mardi 1 octobre 2024

Malville

Emmanuel Ruben
Stock, 2024

Malleville est-il un roman d’apprentissage ou une dystopie axée sur la question du nucléaire ? Le titre - de même que l’exergue - qui place explicitement le texte sous les auspices de Robert Merle nous tire résolument du côté du genre post-apocalyptique, ce que ne démentent pas les toutes premières pages du livre. Nous sommes en effet en juillet 2036, et le narrateur présente le régime de confinement intégral dans lequel vit la population depuis que le dérèglement climatique et les pandémies successives se sont abattus sur elle, puis qu’une catastrophe a touché une centrale nucléaire.


Retour arrière : Samuel évoque son enfance dans les années 80, passée sur les bords du Rhône. Son père travaille à La Centrale. Pour le petit garçon, il s’agit encore d’un lieu nourricier qui non seulement régit sa vie et celle de sa famille, mais fait tourner le monde dans son entièreté. Jusqu’au jour où, bravant les interdits - formulés par ses parents autant que par les pouvoirs publics -, un accident le conduit vers une noyade assurée dont il est miraculeusement sauvé par un adolescent qui deviendra son meilleur ami. Les parents de ce dernier étant de farouches opposants au nucléaire, la mue de Samuel s’accompagne d’une prise de conscience autour de laquelle se cristallise l’opposition à ses parents. 


Ainsi se conjuguent les deux registres littéraires que j’évoquais au début de ce billet, teintant la charge antinucléaire d’une teneur moins brutale, plus sensible et intimiste. Pour opérer cette fusion, l’auteur s’est habilement servi de l’un de ses personnages, évidemment clé dans la vie d’un adolescent, puisqu’il s’agit de la jeune fille dont Samuel tombera amoureux, l’inaccessible Astrid. Or la centrale qui explosa le 19 juin 2027 plongeant définitivement les habitants dans le chaos, était désignée par le terme Advanced Sodium Technological Reactor Industrial Demonstration, dont je vous laisse extraire l’acronyme. Ainsi les destinées de l’une et de l’autre se voient-elles étroitement associées.


Emmanuel Ruben s’empare de nombreux épisodes que nous avons connus, de la catastrophe de Tchernobyl au confinement provoqué par la pandémie du covid en passant par la vague d’attentats des années 2010, donnant ainsi à son récit des accents de véracité qui ne manquent pas de nous faire frémir. Sa mise en garde contre les dangers de la radioactivité n’en est que plus glaçante. Chacun aura certes ses convictions sur la question des centrales nucléaires, mais il n’en reste pas moins que, comme tout bon roman d’anticipation, il pose de pertinentes questions et donne à réfléchir. Reste à apporter les réponses qui nous permettent d’éviter les pires scénarios…

mardi 24 septembre 2024

Nous sommes immortelles

Pierre Darkanian
Anne Carrière, 2024


En voilà un drôle de livre ! Qui ne ressemble à aucun autre, traverse les époques, emprunte à l’histoire de l’art autant qu’à l’histoire tout court, lorgne du côté du fantastique et trace le portrait d’un quartier de Paris. Tout ça pour nous parler de féminisme ! 


En guise de prologue, une description de la Goutte d’Or, avec un rapide passage en revue de son évolution à travers les âges. Ainsi le décor est-il planté, avec sa population bigarrée, ses petits commerces et ses marchés hauts en couleurs, ses terrains vagues, ses lotissements, ses écoles, son église et ses nouveaux tiers-lieux investis par la dernière génération d’habitants que les récents programmes de réhabilitation ont drainée.


