lundi 21 octobre 2024

Coliseum

Thomas Bronnec
Gallimard Série noire, 2024


Les Français se désintéressent de la politique… Ils n’accordent plus aucun crédit à ceux qui prétendent les représenter… Les élus de la République n’ont plus de réelle légitimité… Si certains pouvaient encore tenter de réfuter ces assertions, le scrutin présidentiel de 2027 est venu définitivement enfoncer le clou : avec 39,8 % de participation, Damien Clairville avait été élu en recueillant moins de 4 millions de voix au premier tour et à peine 7 millions au second. Soit un score de 15 % des suffrages. Puisque l’élection avait perdu toute substance, il fallait de toute urgence trouver un nouveau mode opératoire pour susciter l’intérêt de la population. Fini les débats à l’ancienne, vive la téléréalité ! Pour désigner celui ou celle qui allait désormais défendre les couleurs du parti Horizon, les quatre prétendants seraient départagés par les téléspectateurs au terme de trois jours de cohabitation filmés en permanence. Deux femmes et deux hommes vont ainsi être enfermés dans un logement avec jardin et piscine, et, entre une épreuve de cuisine et un jeu de j’aime-j’aime pas, débattre des questions qui préoccupent les Français. 


Si, dès son annonce, l’émission fait l’objet de polémiques, rien ne semble pouvoir empêcher sa mise en œuvre. Pas même les menaces que reçoit Nathan Calendreau, un ancien ministre de l’Economie sur le retour, à la veille de son entrée en scène : s’il ne renonce pas à sa participation, un drame surviendra, le prévient un message anonyme. Mais chez ces gens-là, on a les dents bien trop longues pour sacrifier ses ambitions… 


Tandis qu’un commando de jeunes femmes exécute un homme pris au hasard chaque fois qu’un nouveau féminicide est commis en France, Calendreau se remémore un épisode peu glorieux de son passé. L’une de ses adversaires, avec ses sous-entendus, en aurait-elle connaissance ? 


Thomas Bronnec entrecroise les fils de son intrigue avec une adresse n’ayant d’égal que l’acuité avec laquelle il dépeint l’incurie de notre personnel politique et l'état d'affaiblissement de nos institutions démocratiques. On ne peut pas dire que ce polar redonne beaucoup d’optimisme mais, côté efficacité et plaisir de lecture, il fait admirablement le job !



Merci à Nicole pour cet excellent conseil de lecture






mardi 15 octobre 2024

Les vérités parallèles

Marie Mangez
Finitude, 2024


C’est l’histoire d’un p’tit gars à l’imagination fertile, capable dès son plus jeune âge de donner à la fiction les plus criants accents de vérité. D’un gars qui, en grandissant, finit par se rêver journaliste. D’un gars qui, par chance, réussit à entrer à la rédaction du célèbre hebdomadaire Le Miroir et parvient rapidement à décrocher le graal, le prix Albert Londres, grâce aux enquêtes qu’il réalise sur les plus noires tragédies humaines.


Sauf que le gars en question, dans le fond, n’est pas journaliste. Il aurait plutôt une fibre de romancier. Sillonner la planète pour en rapporter le récit de ce qu’il a vu et le témoignage des personnes qu’il a rencontrées, ce n’est pas son truc. Vraiment pas. En fait, ça le tétanise. Alors, il reste à distance raisonnable et se documente. Beaucoup. Et une fois qu’il est bien imprégné de son sujet, il recompose le théâtre des conflits ou des drames qu’il est censé avoir couverts et imagine les paroles des protagonistes.


Le lecteur, quant à lui, n’attend qu’une chose : le moment où le pot aux roses va être découvert. On a envie de savoir comment cette falsification va être appréhendée par la profession, quelle réflexion va être apportée sur la nature du métier, son évolution au regard de la montée en puissance du digital, comment vont être abordées la notion de réalité, la place de l’interprétation et de la subjectivité… plus on avance dans la lecture, plus on brûle d’avoir des éléments de réponse !


Mais voilà : le voile n’est levé que dans les toutes dernières pages du roman. Tout ce qu'on espérait et qui aurait pu faire l’intérêt du texte est donc expédié en quelques phrases. C'est ce qu'on appelle une douche froide ! En revanche, on aura eu droit aux atermoiements sans fin de notre pseudo-journaliste redoutant l’issue fatale.


