Delphine de Vigan
Jean-Claude Lattès, 2015
Prix Renaudot 2015
Nous sommes nombreux à avoir aimé les précédents romans de Delphine de Vigan, plus nombreux encore à avoir été touchés, bouleversés, par Rien ne s’oppose à la nuit. Ce qu’elle y racontait, tout ce qu’elle mettait d’elle, s’est frayé un chemin pour s’insinuer au plus intime de nos émotions. Comme bien d’autres lecteurs, en découvrant le portrait de cette famille et en lisant les mots relatant la mort de sa mère, j’ai ressenti une profonde empathie avec l’auteur. Contrairement à certains, je ne me suis jamais sentie gênée par cette forme d’exposition ; j’ai partagé des sentiments, des douleurs et des joies. C’était d’une telle intensité...
Alors, évidemment, on s’interroge : que peut-on bien écrire après ça ?
Combien de fois Delphine de Vigan a-t-elle été sommée de répondre à cette question?
Elle a mis quatre ans à nous livrer sa réponse.
Honnêtement, ça valait le coup d’attendre.
Elle nous raconte la suite. L’après. Par le titre, elle nous prévient d’emblée : comme vous l’attendez et dans le prolongement de ce que vous avez lu précédemment, je continue à lever le voile sur moi.
Nous retrouvons Delphine non pas après la mort de Lucile, où elle nous avait laissés, mais quelques mois après la parution de son livre. On la suit au Salon du livre de Paris, dédicaçant des heures durant, on perçoit sa difficulté croissante à faire face à la demande pressante de ses lecteurs: est-ce que tout ce que vous racontez est vrai ? Et puis on devine le vertige, face à un tel succès, auquel elle ne s’attendait pas. Elle dit les rencontres, elle évoque les multiples courriers, les manifestations de sympathie, les témoignages de reconnaissance... Quel écrivain n’a pas rêvé de connaître ce moment où ses mots touchent droit au coeur du lecteur ? Ce sentiment mêlé de plénitude, d’exultation, de reconnaissance, de parfaite connivence - vous voyez ce que je veux dire ! - qu’il a sans doute connu lui-même, en tant que lecteur, ne souhaite-t-il pas être capable de le susciter à son tour ? De même que le lecteur, lorsqu’il s’empare d’un roman, espère LA rencontre, l’écrivain n’attend-il pas plus ou moins consciemment LE lecteur qui lui dira «votre livre m’a touché plus que je ne saurais le dire» ?
Et bien, la narratrice du livre qui nous occupe fait cette rencontre : L. a lu tous les textes de Delphine, elle connaît tout de sa vie. L. ne veut qu’une chose : s’approcher au plus près de celle qui lui a tendu un miroir. L. veut investir la vie de Delphine comme Delphine a investi la sienne. La complicité s’installe au point que la relation finit par devenir troublante...
Ce que nous raconte Delphine nous apparaît tout d’abord parfaitement vraisemblable. Comme un éditeur le lui avait recommandé, elle multiplie les «effets de réel» pour nous assurer que nous sommes bien dans la réalité : cela évitera qu’on lui pose la question. De notre côté, on se reconnaîtrait presque dans L., dans l’admiration qu’elle porte à cet auteur. Mais L. finit par apparaître inquiétante, dangereuse même. On tremble pour Delphine de Vigan d’avoir connu une telle emprise. Puis on éprouve peu à peu un malaise ; on se dit que si ce n’était une histoire vraie, on ne pourrait croire à de telles coïncidences et à de tels agissements. Sans que l’on s’en rende vraiment compte, on glisse progressivement vers un univers oppressant, presque surnaturel. Delphine accumule de plus en plus de signes visant à nous le faire admettre : ce que je lis n’est pas la réalité.
Où le fil s’est-il coupé ? Quand l’auteur a-t-il rompu le pacte ? A quel moment avons-nous cessé d’y croire ? Et nous, lecteurs, avons-nous eu envie de fermer rageusement le livre en ayant le sentiment d’avoir été berné ? Pas le moins du monde en ce qui me concerne, moi qui l’ai lu d’une traite et me suis régalée - on ne se refait pas - de ce jeu très habilement construit et de cette réflexion sur la littérature.