C’est rue Doudeauville que Janis vit depuis toujours, à un jet de pierre de l’appartement de sa mère Jeanne, qui a elle-même les pieds solidement enracinés dans le quartier. Entre elles, c’est l’amour vache : elles ne peuvent pas se passer l’une de l’autre, mais à peine sont-elles ensemble qu’elles s’écharpent et laissent alors passer plusieurs semaines sans se voir. Mais lorsque le silence de Jeanne se prolonge après que Janis avait provoqué un esclandre au beau milieu d’une expo-conférence féministe sur les nouvelles sorcières, celle-ci finit par s’inquiéter et constate que sa mère a disparu. Aurait-elle enfin entrepris ce voyage vers les Etats-Unis dont elle rêvait depuis sa jeunesse ? Tandis que d’étranges phénomènes climatiques se font jour, Janis entreprend des recherches sur l’existence de sa mère. Elle exhume ainsi livres et objets de son appartement, et interroge sa voisine, madame Otoko, dotée d’une troublante mémoire et s’exprimant par sentences et aphorismes appelant plus d’interrogations qu’ils n’apportent de réponses… 


Sa disparition aurait-elle à voir avec l’ouvrage qu’elle avait récemment publié, retranscrivant la correspondance qu’elle avait jadis entretenue avec une prisonnière américaine condamnée à la réclusion à perpétuité ? En 1980, une certaine Carol Schäffer avait en effet été retrouvée dans une forêt de l’Oregon, hagarde, au coeur d’un camp déserté par les autres femmes avec lesquelles elle avait choisi de vivre en retrait du monde - mais surtout à l’écart des hommes. En même temps que Carol, la police avait également découvert les restes calcinés de six nouveau-nés, tous des garçons, et sept pénis adultes suspendus au portique d’entrée du campement. A qui appartenaient-ils, on ne le sut jamais puisque, jusqu’à sa mort, Carol ne produisit pas le moindre mot d’explication sur ces phénomènes. 


Le récit alterne entre l’avancée des recherches de Janis et la vie passée de Jeanne, la seconde éclairant peu à peu la première jusqu’à ce que toutes les pièces du puzzle viennent trouver leur place pour former un tableau cohérent. Quoique la cohérence ne soit peut-être pas le maître mot de ce récit teinté de surnaturel… L’auteur propose en effet une nouvelle variation sur la figure de la sorcière. Une vieille rengaine héritée de la nuit des temps pour qualifier les femmes qui prétendaient sortir du rôle qui leur était assigné. Une figure dont certaines d’entre elles ont fini par s’emparer à partir des années 70 pour la retourner contre ceux qui voulaient les brûler. 


Jeanne est une héritière de ces mouvements. Biberonnée d’abord aux théories de la gauche prolétarienne, elle en vit - et en vécut - vite les limites, comprenant rapidement que les femmes n’avaient pas grand chose à en attendre. Celles-ci devaient mener leur propre combat hors toute forme de convergence des luttes. Mais pour Jeanne, la sorcellerie est une affaire sérieuse qui ne saurait se confondre avec le féminisme, dont le combat doit se situer sur un autre terrain. 


Pierre Darkanian s’est appuyé sur une abondante bibliographie pour construire son récit qui possède un vrai charme - au sens où il est parvenu à vaincre les résistances d’une rationaliste telle que moi pour m’entraîner dans son univers. A sa manière, profondément romanesque et faisant appel à un imaginaire puissant, il présente et confronte différentes approches actuelles du féminisme en les inscrivant dans une perspective historique. On est parfois un peu perplexe, mais ce roman à l’architecture certes un peu complexe offre une belle matière à réflexion sur la conduite des luttes féministes et la manière dont elles s’articulent ou non avec les autres grands enjeux de notre monde. Plus le temps passe et plus je sens ce texte travailler en moi. Il mériterait bien une relecture ! Quant à l'auteur, qui n'a pas eu peur de se colleter avec un tel sujet, j’espère qu’il ne lui sera pas intenté un procès en… appropriation culturelle !


jeudi 19 septembre 2024

Zone base vie

Gwenaëlle Aubry
Gallimard, 2024


Curieux qu’il n’y ait pas encore eu beaucoup de livres sur cette expérience unique et planétaire que nous avons collectivement faite en 2020. Je veux bien entendu parler de la réclusion forcée déclarée par nos gouvernants dans l’espoir d’enrayer l’épidémie de Covid. C’est de ce sujet que s’empare Gwenaëlle Aubry dans un roman aux accents peréciens faisant entendre les voix de personnages occupant les appartements d’un immeuble parisien : la fille de la gardienne, une avocate, un startupeur, un retraité, un ouvrier en bâtiment, une étudiante, un couple de bobos et une jeune femme enceinte. Autant de profils différents, autant d’histoires singulières, autant de manières de faire face à cette situation inédite.


