dimanche 4 novembre 2018

Le bûcher


György Dragoman

Gallimard, 2018


Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly


Nous ne savons pas ce qu’est un régime autoritaire. Je veux dire, nous n’avons jamais connu le règne de l’arbitraire le plus pur, de la peur omniprésente, de la défiance de tous, y compris de ses proches. Nous ignorons ce que c’est que de craindre jusqu’à nos propres pensées. Qui ne l’a pas vécu ignore à quel point un individu peut abdiquer sa raison lorsque l’irrationnel domine.  
Pourtant, lorsqu’une autre réalité se met en place, lorsque les vérités scientifiques n’ont plus cours, lorsqu’on vous demande de ne pas croire ce dont vous avez été témoin, la vie devient aussi insaisissable et mouvante qu’une poignée de sable qui s’écoulerait entre vos doigts.

György Dragoman, auteur hongrois né en Transylvanie, en a fait l’expérience. Pour entrer dans son livre, vous devrez renoncer à vos repères, accepter de pousser la porte d’un monde qui vous échappe. Vous aurez envie de refermer ces pages, tant vous vous sentirez désorienté. Vous ressentirez sans doute une impression d’isolement, d’incommunicabilité, vous serez frappé parfois par l’absurdité de certaines situations et chercherez comme l'héroïne le sens de certaines scènes. 
Cependant, quelque chose vous poussera peut-être à rester auprès d’Emma, cette toute jeune fille que sa grand-mère est venue chercher à l’orphelinat après la mort du tyran qui tenait le pays d’une main de fer. Dragoman ne nous précise pas vraiment où se situe son récit. Sans doute en Roumanie après la mort de Ceaucescu, mais ce pourrait être dans n’importe quel pays ayant connu un semblable joug. 
Par la nature même de son texte, Dragoman nous fait toucher du doigt ce qui est impalpable et ce dont aucun essai historique ne saurait rendre compte : ce sentiment terrifiant, infiniment angoissant de perte de tout repère et de désespérante solitude. Il nous communique littéralement cette peur de s’exprimer, cette incapacité à comprendre et appréhender le monde qui nous entoure. 

Il nous révèle aussi combien les conséquences d’un tel régime perdurent au-delà de sa fin : les rancoeurs, les dénonciations, les revanches, la justice expéditive, l’impossible oubli, la difficulté à reconstruire quelque chose sur les décombres d'une société qui a été anéantie... 

Alors c’est vrai, je me suis un peu accrochée pour entrer dans ce roman. Pourtant, quelque chose me fascinait et me retenait de le reposer. Ce livre m’a ramenée vers de précédentes lectures, en particulier Le musée des rêves, de Miguel A. Seman. Celui-ci se situe en Argentine, mais toutes les dictatures se ressemblent, et l’auteur y plonge son lecteur dans le même abîme de perplexité pour mieux lui faire ressentir ce sentiment d’impuissance et de profonde angoisse qui s’empare alors des individus, ce moment où le réel n’a plus de sens, où les frontières avec le rêve, la magie, se brouillent et où l’irrationnel prend le dessus.
D'autres romanciers se sont essayés à retranscrire ce qui s'apparente à une véritable annihilation de ce qui fait l'essence d'un être social. Parvenir à cela est un véritable tour de force que seule, peut-être, la littérature est capable d’accomplir. Et c'est bien ça, aussi, qui la rend passionnante.  


Une lecture faite en commun avec ma chère Nicole 



15 commentaires:

  1. Vraiment une atmosphère obsédante... Intéressant à découvrir et peut-être aussi une base de réflexion pour ceux qui se disent que la démocratie c'est surfait et qu'un bon régime autoritaire, tiens, ça peut pas faire de mal... Toujours un plaisir de partager ces découvertes (et ces sujets) avec toi ma chère Delphine !

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    1. Entièrement d'accord avec toi ! D'où l'importance de ce type de roman.
      Et sinon, bien sûr, on remet ça quand tu veux :-))

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  2. Comme j'ai voyagé au delà du rideau de fer dans ma jeunesse, j'ai pu toucher du doigt ce que veut dire un régime totalitaire. Ça m'intéresse de voir ce qu'un jeune auteur en dit, lui qui n'a pas connu cette période, mais en vit les conséquences.

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    1. Ah si si, il l'a connue : il est né en 73... Et j'ai moi aussi voyagé en Pologne au tout début des années 80. J'étais petite, mais il me reste quelques souvenirs assez particuliers...

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  3. Je suis tentée par ce roman mais la longueur me fait peur.

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    1. En même temps, il se lit plutôt facilement... S'il te tente, je pense que ça vaut le coup d'essayer. C'est une lecture vraiment intéressante.

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  4. Je suis ravie de lire un avis sur ce roman. Très intéressée .

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    1. C'est vrai que je n'ai quasiment pas vu passer d'articles le concernant... et c'est bien dommage.

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  5. je note ce roman, le thème m'intéresse...

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  6. Encore une jolie trouvaille. Sujet difficile, traitement particulier... il y a de quoi titiller ma curiosité !

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  7. Comme Jérôme, tu titilles ma curiosité avec ce roman !

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    1. Alors il faut le lire ! Surtout si tu aimes les textes qui surprennent et sortent des sentiers classiques.

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