Si encore ce personnage avait présenté une certaine complexité, si l’auteure en avait exploré la profondeur psychologique - ce qui aurait pu être un angle possible - on aurait pu s'intéresser à lui. Mais cet Arnaud Daguerre est si mièvre, si peu convaincant dans son habileté à jouer double-jeu qu'on peine à éprouver la moindre empathie à son égard. En fait, il est si pusillanime qu'on ne comprend même pas comment il a pu tromper son monde... 


Je ne peux pas dire que je me sois fermement ennuyée à la lecture de ce roman, mais celui-ci ne me semble vraiment pas être à la hauteur d'un sujet pourtant majeur, à une époque où la presse est en perte de vitesse et où les fake news et la désinformation sont l'un des grands dangers qui menacent les démocraties. C'est dommage, parce qu'il y avait matière à un bon livre.

lundi 7 octobre 2024

L’invisible madame Orwell

Anna Funder
Héloïse d’Ormesson, 2024

Traduit de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau



Je vais sans doute être immolée sur l’autel du féminisme, mais lorsque j’ai entendu parler de ce livre, je me suis dit : « Et allez donc, encore un dont on va m’expliquer qu’il doit tout à sa femme, qu’il est un imposteur et que, si ça trouve, ce n’est même pas lui qui a écrit ses propres textes… » Mais l’article élogieux de Nicole m’a toutefois convaincue d’aller y voir de plus près. Et je dois dire que c’est beaucoup plus subtil et intelligent que ça ! Et, de ce fait, beaucoup plus convaincant aussi.


Anna Funder est de longue date une grande admiratrice de George Orwell. Elle a tout lu de son oeuvre, mais aussi des nombreuses biographies qui lui ont été consacrées. Au point de finir par découvrir que derrière l’écrivain se cachait - comme souvent, il faut bien le reconnaître - une femme. Mais si la figure de la muse est un lieu commun battu et rebattu, si l’épouse dévouée est parfois immortalisée pour services rendus au grand homme, le nom d’Eileen O’Shaughnessy demeure quant à lui très largement méconnu. Les écrits dans lesquels Orwell retrace ses expériences y font à peine allusion, et ses biographes ne sont pas plus diserts…


Anna Funder s’intéresse néanmoins à elle et prend connaissance de quelques-unes des lettres qu’elle a pu écrire à sa meilleure amie - lettres exhumées en 2005 - pour essayer de la cerner. Et relit les textes et les biographies d’Orwell selon un prisme différent : sa démarche est très intéressante, car elle décrypte les silences, les non-dits, et traque les stratégies d’effacement des uns et des autres jusque dans leurs structures syntaxiques et grammaticales. Elle voit ainsi peu à peu transparaître le portrait d’une femme brillante et déterminée. C’est sciemment que celle-ci avait tout abandonné - sa vie professionnelle, les études universitaires qu’elle avait reprises et sa vie sociale - pour épouser Orwell et partir vivre à ses côtés, dans un cottage pour le moins rustique de la campagne anglaise. Non pas qu’elle fût tombée folle amoureuse de lui, d’ailleurs. Mais sans doute voulait-elle accompagner celui dont elle percevait le talent.


Si elle est en effet sa première lectrice et s’échine à taper ses manuscrits, à les annoter - Orwell attend beaucoup de ses précieux commentaires -, elle ne s’attendait peut-être pas à devoir être également sa cuisinière, sa femme de ménage, sa garde-malade, la fermière s’occupant des animaux de la basse-cour et, à l’occasion, son plombier et l’exécutante des plus basses oeuvres. Quant à accompagner son mari en Espagne au moment où éclate la guerre civile, cela ne traverse même pas l’esprit de M. Orwell ! Ce qui n’empêchera pas Eileen de s’y rendre - et d’y jouer un rôle beaucoup plus important que son mari…


Ce qui stupéfait en lisant ce livre, ce n’est pas tant la découverte de « la femme derrière l’homme » - elles sont légion - c’est plutôt ce qu’Anna Funder met au jour de la conception même qu’avait Orwell des femmes - qu’il n’hésitait pas à poursuivre de ses assiduités, voire à brutaliser - et du rôle d’épouse. Il apparaît en effet que l’écrivain était à la recherche de la candidate idéale remplissant un certain nombre de critères et de compétences listés - et parfois énoncés - apparentant ce rôle à celui de gouvernante, prestations sexuelles en sus. Car ce qui lui importe, ce qui passe avant toute chose, c’est d’être libéré de toute contrainte d’ordre matériel et domestique afin de pouvoir se consacrer librement à son oeuvre.