Au sein des trois parties de ce roman correspondant aux deux principales périodes de confinement de 2020 et à la sortie que l’on peut considérer comme définitive de cette époque à l’été 2021, les protagonistes prennent tour à tour la parole. Entre ceux qui partiront s’exiler à la campagne et ceux qui se verront contraints de vivre dans un espace exigu, les personnes isolées et les couples découvrant chez l’autre une face inconnue et inattendue, chacun vivra ces mois de manière tout à fait différente. Mais aucun ne la traversera sans mal et tous feront face, d’une manière ou d’une autre, à des questionnements sur leur existence.


Gwenaëlle Aubry brosse une galerie de personnages qui, s’ils n’échappent pas à quelques clichés, se révèlent tout à fait convaincants. Nous avons tous dans notre entourage des amis, des voisins, des collègues qui leur ressemblent, et le lecteur pourra même se reconnaître dans l’un ou l’autre d’entre eux. Les ressources et les stratégies qu’ils mettent en oeuvre pour tenir, leurs gestes, leurs angoisses, leurs remises en question ont pu être les nôtres.


A la sortie, chacun reprendra le cours d’une vie qui a pu insensiblement dévier ou être complètement bouleversé. Mais les conséquences sont bien là et sans doute plus profondes et durables qu’on ne le croit. Reste désormais à évaluer les effets à long terme de cette époque de réclusion généralisée où le monde s’est soudain rétréci au cercle le plus étroit qui soit. Sans doute pour ce faire sera-t-il nécessaire d’avoir plus de recul. Mais ce dont je suis intimement convaincue, c’est que l’on n’en mesure pas encore la véritable étendue sur les individus et leur rapport au monde.


dimanche 15 septembre 2024

Cabane

Abel Quentin
L’Observatoire, 2024


« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » On se souvient tous de cette phrase prononcée en 2002 par Jacques Chirac. Force est de constater qu’en 2024, si nous avons très légèrement bougé la tête, notre regard n’a pas changé de direction. L’alerte ne date pourtant pas d’hier : dès le début des années 1970, un rapport avait ainsi été rédigé par une équipe de chercheurs d’une université américaine qui révélait les impacts de la croissance économique sur les ressources naturelles, en corrélation avec l’évolution démographique, et les conséquences écologiques qui en découlaient. Abel Quentin s’est inspiré de l’histoire des auteurs de ce rapport pour construire son nouveau roman et joindre sa propre voix à celles qui ne cessent de nous mettre en garde avec une urgence accrue. 

 

Ainsi fait-on connaissance dans la première partie du livre avec les jeunes auteurs du « Rapport 21 » : le couple formé par les Américains Mildred et Eugene Dundee, le Français Paul Quérillot et le Norvégien Johannes Gudsonn, chacun d’eux répondant à un archétype. Les premiers sont les idéalistes qui, une fois révélé l’inéluctable effondrement qui menace l’humanité, croyaient que celle-ci allait réagir ; le deuxième incarne le cynique qui se fera débaucher par une multinationale, et le dernier… eh bien je préfère vous laisser le découvrir par vous-même !

 

C’est la trajectoire des Américains et du Français que l’on suit dans la première moitié du roman, tandis que plane l’ombre mystérieuse du Norvégien que ses anciens collègues ont depuis longtemps perdu de vue. Exerce-t-il toujours une activité ? Est-il même encore en vie ? C’est l’intervention d’un jeune journaliste chargé d’écrire un papier sur le fameux brûlot à l’occasion des cinquante ans de sa publication qui permettra d’en savoir plus.

