dimanche 22 septembre 2019

Soeur


Abel Quentin

L’Observatoire, 2019




Jenny Marchand est complexée, mal dans sa peau, elle se sent impuissante à briller auprès de ses camarades par une répartie bien sentie ou à se faire remarquer par une décontraction naturelle soigneusement étudiée. Alors elle préfère raser les murs pour faire oublier son acné disgracieuse et regarder de loin le petit groupe de lycéens tellement swag au sein duquel elle rêverait d’être admise. 

Qui n’a jamais connu ces moments de solitude et de désarroi ? Certains traversent l’adolescence sans troubles excessifs quand d’autres la vivent comme un véritable calvaire. Une fois parvenu à l’âge adulte, on sait combien tout cela est relatif, et, bien souvent, ce qui occupait nos pensées a progressivement gagné la périphérie de notre esprit pour finalement devenir un souvenir revenant parfois nous faire sourire. 

Il suffit pourtant d’un incident, d’une parole, d’une rencontre, pour que tout bascule. Et à l’heure des réseaux sociaux, la moindre blessure d’amour propre peut prendre les proportions d’un véritable drame. 
Lorsque Jenny voit son humiliation dévoilée aux yeux de tous, lisant les sourires sur les visages, découvrant les likes et les commentaires entendus sur son téléphone, elle se replie définitivement sur elle-même... jusqu’à ce qu’une voix anonyme, sur une plateforme de chat, lui offre une parole secourable. 

Jenny finit par rencontrer Dounia. Celle-ci devient très vite une véritable amie avec qui elle partage ses secrets, ses pensées les plus intimes, et qui la fait entrer dans son propre cercle amical. Enfin, Jenny se sent quelqu’un et ses rêves se confondent très vite avec les paroles de miel que lui prodigue Dounia. Car il existe une communauté solide sur laquelle s’appuyer et qui n’attend que d’être rejointe par de nouveaux venus. Une communauté animée de véritables valeurs qu’il convient de défendre. Et qu’importe s’il faut mourir ici, puisque c’est pour rejoindre un au-delà mille fois plus doux. 
Alors Jenny se met à réciter les sourates du Coran, change sa façon de s’habiller, reproche à ses parents leur façon de vivre. Et Dounia de flatter son intelligence et sa singularité. Jenny veut briller de l’éclat que ses anciens camarades lui ont dénié. Ils regretteront leur erreur d’appréciation et ravaleront leur mépris ! Par un acte flamboyant et irréversible, elle sera enfin remarquée, et même admirée.

Dans ce premier roman absolument remarquable, Abel Quentin montre parfaitement la mécanique de l’embrigadement djihadiste auprès des adolescents. Les recruteurs savent parfaitement cibler ce moment de vulnérabilité où l’on entre en opposition avec ses parents et où l’on peut vite se sentir isolé si l’on est en mal d’entourage amical. Ils sont à l’affût de ces quelques mots derrière lesquels se cache une profonde détresse et savent très exactement prononcer les phrases qui feront mouche.
Mais le talent de l’auteur, outre son art du récit, est de nous faire entrer dans la tête et dans les rêves de Jenny. Elle n’a pas encore quitté l’enfance, et son monde cohabite avec celui dans lequel on l’invite à entrer. En celle qui se rêvait Hermione Granger, les traits du Prophète se mêlent à ceux d’Harry Potter pour former une nouvelle mythologie dont elle serait enfin actrice. 

Abel Quentin signe un premier roman d'une grande acuité qui semble témoigner d'une réelle connaissance des réseaux djihadistes. Mais loin de chercher à faire oeuvre de démonstration, il se place toujours à la hauteur de ses personnages pour en révéler les failles et les attentes. Et c'est ce qui donne tant de force à son roman.



Roman sélectionné par 

A crier dans les ruines, Alexandra Koszelyck, Aux forges de Vulcain
Après la fête, Lola Nicolle, Les Escales
Attendre un fantôme, Stéphanie Kalfon, Joëlle Losfeld 
Baïkonour, Odile d'Oultremont, Editions de l'Observatoire 
Cent millions d'années et un jour, Jean-Baptiste Andrea, L'Iconoclaste
Ceux que je suis, Olivier Dorchamps, éditions Finitude
Dénouement, Aurélie Foglia, Corti
Francis Rissin, Martin Mongin, éditions Tusitala
J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi, Yoan Smadja, Belfond
L'homme qui n'aimait plus les chats, Isabelle Aupy, éditions du Panseur
L'imprudence, Loo Hui Phang, Actes Sud 
La chaleur, Victor Jestin, Flammarion
Le bal des folles, Victoria Mas, Albin Michel
Le coeur battant du monde, Sébastien Spitzer, Albin Michel
Le corps d'après, Virginie Noar, éditions François Bourin 
Le détachement, Jérémy Sebbane, Sable polaire
Les amers remarquables, Emmanuelle Grangé, Arléa
Les autres fleurs font se qu'elles peuvent, Alexandra Alévêque, Sable polaire
Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine, éditions de La Martinière
Soeur, Abel Quentin, Editions de l'Observatoire
Tous tes enfants dispersés, Beata Umubieyi Mairesse, Autrement
Un été à Islette, Géraldine Jeffroy, Arléa
Une fille sans histoire, Constance Rivière, Stock

12 commentaires:

  1. Réponses
    1. Merci Annie. J'étais aidée : c'est un très bon roman ;-)

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  2. Ca fait froid dans le dos cette "facilité" de l'embrigadement... J'espère que ce livre ira dans les cdi...
    Bonne journée.

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    1. Je ne connais pas les politiques d'achat des CDI. Dans les collèges, en particulier, je ne sais pas s'ils achètent de la littérature "adulte" (par opposition à littérature jeunesse), mais je pense que c'est une excellente idée de le mettre dans les collèges et les lycées. D'autant qu'il se lit très facilement et est très accessible aux adolescents.

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  3. Sujet tellement actuel ! Je ne sais pas si je le lirai, mais je trouve que c'est une bonne chose que les écrivains s'en emparent.

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    1. Personnellement, j'aime beaucoup les textes qui s'emparent ainsi des sujets de société.

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  4. Effectivement, très bien traité, parfaitement mis en tension. Bref, une bien belle surprise ce premier roman.

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    1. Oui, et tu as été la première à me donner envie de lire ce roman ;-)

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  5. Pas d'aventure 68 premières fois pour moi mais il n'empêche que je vous suis et celui-ci est dans ma PAL bien en haut :)

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    1. Pas nécessairement besoin d'embarquer à bord des 68 pour lire les bons romans ;-) Ceci dit, j'espère que tu nous retrouveras bientôt... et que tu seras parmi nous en décembre pour la soirée !

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  6. Je ne sais pas si je suis tentée par ce sujet en ce moment mais je le garde en tête.

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    1. En tout cas, il est fort bien traité. Pas du tout de manière glauque. C'est néanmoins très réaliste, me semble-t-il.

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