C’est d’autant plus intéressant qu’Anna Funder, elle-même écrivain, avocate de profession puisqu’il faut bien gagner sa vie, épouse et mère de famille, est parfaitement bien placée pour comprendre, voire reprendre à son compte, les préoccupations d’Orwell : comment s’aménager les conditions nécessaires au travail d’écriture (rarement ou très mal rémunéré) ? Si lui - comme tant d’autres - ont pu compter sur les lois du patriarcat pour résoudre cette équation, comment une écrivaine peut-elle y parvenir - y compris après MeToo ? Cette question lancinante d’une stricte égalité des sexes irrigue le texte - mais l’extraordinaire chapitre intitulé « Libre » justifierait à lui seul la lecture de ce livre, tant il pose de manière éclatante tous les enjeux de cette problématique.


Concernant Orwell, qui s’est tant employé à mettre en lumière les mécanismes d’oppression et d’asservissement à l’oeuvre sous les régimes totalitaires, ce comportement peut surprendre. Funder l’explique par la reprise pour son propre compte - fût-ce inconsciemment - du mécanisme de double penser qu’il a développé dans 1984, et défini comme « la faculté d’entretenir deux convictions contradictoires en même temps et de les accepter toutes les deux. » In fine, il consiste à « ériger la mauvaise foi en système ». Ainsi « le patriarcat, nous dit Funder, c’est le double penser qui permet à un homme « décent » de mal se comporter avec les femmes » (ce que démontre si crument l’actuel procès des viols de Mazan). D’un côté on affirme que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, mais la réalité de leur situation, en termes de salaires et de partage des tâches domestiques en particulier, vient de fait invalider cette assertion.


Sans doute l’écrivain en elle permet-il à Anna Funder de ne pas tuer l’idole. Certes, Orwell prend un bon coup de griffe et ne ressort pas grandi de cette longue enquête. Mais elle ne rejette pas pour autant l’écrivain et conserve intacte son admiration pour son oeuvre. Ce qui donne d’autant plus de poids à sa démonstration, qui résonne aujourd'hui encore d'un écho assourdissant.


 

mardi 1 octobre 2024

Malville

Emmanuel Ruben
Stock, 2024

Malleville est-il un roman d’apprentissage ou une dystopie axée sur la question du nucléaire ? Le titre - de même que l’exergue - qui place explicitement le texte sous les auspices de Robert Merle nous tire résolument du côté du genre post-apocalyptique, ce que ne démentent pas les toutes premières pages du livre. Nous sommes en effet en juillet 2036, et le narrateur présente le régime de confinement intégral dans lequel vit la population depuis que le dérèglement climatique et les pandémies successives se sont abattus sur elle, puis qu’une catastrophe a touché une centrale nucléaire.


Retour arrière : Samuel évoque son enfance dans les années 80, passée sur les bords du Rhône. Son père travaille à La Centrale. Pour le petit garçon, il s’agit encore d’un lieu nourricier qui non seulement régit sa vie et celle de sa famille, mais fait tourner le monde dans son entièreté. Jusqu’au jour où, bravant les interdits - formulés par ses parents autant que par les pouvoirs publics -, un accident le conduit vers une noyade assurée dont il est miraculeusement sauvé par un adolescent qui deviendra son meilleur ami. Les parents de ce dernier étant de farouches opposants au nucléaire, la mue de Samuel s’accompagne d’une prise de conscience autour de laquelle se cristallise l’opposition à ses parents. 


Ainsi se conjuguent les deux registres littéraires que j’évoquais au début de ce billet, teintant la charge antinucléaire d’une teneur moins brutale, plus sensible et intimiste. Pour opérer cette fusion, l’auteur s’est habilement servi de l’un de ses personnages, évidemment clé dans la vie d’un adolescent, puisqu’il s’agit de la jeune fille dont Samuel tombera amoureux, l’inaccessible Astrid. Or la centrale qui explosa le 19 juin 2027 plongeant définitivement les habitants dans le chaos, était désignée par le terme Advanced Sodium Technological Reactor Industrial Demonstration, dont je vous laisse extraire l’acronyme. Ainsi les destinées de l’une et de l’autre se voient-elles étroitement associées.