 

Ce récit, qui s’inspire d’événements et de personnages réels – mais qui prend avec eux de nombreuses libertés pour les besoins de la cause romanesque –, ne peut évidemment que susciter l’intérêt des lecteurs. Abel Quentin, qui s’était déjà attaqué à la radicalisation islamiste puis au wokisme, s’y entend comme personne pour proposer des fictions sur les grandes questions sociétales, en appuyant là où ça fait mal. En l’occurrence sur notre aveuglement généralisé, notre refus à modifier radicalement nos modes de vie et les fondements de notre économie – quand il ne s’agit pas tout bonnement de continuer à foncer tête baissée dans le mur avec un cynisme effarant. De ce point de vue, le roman est remarquable.

 

Mais, comme à la lecture du Voyant d’Etampes, je l’ai parfois trouvé un peu bavard, notamment dans sa première partie. Son propos incisif aurait selon moi gagné en efficacité – et en plaisir de lecture – si son rythme avait été plus vif et son style plus mordant. Cela suffirait-il toutefois à réveiller les consciences et à infléchir nos actes ? Rien n’est moins sûr…  

 


mercredi 11 septembre 2024

Jour de ressac

Maylis de Kerangal
Verticales, 2024

C’était mon premier Maylis de Kerangal… et je ne m’attendais pas à ça ! Est-ce elle qui s’illustre ici dans un registre nouveau ou est-ce moi qui m’étais fait une idée erronée de cette auteure ? Quoi qu’il en soit, je ne l’imaginais pas du tout s’inscrire dans une intrigue policière. Ainsi son héroïne est-elle dès les premières pages du roman appelée par un commissariat du Havre qui la convoque pour une audition : le cadavre d’un homme a été découvert sur la plage, et parmi ses effets personnels se trouvait un ticket de cinéma sur lequel est inscrit son numéro de portable.

Le Havre : la ville de ses jeunes années, que cette quadragénaire quitta pour gagner la capitale où elle vit aujourd’hui avec mari et enfant. Est-il possible qu’elle connaisse la victime ? Tout ce qui la rattache à ces lieux est si loin désormais…

Dès la descente du train, en retrouvant le cadre de son enfance, les souvenirs se frayent un chemin dans sa mémoire. A la faveur de rencontres inopinées, certaines scènes qu’elle avait oubliées refont surface. La silhouette et les traits de personnes qu’elle a connues se dessinent à nouveau. Au gré de ses errances, son premier amour revient la hanter. Se pourrait-il qu’il soit l’homme de la plage qu’elle n’a pas su identifier sur les clichés que lui avait soumis l’inspecteur ?

Le roman de Maylis de Kerangal échappe aux canons du genre policier. L’identité de la victime et le mobile du meurtrier importent peu. Le récit est matière à réminiscences, à réflexions, à l’évocation d’instants fugaces qui, comme le mouvement de la mer, refluent vers la conscience sans se laisser saisir. Se mêlent passé et présent, souvenirs personnels et événements dramatiques faisant désormais la une de l’actualité : trafic de stupéfiants ou décès de migrants tentant d’échapper à leur condition. Apparaissent ainsi les contours d’une ville dans sa dimension intime autant que collective et dont l’urbanisme et l’architecture portent les stigmates de l’histoire traumatique. 

Entre accents nostalgiques d’un polar noir des années 50 et touches délicates d’un tableau impressionniste, ce texte possède un charme certain. Laissera-t-il en moi une empreinte durable ? C'est toute la question. Mais il m’aura assurément offert quelques jolies heures de lecture.


vendredi 6 septembre 2024

La vie meilleure

Etienne Kern
Gallimard, 2024


La méthode Coué, on en a tous entendu parlé… et on l’a tous plus ou moins mise en pratique un jour ou l’autre - même si c’était avec un brin de scepticisme, voire de dérision. Car il faut bien reconnaître qu’elle souffre aujourd’hui d’un déficit de crédibilité. Pourtant, l’homme qui l’a mise au point et qui lui a donné son nom connut son heure de gloire. Né en 1857 dans l’Aube, le pharmacien Emile Coué s’inspira des travaux sur la suggestion et l’hypnose développés au début du XXe siècle notamment par le docteur Liébeault, avec lequel il se lia, et par le professeur Bernheim pour expérimenter une pratique qui sembla obtenir quelques succès. Celui qui aurait voulu être médecin put ainsi jouir d’une notoriété qui finit par traverser les frontières pour atteindre l’Amérique où il donna dans les années 1920 une série de conférences.


