dépêches qui informaient du drame. Cinq ans plus tard, il s’en inspire pour écrire un roman où il donne la parole à chacun des protagonistes de l’événement.


Les deux assaillants, le prêtre, le capitaine de la BRI qui donna l’assaut, l’une des soeurs présentes dans l’église : Etienne de Montety imagine l’histoire de chacun de ces personnages et retrace leur parcours depuis leur enfance à ce moment effroyable où ils se trouvent réunis. Mais nulle recherche de sensationnel ici. Ce n’est pas un roman qui se complait à évoquer chaque minute du drame ni à en mettre en scène les détails sordides. Et si l’attentat constitue bien la scène finale du livre vers laquelle le lecteur sait tendre inexorablement, elle n’en est pas pour autant le point d’orgue. L’auteur ne cherche pas une montée en puissance de l’intensité dramatique. Son propos est ailleurs et il prend au contraire le parti d’une écriture apaisée pour s’attacher à comprendre ce qui a amené chacun à la place où il se trouve.


Ce faisant, il s’interroge sur la place de la foi, d’une manière générale mais aussi plus particulièrement chrétienne et musulmane, dans notre société, sur la laïcité et la définition que l’on peut en donner, sur la perte des repères et la place laissée aux discours de radicalisation. 

Grâce au recul et à l’espace qu’offre la littérature, il aborde ces questions en mettant de côté toute réaction émotionnelle et tout esprit partisan. Il en ressort un roman parfaitement construit qui se lit avec intérêt. Et si l’on n’apprend rien de nouveau - on n’est pas ici dans un essai, une enquête journalistique ni la démonstration d’une thèse -, il permet d'affirmer que l’on peut aborder des thèmes brûlants et prompts à déchaîner les passions avec un peu de sang-froid. Et ça, ça ne fait pas de mal de le rappeler. Je dirais même que c'est nécessaire.

mercredi 23 septembre 2020

L’enfant céleste

Maud Simonnot

L’Observatoire, 2020



Cette histoire est celle de deux écorchés, deux êtres blessés qui tentent de refaire surface. Ou plutôt Mary, elle-même dévastée par une rupture amoureuse, cherche à préserver son petit garçon de 10 ans, Célian, de la cruauté ordinaire à laquelle il se heurte. Car Célian ne rentre pas dans les cadres. A l’école, les journées s’étirent pour lui en d’interminables minutes d’ennui. Il ne suit pas les consignes et laisse constamment son attention s’évader… Mais il sait des poésies entières de Rimbaud et le nom des planètes. Et il connaît les secrets de la nature, qui est pour lui plus qu’un refuge.


Et puisque Mary et Célian partagent l’histoire étonnante de Tycho Brahé, ils vont partir plusieurs semaines pour l’île suédoise de Ven où le savant avait au XVIe siècle établi son observatoire astronomique. Une île austère où la nature règne en maître. Une île où quelques personnages un peu hors du temps et hors du monde les accueilleront avec bienveillance. A leur contact et en harmonie avec les éléments, mère et fils vont peu à peu reprendre les rênes de leur existence et retrouver peut-être une forme de paix.


De multiples raisons nous amènent vers un livre. Cet Enfant céleste, je l’avais choisi pour son auteure, une talentueuse éditrice sensible à des voix personnelles, à des styles puissants qui ne cherchent pas épargner leur lecteur. C’est à elle en effet que nous devons la publication des textes de Violaine Huisman ou de Bénédicte Belpois (l’auteure de Suiza) qui m’avaient tellement touchée. Je m’attendais alors de sa part - un peu bêtement, sans doute - à une écriture fulgurante et bouillonnante. Et c’est tout le contraire que nous offre Maud Simonnot : une écriture toute en délicatesse, une écriture comme un baume posé sur les fêlures et les plaies de ses personnages. Une autre manière d’exprimer la douleur et le refus de s’y soumettre. Une autre manière qui possède sa propre force et sa beauté.