Dans ce livre, Delphine de Vigan s’est emparée du réel pour le distordre. Elle a posé des règles, puis s’est amusée à les enfreindre pour insinuer le doute en son lecteur. Petit à petit, on établit une distinction entre l’auteur et la narratrice pour ne plus s’intéresser qu’au personnage et à la résolution de l’intrigue. Et goûter le texte, simplement.
Ce qui intéresse Delphine de Vigan - l’écrivain -, c’est de toute évidence la question de la littérature, de la nature de la relation que celle-ci entretient avec le réel, avec la fiction.
«Vous n’avez eu de cesse de me demander si tout ce que je racontais était vrai», semble-t-elle nous dire.
La réponse, brillante, est entre nos mains.
Où s’arrête la réalité, où commence la fiction ? Est-il si important de le savoir ?
Laissons l’auteur conserver jalousement son secret...
Retrouvez Delphine de Vigan dans "Le livre du jour, de Philippe Vallet, sur France Info.
Retrouvez Delphine de Vigan dans "Le livre du jour, de Philippe Vallet, sur France Info.
il est haut placé dans ma liste d'envies!
RépondreSupprimerJe te comprends : il était tout en haut dans la mienne, et je n'ai donc pas été déçue !
SupprimerDe plus en plus envie, mais je me connais, je peux attendre le bibli, tranquillement.
RépondreSupprimerAucune date de péremption ;-)
Supprimerça a l'air très brillant et donne envie de le découvrir... contrairement à Rien ne s'oppose à la nuit... mais comme Keisha, je saurai attendre !
RépondreSupprimerCe qu'il y a de bien avec les livres, c'est qu'ils s'adaptent au rythme de chacun :-)
Supprimerj'avais de toute façon prévu de le lire, mais je sens qu'après ton billet, ça va être très très très bientôt :)
RépondreSupprimerJe répondrais bien la même chose que ci-dessus ;-)
SupprimerJ'ai hâte en tout cas de découvrir ton avis !
Je ne suis pas tentée, par plus que par le précédent ; je ne saurais t'expliquer pourquoi, mais il y en a tant d'autres .
RépondreSupprimerC'est certain, il y a largement de quoi satisfaire toutes les envies !
SupprimerJe ne l'ai toujours pas lus, cette auteure, et je ne suis pas plus tentée que ça, même si le thème me plait beaucoup. Disons que ce roman-là n'est pas dna smes priorités de cette rentrée, malgré ton enthousiasme ;-)
RépondreSupprimerJe suis certaine en effet que tu pourrais aimer jouer avec cet auteur... un jour peut-être !
SupprimerJe dois être la seule que ce roman ne tente pas du tout mais je n'ai pas encore digéré le précédent.
RépondreSupprimerNon, non, Valérie, tu n'es pas la seule ! C'est un auteur qui a pris le parti de se dévoiler, et ça ne passe pas auprès de tout le monde. Ceci dit, dans ce livre-là, elle se joue de cette position et c'est cela qui m'a semblé particulièrement intéressant.
SupprimerJ'ai toujours son premier dans ma PAL, et celui-ci me fait très envie. Si je n'ai pas lu le précédent, ça ne pose pas de problème dans la compréhension? Je crois que c'est le titre que je vais m'offrir pour cette rentrée littéraire.
RépondreSupprimerAucun problème. Ce n'est pas une suite du livre, mais ce qui s'est passé à la suite de sa sortie. Donc tu peux y aller sans crainte.
SupprimerAprès "La septième fonction du langage" ;-)
RépondreSupprimerDeux de mes amies proches l'ont absolument détesté et l'ont trouvé malhonnête ce dernier opus....je dois dire que du coup je tergiverse, parce qu'elles sont seules sur ce coup-là, le concert de louanges est unanime. Bon mon problème c'est aussi que je connais le dénouement, je l'ai deviné dans leur conversation, du coup, il a peu de chance de me plaire non ?