C’est son histoire que nous relate Etienne Kern, dans un roman très attendu d’un large public après la publication en 2022 des Envolés, lauréat du prix Goncourt du Premier roman. Evoquer aujourd’hui ce succès n’a rien d’innocent. On retrouve en effet dans La vie meilleure de nombreuses similitudes avec Les Envolés. Partant de quelques images d’archives, Etienne Kern évoque en effet la destinée d’un personnage quelque peu oublié du public, mais qui connut en son temps une certaine audience médiatique. Dans les deux cas, on a affaire à un homme habité par une idée qui put alors paraître surprenante (mais qui trouvera une forme de d'accomplissement par la suite), et surtout un homme en mal de reconnaissance, s’accrochant désespérément à son projet en dépit des doutes qui l’assaillent. Emile Coué, sous la plume d’Etienne Kern, est touchant et attachant, comme l’était déjà Franz Reichlt se jetant du haut de la tour Eiffel alors même qu’il avait conscience que l’attirail qu’il avait conçu allait irrésistiblement l’entraîner vers la mort.


Au-delà de cette thématique commune, la forme des deux textes offre une évidente parenté. L’auteur opte pour un format bref jouant volontiers de l’ellipse : les années filent parfois… en une seule phrase. Si je reconnais l’élégance de sa prose et la délicatesse avec laquelle il traite ses personnages, je dois dire que je suis peu réceptive à ce type d’épure, d’où un enthousiasme modéré de ma part. Mais c’est sans doute ce qui permet aux lecteurs qui avaient tant apprécié Les Envolés d’être au contraire à nouveau pleinement conquis ! 





mardi 3 septembre 2024

Les œuvres intérieures

Charlotte Augusta
Denoël, 2024


Gabrielle a récemment été recrutée par la Fondation. Dépendant de l’Entreprise, celle-ci a pour vocation d’acquérir des oeuvres d’art et d’organiser des expositions. L’atmosphère y est feutrée, l’environnement d’une glaciale sobriété et le rythme de travail plus que soutenu. Le PDG, élégant et cultivé, suscite l’admiration de Gabrielle. Pour cette jeune femme, intégrer une telle structure et évoluer dans le monde de l’art est la concrétisation d’un rêve. 


Pourtant, ce sentiment de félicité laisse rapidement place à une forme de malaise diffus dont elle identifie toutefois quelques-unes des sources : le tutoiement obligatoire, tout d’abord, qui prétend abolir avec ses supérieurs une distance que ceux-ci ne cessent par ailleurs de signifier ; la totale disponibilité qui est exigée d’elle et qui impacte sa vie personnelle ; et surtout la disparition soudaine de l’une de ses jeunes collègues avec laquelle elle s’était liée d’amitié et qui lui avait fait part des difficultés relationnelles qu’elle entretenait avec sa « N + 1 ».


C’est bien la violence exercée par l’environnement professionnel qui est au coeur de ce roman : les faux-semblants, l’oppression qu’implique une relation hiérarchique, la pression - plus ou moins acceptée - qui s’exerce à tous les niveaux de l’organigramme et qui remodèle les individus. 


L’entreprise et les protagonistes ne sont pas présentés de manière précise, comme s’ils étaient interchangeables - ce dont témoignent les termes employés pour les nommer. Ce choix participe de l’atmosphère très désincarnée qui se dégage du texte, l’accent étant ainsi mis sur la déshumanisation, rappelant certains films tels que Metropolis ou Bienvenue à Gattaca, ou encore la récente série Severance. 