Emmanuel Ruben s’empare de nombreux épisodes que nous avons connus, de la catastrophe de Tchernobyl au confinement provoqué par la pandémie du covid en passant par la vague d’attentats des années 2010, donnant ainsi à son récit des accents de véracité qui ne manquent pas de nous faire frémir. Sa mise en garde contre les dangers de la radioactivité n’en est que plus glaçante. Chacun aura certes ses convictions sur la question des centrales nucléaires, mais il n’en reste pas moins que, comme tout bon roman d’anticipation, il pose de pertinentes questions et donne à réfléchir. Reste à apporter les réponses qui nous permettent d’éviter les pires scénarios…

mardi 24 septembre 2024

Nous sommes immortelles

Pierre Darkanian
Anne Carrière, 2024


En voilà un drôle de livre ! Qui ne ressemble à aucun autre, traverse les époques, emprunte à l’histoire de l’art autant qu’à l’histoire tout court, lorgne du côté du fantastique et trace le portrait d’un quartier de Paris. Tout ça pour nous parler de féminisme ! 


En guise de prologue, une description de la Goutte d’Or, avec un rapide passage en revue de son évolution à travers les âges. Ainsi le décor est-il planté, avec sa population bigarrée, ses petits commerces et ses marchés hauts en couleurs, ses terrains vagues, ses lotissements, ses écoles, son église et ses nouveaux tiers-lieux investis par la dernière génération d’habitants que les récents programmes de réhabilitation ont drainée.


C’est rue Doudeauville que Janis vit depuis toujours, à un jet de pierre de l’appartement de sa mère Jeanne, qui a elle-même les pieds solidement enracinés dans le quartier. Entre elles, c’est l’amour vache : elles ne peuvent pas se passer l’une de l’autre, mais à peine sont-elles ensemble qu’elles s’écharpent et laissent alors passer plusieurs semaines sans se voir. Mais lorsque le silence de Jeanne se prolonge après que Janis avait provoqué un esclandre au beau milieu d’une expo-conférence féministe sur les nouvelles sorcières, celle-ci finit par s’inquiéter et constate que sa mère a disparu. Aurait-elle enfin entrepris ce voyage vers les Etats-Unis dont elle rêvait depuis sa jeunesse ? Tandis que d’étranges phénomènes climatiques se font jour, Janis entreprend des recherches sur l’existence de sa mère. Elle exhume ainsi livres et objets de son appartement, et interroge sa voisine, madame Otoko, dotée d’une troublante mémoire et s’exprimant par sentences et aphorismes appelant plus d’interrogations qu’ils n’apportent de réponses… 


Sa disparition aurait-elle à voir avec l’ouvrage qu’elle avait récemment publié, retranscrivant la correspondance qu’elle avait jadis entretenue avec une prisonnière américaine condamnée à la réclusion à perpétuité ? En 1980, une certaine Carol Schäffer avait en effet été retrouvée dans une forêt de l’Oregon, hagarde, au coeur d’un camp déserté par les autres femmes avec lesquelles elle avait choisi de vivre en retrait du monde - mais surtout à l’écart des hommes. En même temps que Carol, la police avait également découvert les restes calcinés de six nouveau-nés, tous des garçons, et sept pénis adultes suspendus au portique d’entrée du campement. A qui appartenaient-ils, on ne le sut jamais puisque, jusqu’à sa mort, Carol ne produisit pas le moindre mot d’explication sur ces phénomènes. 


Le récit alterne entre l’avancée des recherches de Janis et la vie passée de Jeanne, la seconde éclairant peu à peu la première jusqu’à ce que toutes les pièces du puzzle viennent trouver leur place pour former un tableau cohérent. Quoique la cohérence ne soit peut-être pas le maître mot de ce récit teinté de surnaturel… L’auteur propose en effet une nouvelle variation sur la figure de la sorcière. Une vieille rengaine héritée de la nuit des temps pour qualifier les femmes qui prétendaient sortir du rôle qui leur était assigné. Une figure dont certaines d’entre elles ont fini par s’emparer à partir des années 70 pour la retourner contre ceux qui voulaient les brûler. 