Voir aussi le billet de Papillon, étonnament proche du mien (quoique, pas si étonnant que ça en fait, je suis très souvent d'accord avec elle !) 

dimanche 20 septembre 2020

Ce qu’il faut de nuit

Laurent Petitmangin

La Manufacture de livres, 2020



Ai-je aimé ce livre ? A l’heure de rédiger ma chronique et alors que j’en ai terminé la lecture depuis plusieurs jours, je me pose encore la question. 

Incontestablement, il m’a serré le coeur. Mais quel parent ne serait pas saisi aux tripes par l’histoire de cet enfant ayant perdu sa mère au terme d’une longue maladie et qui, devenu adolescent puis jeune adulte, se fourvoie dans de mauvaises fréquentations qui le conduiront vers l’irréparable ? Qui ne serait ému par ce père voyant son fils tourner le dos aux valeurs qu’il pensait lui avoir transmises et se couper irrémédiablement de lui ? Quelle personne viscéralement opposée à l’extrême-droite ne serait pas assaillie par un sentiment de révolte à l’idée qu’un petit gars un peu paumé puisse être récupéré par une bande de jeunes fachos ? 


Ce bref roman appuie là où ça fait mal. Il faut reconnaître qu’il le fait avec un certain talent, par une écriture sèche, efficace, qui vous attrape par le col. Oui, j’ai parfois reçu un coup de poing dans le plexus en en tournant les pages. 


Mais je suis aussi restée sur ma faim. J’aurais aimé que la relation étroite qui unit le jeune héros à son petit frère soit plus approfondie ; j’aurais voulu que la psychologie du père soit plus fouillée pour comprendre ce qui le décide finalement à soutenir son fils après s’en être détourné; et puis surtout j’aurais vraiment voulu que l’auteur entre dans la tête du jeune garçon pour nous livrer tous ses tourments : que ressent-il à l’égard de son père ? De son frère ? Quelles séquelles la mort de sa mère et les longues heures passées à son chevet ont-elles laissées sur lui ? Rejoint-il les partisans de Marine Le Pen en réaction contre son père ou par simple désoeuvrement ? Quelle part de provocation dans ce geste ? J’attendais vraiment de connaître sa part de vérité, et elle ne nous est jamais livrée. Si bien que la fin m’a déconcertée, me donnant la nette impression que l’auteur ne savait pas comment effectuer sa sortie et me laissant de ce fait sur un petit goût d’inachevé…

dimanche 13 septembre 2020

Yoga

Emmanuel Carrère
POL, 2020



Il ne faudrait jamais avoir à refermer un livre de Carrère. Ne jamais connaître ce moment redouté vers lequel je me suis pourtant acheminée avec avidité où il faut le quitter sans savoir combien de temps durera la séparation.


Car lorsqu’on entre dans un livre de Carrère, il ne s'agit pas de se laisser entraîner dans une histoire, de côtoyer des personnages auxquels on s’attacherait, de s’immerger dans un univers. Non. Ouvrir un livre de Carrère, c’est faire une expérience hors norme. C’est pénétrer au plus intime d’un individu, être admis à observer un psychisme d’une façon qu’il est impossible de scruter même le sien propre. Il nous offre une mise à nu qui, bien sûr, ne manque pas de nous renvoyer à nos propres questionnements, à nos propres angoisses, à nos propres failles…  


Ecrire « un petit livre souriant et subtil sur le yoga », discipline qu’il pratique quotidiennement depuis plusieurs décennies, tel était le projet initial de l’écrivain. Une antienne qui rythme le récit, venant constamment rappeler non sans malice combien les projets d’un individu peuvent être contrariés par les événements, mais surtout par sa propension à suivre un chemin différent de celui qu’il prétendait vouloir emprunter. Et ce sont ces bifurcations, ces embranchements, cet entrelacs de fausses routes et parfois d’impasses que l’auteur nous invite à prendre avec lui.