RépondreSupprimerAh là, tes copines n'ont pas été sympas de te spoiler le livre ! Moi-même, en faisant mon billet, j'avais du mal à ne pas en dire trop...
SupprimerC'est en tout cas le genre de livre qui divise : on aime ou pas, pas d'entre-deux... Attends qu'il arrive à la bibliothèque !
J'ai adoré sa façon de nous mener par le bout du nez, toujours sur la brèche ! Et quel pied de nez pour ses détracteurs, non vraiment j'ai été conquise.
RépondreSupprimerJe me suis fait avoir comme une bleue... mais, comme toi apparemment, j'ai adoré ça !
SupprimerSans avoir jamais rien lu de Delphine de Vigan, j'ai aussi apprécié ce roman qui joue avec l'écriture autobiographique tellement à la mode aujourd'hui. Qui va de pair avec l'exhibitionnisme télévisuel. Elle nous pousse à nous interroger sur notre attrait pour l'intimité d'autrui et elle le fait intelligemment.
RépondreSupprimerOui, j'ai également trouvé que ce roman était une réponse à la fois brillante et ludique à ces questions.
SupprimerJe lirai plutôt avant Rien ne s'oppose à la nuit, acheté dès sa sortie et toujours pas lu! Déjà 4 ans!!!
RépondreSupprimerOh oui, c'est magnifique !
SupprimerJe tombe sur ton blog plusieurs années après la publication de cet article, mais j'ai envie d'y laisser mon grain de sel! C'est un de mes romans préférés pour la manière dont Delphine a réussi à répondre intelligemment à une situation qui affecte beaucoup d'auteurs d'autofiction : ce que j'appellerais le "voyeurisme" des lecteurs, et leur désir que l'autrice révèle toute la vérité sur elle-même. Je le vois un peu comme une vengeance, une dénonciation de cette attitude des lecteurs, qui devient vampirisante et oppressante - c'est ce qui se joue avec L. (lecteur...). J'adore comment l'autrice bâtit avec justesse le développement d'une relation toxique et contrôlante. J'en retiens aussi des réflexions très intéressantes sur la tension entre réel/fiction. Delphine et L. ont à plusieurs reprises des divergences d'opinion que je trouve fascinantes, L. parlant d'un "livre ultime" qui irait "encore plus loin dans la révélation de soi", et Delphine qui trouve cette idée rebutante, qui défend le droit à la fiction. Pour quelqu'un qui écrit (et en particulier qui écrit de l'autofiction), il y a là beaucoup de matière à réfléchir, même si je suis un peu désolée qu'au final le "réel" en littérature finisse par avoir mauvaise presse dans son texte. Donc voilà, je crois qu'il faut vraiment aborder ce livre comme une reprise de pouvoir de Delphine face à un univers littéraire qui l'a dévorée plus qu'une autofiction. Je crois aussi qu'elle tente de faire comprendre au lecteur que, dans tout texte, il vaut mieux s'attarder au récit plutôt que de chercheur l'auteur/autrice derrière, et que de jouer avec la réalité fait partie du travail de mise en livre. Bref, merci pour ta chronique, nos visions se rejoignent pas mal. ☺️
RépondreSupprimerMerci pour ton beau commentaire.
SupprimerOui, en effet, je crois que nous sommes assez proches :-)
Cette lecture est désormais un peu ancienne pour moi, mais elle reste marquante dans ce qu'elle dit de la soif du lecteur à chercher "ce qui est vrai" et qui prend la forme d'un jeu se refermant sur lui. C'est très brillant et très intelligent.
Ce roman a été écrit en 2015, mais on voit bien que cette question de la relation entre réel et fiction est désormais centrale dans le champ littéraire, qu'elle dépasse largement pour investir l'espace social et jusqu'au champ judiciaire. C'est tout à fait passionnant !