Jeanne est une héritière de ces mouvements. Biberonnée d’abord aux théories de la gauche prolétarienne, elle en vit - et en vécut - vite les limites, comprenant rapidement que les femmes n’avaient pas grand chose à en attendre. Celles-ci devaient mener leur propre combat hors toute forme de convergence des luttes. Mais pour Jeanne, la sorcellerie est une affaire sérieuse qui ne saurait se confondre avec le féminisme, dont le combat doit se situer sur un autre terrain. 


Pierre Darkanian s’est appuyé sur une abondante bibliographie pour construire son récit qui possède un vrai charme - au sens où il est parvenu à vaincre les résistances d’une rationaliste telle que moi pour m’entraîner dans son univers. A sa manière, profondément romanesque et faisant appel à un imaginaire puissant, il présente et confronte différentes approches actuelles du féminisme en les inscrivant dans une perspective historique. On est parfois un peu perplexe, mais ce roman à l’architecture certes un peu complexe offre une belle matière à réflexion sur la conduite des luttes féministes et la manière dont elles s’articulent ou non avec les autres grands enjeux de notre monde. Plus le temps passe et plus je sens ce texte travailler en moi. Il mériterait bien une relecture ! Quant à l'auteur, qui n'a pas eu peur de se colleter avec un tel sujet, j’espère qu’il ne lui sera pas intenté un procès en… appropriation culturelle !


jeudi 19 septembre 2024

Zone base vie

Gwenaëlle Aubry
Gallimard, 2024


Curieux qu’il n’y ait pas encore eu beaucoup de livres sur cette expérience unique et planétaire que nous avons collectivement faite en 2020. Je veux bien entendu parler de la réclusion forcée déclarée par nos gouvernants dans l’espoir d’enrayer l’épidémie de Covid. C’est de ce sujet que s’empare Gwenaëlle Aubry dans un roman aux accents peréciens faisant entendre les voix de personnages occupant les appartements d’un immeuble parisien : la fille de la gardienne, une avocate, un startupeur, un retraité, un ouvrier en bâtiment, une étudiante, un couple de bobos et une jeune femme enceinte. Autant de profils différents, autant d’histoires singulières, autant de manières de faire face à cette situation inédite.


Au sein des trois parties de ce roman correspondant aux deux principales périodes de confinement de 2020 et à la sortie que l’on peut considérer comme définitive de cette époque à l’été 2021, les protagonistes prennent tour à tour la parole. Entre ceux qui partiront s’exiler à la campagne et ceux qui se verront contraints de vivre dans un espace exigu, les personnes isolées et les couples découvrant chez l’autre une face inconnue et inattendue, chacun vivra ces mois de manière tout à fait différente. Mais aucun ne la traversera sans mal et tous feront face, d’une manière ou d’une autre, à des questionnements sur leur existence.


Gwenaëlle Aubry brosse une galerie de personnages qui, s’ils n’échappent pas à quelques clichés, se révèlent tout à fait convaincants. Nous avons tous dans notre entourage des amis, des voisins, des collègues qui leur ressemblent, et le lecteur pourra même se reconnaître dans l’un ou l’autre d’entre eux. Les ressources et les stratégies qu’ils mettent en oeuvre pour tenir, leurs gestes, leurs angoisses, leurs remises en question ont pu être les nôtres.


A la sortie, chacun reprendra le cours d’une vie qui a pu insensiblement dévier ou être complètement bouleversé. Mais les conséquences sont bien là et sans doute plus profondes et durables qu’on ne le croit. Reste désormais à évaluer les effets à long terme de cette époque de réclusion généralisée où le monde s’est soudain rétréci au cercle le plus étroit qui soit. Sans doute pour ce faire sera-t-il nécessaire d’avoir plus de recul. Mais ce dont je suis intimement convaincue, c’est que l’on n’en mesure pas encore la véritable étendue sur les individus et leur rapport au monde.


dimanche 15 septembre 2024

Cabane

Abel Quentin
L’Observatoire, 2024


« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » On se souvient tous de cette phrase prononcée en 2002 par Jacques Chirac. Force est de constater qu’en 2024, si nous avons très légèrement bougé la tête, notre regard n’a pas changé de direction. L’alerte ne date pourtant pas d’hier : dès le début des années 1970, un rapport avait ainsi été rédigé par une équipe de chercheurs d’une université américaine qui révélait les impacts de la croissance économique sur les ressources naturelles, en corrélation avec l’évolution démographique, et les conséquences écologiques qui en découlaient. Abel Quentin s’est inspiré de l’histoire des auteurs de ce rapport pour construire son nouveau roman et joindre sa propre voix à celles qui ne cessent de nous mettre en garde avec une urgence accrue. 