 

Le yoga et la méditation n’en restent pas moins le fil conducteur de ce récit. Appréhendés comme une manière d’être au monde, ils doivent conduire, à partir d’un recentrage sur soi, de l’attention portée au moindre flux de circulation au sein de son corps, à une plénitude permettant de se détacher de toute forme de contingence sociale et affective. Mais ce faisant, ne risquent-ils pas de finir par apparaître comme une forme ultime d’égocentrisme qui nous priverait in fine de notre humanité ? Ainsi le yin et le yang, principe suprême d’ordonnancement de toute chose poussé à son paroxysme, engendrerait-il une nouvelle forme d’impossibilité d’être au monde ? 

La quadrature du cercle… Et l’abîme sans fond pour notre écrivain qui devra passer par une phase d’hospitalisation assortie de séances d’électrochocs et de traitements chimiques pour entrevoir une issue.


Je m’en voudrais pourtant de vous laisser croire que ce récit est plombant (mais si vous connaissez Carrère, vous savez déjà qu’il n’en est rien) ! C’est tout le talent de l’écrivain que d’évoquer les aspects les plus noirs de l’existence et les plus complexes du psychisme avec une fluidité, une légèreté et un humour véritablement jubilatoires. Son écriture précise, qui ne recule ni devant les termes soutenus ni devant les plus triviaux, parvient à rendre compte de toutes les nuances de ce qu’il ressent, mêlant les détails les plus futiles aux événements les plus importants, tous constitutifs d’une personnalité. Enfin, comble de l’élégance, il prend congé sur une note optimiste et lumineuse, ce qui nous permet de refermer le livre avec certes une pointe de déchirement, mais oriente aussi notre regard vers un horizon dégagé qui ne nous donne qu’un seul désir : le retrouver le plus vite possible pour partager à nouveau avec lui des expériences de dimension à la fois très personnelle et universelle.


Merci Monsieur Carrère.
















dimanche 6 septembre 2020

Cinq dans tes yeux

Hadrien Bels
L'Iconoclaste, 2020



Je ne vous retiendrai pas longtemps aujourd’hui avec ma chronique. D’autant qu’égratigner le travail d’un tout jeune auteur proposant son premier roman ne m’est pas chose agréable. Mais puisqu’on le voit d’ores et déjà faire l'objet de certains papiers et qu’il figure sur la liste du prix de Flore qui vient d’ouvrir le bal des prix littéraires, j’ai tout de même envie de mettre mon grain de sel et de dire ce que j’en pense.


J’aurais voulu dire que je suis passée à côté : ça m’arrive, de ne pas être sensible à un texte dont je perçois les qualités et dont je vois bien que ce qui m’a laissée de marbre est précisément ce qui séduira un autre lecteur. Mais, non. Je n'ai décidément rien trouvé dans ce livre de ce que l’on peut attendre de la littérature : ni écriture remarquable par son énergie, son originalité ou son élégance - il ne suffit pas d’émailler son texte d’expressions du cru des quartiers Nord de Marseille pour lui donner de la chair ; ni personnages ayant une consistance, une psychologie étoffée - c’est à peine si on a le sentiment de mieux les connaître au moment de refermer le livre qu’en en commençant la lecture ; ni - et c’est pourtant ce que je croyais trouver dans ce texte - évocation vivante et inspirée d’une ville pourtant mythique et invitant sans aucun doute au romanesque... Voilà, il ne suffit pas d’égrener les mots et les phrases pour faire un roman, et l’éditeur doit quant à lui savoir faire preuve de discernement.  


Je ne m’acharnerai pas davantage. Peut-être prendrai-je quelques minutes pour essayer de retrouver les commentaires élogieux que j’avais vu passer pour comprendre ce qui a pu les susciter - si la nouvelle lecture qui m’a déjà happée m’en laisse le loisir !