Entretiens

vendredi 14 novembre 2025

La maison vide

Laurent Mauvignier
Minuit, 2025

Prix Goncourt 2025


On a tout dit sur ce roman, doté d’un style et d’un souffle sans égal pour les uns, verbeux et interminable pour les autres. Tel est le destin des lauréats du prix littéraire le plus convoité que d’être encensés autant que conspués. 


Pour ma part, à la lecture des premiers chapitres, j’aurais pu me ranger du côté des seconds si je ne m’étais donné la peine de poursuivre (les contempteurs de Mauvignier l’ont-ils fait ?). Tandis que le livre s’ouvrait sur un prologue dans lequel le narrateur rendait compte des recherches qu’il avait effectuées dans sa maison de famille pour retrouver la Légion d’honneur attribuée à titre posthume à son arrière-grand-père Jules au lendemain de la Première Guerre mondiale, il décrivait de manière extrêmement minutieuse, dans d’amples phrases insistant sur le moindre détail, ce qu’il avait trouvé en lieu place de la médaille. A savoir, des photos, d’où quelqu’un avait méthodiquement effacé la présence de Marguerite, sa grand-mère paternelle, en en découpant le visage. De quoi libérer, vous en conviendrez, et la soif de comprendre et l’imaginaire d’un écrivain. 


Les bases du récit étant ainsi posées, il fallait remonter à l’enfance de la femme de Jules, Marie-Ernestine, fille chérie de Firmin dont elle héritera l’ensemble des terres incluant la maison que son propre père y avait fait bâtir en 1854. Voilà qui permet d’ancrer les racines du récit familial au coeur du XIXe siècle. Cette précision n’est pas innocente, car on sent bien que les références littéraires de l’écrivain se situent précisément là, dans ce siècle qui vit s’épanouir une ample forme romanesque ayant vocation à représenter la société dans toutes ses dimensions, y compris les plus triviales. Les hommages, d’ailleurs, ne manquent pas : il plane sur ces pages l’ombre de Zola, dont l’intégrale des Rougon-Macquart constituera l’un des surprenants cadeaux que recevra Marie-Ernestine pour son mariage, une somme qu’elle n’a probablement jamais lue mais qui traversera les années pour parvenir jusqu’à notre narrateur. Mais c’est souvent à Balzac que j’ai pensé en lisant les phrases de Mauvignier dont les circonvolutions nous donnent à voir autant l’intimité d’une famille que le cadre social et historique dans lequel elle évolue. Or c’est bien là que j’ai d’abord rencontré une forme de résistance : non pas que le style m’ait déplu. Bien au contraire, j’ai assez lu Balzac, Zola et les autres pour goûter la saveur de ces méticuleuses descriptions. Mais j’ai eu une impression d’anachronisme, comme si écrire ainsi était désormais dépassé. Il fallait rependant convenir que le cadre et l’objet du récit se prêtaient parfaitement à cette forme.   


Une fois acclimatée - si je concède peut-être quelques longueurs -, j’ai été captivée par cette histoire se déployant sur quatre générations autour de l’élément déterminant que constitue le piano de Marie-Ernestine, que le narrateur découvrira lorsque son propre père - le petit-fils de Marie-Ernestine, donc - investira la maison de son aïeule. 


Comment les objets traversent-ils les générations pour témoigner d’une histoire familiale que l’on a préféré oublier ? Quelles cicatrices celle-ci laisse-t-elle pourtant ? Quels chemins la mémoire se fraye-t-elle en dépit des silences ? Par ce roman, Mauvignier apporte une stupéfiante réponse à ces questions.


Mais à travers les figures de Marie-Ernestine, de sa mère et de sa fille Marguerite, c’est aussi un remarquable tableau de la condition féminine au tournant des XIXe et XXe siècles que brosse l'écrivain. De la « préposée aux confitures et aux chaussettes à repriser » dont on ne connaîtra même pas le prénom (ou est-il trop discrètement évoqué pour que je m’en souvienne ?) que fut la mère de Marie-Ernestine avant de devenir l’intransigeante patronne du domaine légué par son mari, à Marguerite, qui paiera d’une mort prématurée son refus obstiné de se soumettre à la domination masculine et à toute forme d’injonction familiale ou sociale, ces héroïnes illustrent avec maestria la manière dont les femmes ont pu, à la faveur des plus dramatiques épisodes de notre histoire, s’affranchir du statut d’objet de transaction patrimoniale par le truchement du mariage et arracher une indépendance payée au prix fort. 


Certes, ce roman se mérite, avec ses quelque 750 pages. Mais ne vous laissez pas impressionner, immergez-vous dans cette belle fresque historique et familiale. Vous serez largement récompensés par une fin magistrale qui témoigne, s’il en était besoin, de la magnifique maîtrise de l’art romanesque de l’auteur.