 

Ainsi fait-on connaissance dans la première partie du livre avec les jeunes auteurs du « Rapport 21 » : le couple formé par les Américains Mildred et Eugene Dundee, le Français Paul Quérillot et le Norvégien Johannes Gudsonn, chacun d’eux répondant à un archétype. Les premiers sont les idéalistes qui, une fois révélé l’inéluctable effondrement qui menace l’humanité, croyaient que celle-ci allait réagir ; le deuxième incarne le cynique qui se fera débaucher par une multinationale, et le dernier… eh bien je préfère vous laisser le découvrir par vous-même !

 

C’est la trajectoire des Américains et du Français que l’on suit dans la première moitié du roman, tandis que plane l’ombre mystérieuse du Norvégien que ses anciens collègues ont depuis longtemps perdu de vue. Exerce-t-il toujours une activité ? Est-il même encore en vie ? C’est l’intervention d’un jeune journaliste chargé d’écrire un papier sur le fameux brûlot à l’occasion des cinquante ans de sa publication qui permettra d’en savoir plus.

 

Ce récit, qui s’inspire d’événements et de personnages réels – mais qui prend avec eux de nombreuses libertés pour les besoins de la cause romanesque –, ne peut évidemment que susciter l’intérêt des lecteurs. Abel Quentin, qui s’était déjà attaqué à la radicalisation islamiste puis au wokisme, s’y entend comme personne pour proposer des fictions sur les grandes questions sociétales, en appuyant là où ça fait mal. En l’occurrence sur notre aveuglement généralisé, notre refus à modifier radicalement nos modes de vie et les fondements de notre économie – quand il ne s’agit pas tout bonnement de continuer à foncer tête baissée dans le mur avec un cynisme effarant. De ce point de vue, le roman est remarquable.

 

Mais, comme à la lecture du Voyant d’Etampes, je l’ai parfois trouvé un peu bavard, notamment dans sa première partie. Son propos incisif aurait selon moi gagné en efficacité – et en plaisir de lecture – si son rythme avait été plus vif et son style plus mordant. Cela suffirait-il toutefois à réveiller les consciences et à infléchir nos actes ? Rien n’est moins sûr…  

 


mercredi 11 septembre 2024

Jour de ressac

Maylis de Kerangal
Verticales, 2024

C’était mon premier Maylis de Kerangal… et je ne m’attendais pas à ça ! Est-ce elle qui s’illustre ici dans un registre nouveau ou est-ce moi qui m’étais fait une idée erronée de cette auteure ? Quoi qu’il en soit, je ne l’imaginais pas du tout s’inscrire dans une intrigue policière. Ainsi son héroïne est-elle dès les premières pages du roman appelée par un commissariat du Havre qui la convoque pour une audition : le cadavre d’un homme a été découvert sur la plage, et parmi ses effets personnels se trouvait un ticket de cinéma sur lequel est inscrit son numéro de portable.

Le Havre : la ville de ses jeunes années, que cette quadragénaire quitta pour gagner la capitale où elle vit aujourd’hui avec mari et enfant. Est-il possible qu’elle connaisse la victime ? Tout ce qui la rattache à ces lieux est si loin désormais…

Dès la descente du train, en retrouvant le cadre de son enfance, les souvenirs se frayent un chemin dans sa mémoire. A la faveur de rencontres inopinées, certaines scènes qu’elle avait oubliées refont surface. La silhouette et les traits de personnes qu’elle a connues se dessinent à nouveau. Au gré de ses errances, son premier amour revient la hanter. Se pourrait-il qu’il soit l’homme de la plage qu’elle n’a pas su identifier sur les clichés que lui avait soumis l’inspecteur ?

Le roman de Maylis de Kerangal échappe aux canons du genre policier. L’identité de la victime et le mobile du meurtrier importent peu. Le récit est matière à réminiscences, à réflexions, à l’évocation d’instants fugaces qui, comme le mouvement de la mer, refluent vers la conscience sans se laisser saisir. Se mêlent passé et présent, souvenirs personnels et événements dramatiques faisant désormais la une de l’actualité : trafic de stupéfiants ou décès de migrants tentant d’échapper à leur condition. Apparaissent ainsi les contours d’une ville dans sa dimension intime autant que collective et dont l’urbanisme et l’architecture portent les stigmates de l’histoire traumatique. 

Entre accents nostalgiques d’un polar noir des années 50 et touches délicates d’un tableau impressionniste, ce texte possède un charme certain. Laissera-t-il en moi une empreinte durable ? C'est toute la question. Mais il m’aura assurément offert quelques jolies heures de lecture.


vendredi 6 septembre 2024

La vie meilleure

Etienne Kern
Gallimard, 2024


La méthode Coué, on en a tous entendu parlé… et on l’a tous plus ou moins mise en pratique un jour ou l’autre - même si c’était avec un brin de scepticisme, voire de dérision. Car il faut bien reconnaître qu’elle souffre aujourd’hui d’un déficit de crédibilité. Pourtant, l’homme qui l’a mise au point et qui lui a donné son nom connut son heure de gloire. Né en 1857 dans l’Aube, le pharmacien Emile Coué s’inspira des travaux sur la suggestion et l’hypnose développés au début du XXe siècle notamment par le docteur Liébeault, avec lequel il se lia, et par le professeur Bernheim pour expérimenter une pratique qui sembla obtenir quelques succès. Celui qui aurait voulu être médecin put ainsi jouir d’une notoriété qui finit par traverser les frontières pour atteindre l’Amérique où il donna dans les années 1920 une série de conférences.


C’est son histoire que nous relate Etienne Kern, dans un roman très attendu d’un large public après la publication en 2022 des Envolés, lauréat du prix Goncourt du Premier roman. Evoquer aujourd’hui ce succès n’a rien d’innocent. On retrouve en effet dans La vie meilleure de nombreuses similitudes avec Les Envolés. Partant de quelques images d’archives, Etienne Kern évoque en effet la destinée d’un personnage quelque peu oublié du public, mais qui connut en son temps une certaine audience médiatique. Dans les deux cas, on a affaire à un homme habité par une idée qui put alors paraître surprenante (mais qui trouvera une forme de d'accomplissement par la suite), et surtout un homme en mal de reconnaissance, s’accrochant désespérément à son projet en dépit des doutes qui l’assaillent. Emile Coué, sous la plume d’Etienne Kern, est touchant et attachant, comme l’était déjà Franz Reichlt se jetant du haut de la tour Eiffel alors même qu’il avait conscience que l’attirail qu’il avait conçu allait irrésistiblement l’entraîner vers la mort.


Au-delà de cette thématique commune, la forme des deux textes offre une évidente parenté. L’auteur opte pour un format bref jouant volontiers de l’ellipse : les années filent parfois… en une seule phrase. Si je reconnais l’élégance de sa prose et la délicatesse avec laquelle il traite ses personnages, je dois dire que je suis peu réceptive à ce type d’épure, d’où un enthousiasme modéré de ma part. Mais c’est sans doute ce qui permet aux lecteurs qui avaient tant apprécié Les Envolés d’être au contraire à nouveau pleinement conquis ! 





mardi 3 septembre 2024

Les œuvres intérieures

Charlotte Augusta
Denoël, 2024


Gabrielle a récemment été recrutée par la Fondation. Dépendant de l’Entreprise, celle-ci a pour vocation d’acquérir des oeuvres d’art et d’organiser des expositions. L’atmosphère y est feutrée, l’environnement d’une glaciale sobriété et le rythme de travail plus que soutenu. Le PDG, élégant et cultivé, suscite l’admiration de Gabrielle. Pour cette jeune femme, intégrer une telle structure et évoluer dans le monde de l’art est la concrétisation d’un rêve. 


Pourtant, ce sentiment de félicité laisse rapidement place à une forme de malaise diffus dont elle identifie toutefois quelques-unes des sources : le tutoiement obligatoire, tout d’abord, qui prétend abolir avec ses supérieurs une distance que ceux-ci ne cessent par ailleurs de signifier ; la totale disponibilité qui est exigée d’elle et qui impacte sa vie personnelle ; et surtout la disparition soudaine de l’une de ses jeunes collègues avec laquelle elle s’était liée d’amitié et qui lui avait fait part des difficultés relationnelles qu’elle entretenait avec sa « N + 1 ».