  

lundi 10 novembre 2025

L'étranger

Albert Camus
Gallimard, 1942



Une fois n’est pas coutume, j’ai nettement préféré au livre de Camus l’adaptation cinématographique que vient d’en proposer François Ozon. Plusieurs raisons à cela, dont la première est toute simple : je n’ai pas aimé le livre. Je j’avais lu une première fois adolescente sans en avoir rien retenu, et une seconde fois il y a quelques semaines dans l’espoir de mieux en saisir les enjeux. Objectif qui s’est soldé par un échec, restant toujours aussi hermétique à cette écriture blanche et au détachement du personnage face à tout ce qui le concerne. Bref, je n’ai rien compris et suis restée autant à distance du texte de Camus que Meursault l’était à l’égard des événements de son existence, les mots glissant sur moi sans produire le moindre effet… 


Pourquoi alors aller voir le film, me direz-vous ? Eh bien précisément, puisque François Ozon avait été suffisamment touché par cette oeuvre pour s’en emparer, dans l’espoir que sa lecture éclaire la mienne. Mission largement accomplie. 


Tout d’abord, le parti pris du noir et blanc et d’une image épurée - on peut même dire esthétisante - m’a semblé de nature à restituer, paradoxalement, la couleur du roman. Je veux dire par là qu’il donne une intensité qui permet de rester pleinement resserré sur les personnages et de maintenir ainsi constamment et exclusivement l’attention du spectateur sur eux. 


Benjamin Voisin, à mes yeux l’un des comédiens les plus talentueux du moment, livre quant à lui une interprétation remarquable. En prêtant ses traits à Meursault, il lui donne, oui, une chair qui m’a manquée à la lecture. Par son jeu, il m’a permis de mieux comprendre le cheminement du personnage du détachement vers la colère. D’abord assez mutique, c’est davantage par les expressions de son visage et de son regard qu’il incarne le personnage. Mais, à mesure que le film progresse, ses répliques deviennent plus nourries, et ce sont des phrases entières de Camus que l’on peut reconnaître. Or, comme je le disais plus haut, je n’avais trouvé aucun relief au texte. Mais en entendant ces phrases de la bouche du comédien, celles-ci ont pris de l’épaisseur et j’ai ainsi pu en saisir la mesure et la portée. 


Le film est-il une bonne adaptation du roman ? Vous l’aurez compris je ne suis peut-être pas la mieux placée pour en juger. Quoi qu’il en soit, c'est à mes yeux une réussite cinématographique, tant par la beauté des images, la qualité d’interprétation des acteurs (Rebecca Marder est une Marie convaincante, et les personnages secondaires le sont tout autant - formidable Denis Lavant en Salamano). Et je suis au moins convaincue qu’il constitue une très bonne introduction à l’oeuvre pour tous ceux qui, comme moi, seraient passés à côté ou ceux qui ne la connaîtraient pas encore et pourraient ainsi être tentés de la découvrir.


 

mardi 4 novembre 2025

Et toute la vie devant nous

Olivier Adam
Flammarion, 2025


Où l’on retrouve Paul, le double fictionnel de l’écrivain, bien connu de ses fidèles lecteurs. Et du lien qu’entretiennent le réel et la fiction, il va amplement être question dans ce texte.


Au début du roman, Paul revient sur les lieux de son enfance, une cité de la banlieue parisienne. Nous voici donc propulsés en 1985, lorsque les parents de Paul décident d’emménager dans un « meilleur quartier » de la ville, doté « de meilleures écoles ». Dès son arrivée aux Sycomores, Paul se lie avec Sarah et Alex, formant les prémices d’une amitié durable dont nous allons découvrir l’histoire tout au long des chapitres qui remonteront le fil du temps jusqu’à atteindre l’année qui est en cours.


Ce sont donc quarante ans d’une amitié indéfectible, passionnée, parfois empreinte de conflits, mais surtout d’une absolue fidélité, que relate Olivier Adam : un prisme permettant d’observer le cours de vies ordinaires - études, entrée dans la vie active, liaisons amoureuses, mariage, parents vieillissants… - qui renverra immanquablement le lecteur à certains épisodes de sa propre existence. Tout le talent d’olivier Adam est là, me semble-t-il, dans cet art à dire la vie, avec une sensibilité à fleur de peau, tout à son lecteur une forme de miroir.


D’aucuns lui reprochent de manquer d’imagination, de puiser le matériau de ses romans dans sa propre vie. Il est vrai que Paul, protagoniste récurrent de l’œuvre d’Adam, est un écrivain que l’on peut difficilement manquer d’associer à l’auteur, tant il lui ressemble. Mais peut-être Olivier Adam en usant de la mise en abîme joue-t-il ici plus que jamais de la confusion… pour mieux couper cours à ces critiques. Celle-ci est à son comble lorsqu’on arrive au terme du récit, et l’émotion n’en est que plus vive. Certains trouveront peut-être le procédé un peu éculé ; pour ma part, je l’ai trouvé parfaitement maîtrisé et tout à fait convaincant.