C’est bien la violence exercée par l’environnement professionnel qui est au coeur de ce roman : les faux-semblants, l’oppression qu’implique une relation hiérarchique, la pression - plus ou moins acceptée - qui s’exerce à tous les niveaux de l’organigramme et qui remodèle les individus. 


L’entreprise et les protagonistes ne sont pas présentés de manière précise, comme s’ils étaient interchangeables - ce dont témoignent les termes employés pour les nommer. Ce choix participe de l’atmosphère très désincarnée qui se dégage du texte, l’accent étant ainsi mis sur la déshumanisation, rappelant certains films tels que Metropolis ou Bienvenue à Gattaca, ou encore la récente série Severance. 


Si cette dimension du roman est très réussie, le traitement réservé à la principale protagoniste a cependant échoué à me convaincre. L’auteure voulait-elle représenter le doute et la confusion qui la gagnent progressivement ? On peine parfois à suivre le cours de ses pensées, qui mêle passé et présent, la situation qu’elle est en train de vivre et des réminiscences de sa mémoire ou ce qu’elle imagine qui pourrait advenir. Si l’objectif était d’installer le lecteur dans un état de perte de repères, de le désorienter à l’instar de son héroïne, alors l’auteure a gagné son pari. Mais il en reste pour moi un goût d’inachevé que l’issue du roman n’aura pas réussi à lever.




vendredi 30 août 2024

On n’est plus des gens normaux

Justin Morin
La Manufacture de livres, 2024


Août 2017. Après une grande journée de ménage et de rangement, les Jakov ont décidé de s’offrir un dîner en famille bien mérité. Ils sont installés à la table de la pizzeria d’une ZAC de Seine-et-marne lorsque le père voit une voiture leur foncer littéralement dessus. Il voudrait crier, écarter ses enfants de la trajectoire du véhicule, mais tout va très vite. Le conducteur ne dévie pas d’un iota et percute la petite Angela de plein fouet. Elle mourra dans les minutes qui suivent. La mère et le fils aîné s’en tireront miraculeusement avec quelques égratignures seulement. Mais le père et le benjamin passeront plusieurs mois à l’hôpital et conserveront des séquelles de leurs blessures.


Attentat (nous sommes un an après la voiture bélier qui faucha de nombreux badauds sur la promenade des Anglais) ? Geste désespéré d’un déséquilibré ? Ce ne sera pas clairement établi car là n’est pas le sujet.


Dans un premier temps, l’auteur va en effet s’intéresser aux Jakov, à la manière dont ils font face au traumatisme, à la façon dont chacun des membres de la famille surmonte la douleur, exprime ses sentiments, recompose sa relation avec les autres. Mais c’est surtout leur réaction face au meurtrier de leur fille et soeur qu’il observe, le sentiment de haine qu’ils nourrissent à son égard et leur soif de justice qu’il sonde.


Lorsque s’ouvre enfin le procès qu’ils attendaient, la soeur du meurtrier est appelée à la barre. C’est alors vers elle que l’auteur se tourne. Ses sentiments sont mêlés : a-t-elle le droit de souffrir de cette situation ? Peut-elle témoigner en faveur de son frère ? Peut-elle, et doit-elle, l’aider, le soutenir, le défendre ? Alors même qu’ils s’étaient éloignés l’un de l’autre, leur passé commun remonte…


Je ne dirais pas que le sujet m’a passionnée - et sans l’avis d’une libraire enthousiaste qui a défendu ce roman dès le début de l’été, sans doute ne m’y serais-je pas arrêtée -, mais il faut reconnaître que le traitement est efficace. Grâce au truchement de la fiction, l’auteur a su aborder sous un angle plus psychologique ce terrible événement qu’il avait couvert en tant que journaliste. Il a à cette occasion fait preuve d’une maîtrise narrative et stylistique tout à fait remarquable pour un premier roman, et il serait sans doute intéressant d’avoir accès à la chronique judiciaire qu’il avait alors tenue pour apprécier la manière dont la fiction se déploie et la différence d'éclairage qu'elle peut apporter. Quoi qu’il en soit, l’opération semble plutôt réussie.