Si cette dimension du roman est très réussie, le traitement réservé à la principale protagoniste a cependant échoué à me convaincre. L’auteure voulait-elle représenter le doute et la confusion qui la gagnent progressivement ? On peine parfois à suivre le cours de ses pensées, qui mêle passé et présent, la situation qu’elle est en train de vivre et des réminiscences de sa mémoire ou ce qu’elle imagine qui pourrait advenir. Si l’objectif était d’installer le lecteur dans un état de perte de repères, de le désorienter à l’instar de son héroïne, alors l’auteure a gagné son pari. Mais il en reste pour moi un goût d’inachevé que l’issue du roman n’aura pas réussi à lever.




vendredi 30 août 2024

On n’est plus des gens normaux

Justin Morin
La Manufacture de livres, 2024


Août 2017. Après une grande journée de ménage et de rangement, les Jakov ont décidé de s’offrir un dîner en famille bien mérité. Ils sont installés à la table de la pizzeria d’une ZAC de Seine-et-marne lorsque le père voit une voiture leur foncer littéralement dessus. Il voudrait crier, écarter ses enfants de la trajectoire du véhicule, mais tout va très vite. Le conducteur ne dévie pas d’un iota et percute la petite Angela de plein fouet. Elle mourra dans les minutes qui suivent. La mère et le fils aîné s’en tireront miraculeusement avec quelques égratignures seulement. Mais le père et le benjamin passeront plusieurs mois à l’hôpital et conserveront des séquelles de leurs blessures.


Attentat (nous sommes un an après la voiture bélier qui faucha de nombreux badauds sur la promenade des Anglais) ? Geste désespéré d’un déséquilibré ? Ce ne sera pas clairement établi car là n’est pas le sujet.


Dans un premier temps, l’auteur va en effet s’intéresser aux Jakov, à la manière dont ils font face au traumatisme, à la façon dont chacun des membres de la famille surmonte la douleur, exprime ses sentiments, recompose sa relation avec les autres. Mais c’est surtout leur réaction face au meurtrier de leur fille et soeur qu’il observe, le sentiment de haine qu’ils nourrissent à son égard et leur soif de justice qu’il sonde.


Lorsque s’ouvre enfin le procès qu’ils attendaient, la soeur du meurtrier est appelée à la barre. C’est alors vers elle que l’auteur se tourne. Ses sentiments sont mêlés : a-t-elle le droit de souffrir de cette situation ? Peut-elle témoigner en faveur de son frère ? Peut-elle, et doit-elle, l’aider, le soutenir, le défendre ? Alors même qu’ils s’étaient éloignés l’un de l’autre, leur passé commun remonte…


Je ne dirais pas que le sujet m’a passionnée - et sans l’avis d’une libraire enthousiaste qui a défendu ce roman dès le début de l’été, sans doute ne m’y serais-je pas arrêtée -, mais il faut reconnaître que le traitement est efficace. Grâce au truchement de la fiction, l’auteur a su aborder sous un angle plus psychologique ce terrible événement qu’il avait couvert en tant que journaliste. Il a à cette occasion fait preuve d’une maîtrise narrative et stylistique tout à fait remarquable pour un premier roman, et il serait sans doute intéressant d’avoir accès à la chronique judiciaire qu’il avait alors tenue pour apprécier la manière dont la fiction se déploie et la différence d'éclairage qu'elle peut apporter. Quoi qu’il en soit, l’opération semble plutôt réussie.

lundi 26 août 2024

Le syndrome de l'Orangerie

Grégoire Bouillier
Flammarion, 2024



Peut-être appréciez-vous Monet ? Sans doute : qui de nos jours pourrait affirmer ne pas aimer sa peinture ? Qui pourrait regarder ses toiles sans se fendre d’un commentaire certes convenu mais élogieux tant il est devenu l’une des icônes de l’histoire de l’art ?

C’est pourtant sur une déclaration rompant résolument avec le discours communément admis que s’ouvre cet ébouriffant roman. Le narrateur se rend en effet pour la première fois à l’Orangerie et, loin de recevoir le choc esthétique attendu, exprime au contraire le profond malaise qu’il a ressenti à la vue des panneaux qui l’entouraient.


D’où ce sentiment provenait-il ? Comment l’expliquer ? C’est ce que va s’employer à déterminer Bmore, détective de son état, et de ce fait rompu à élucider les mystères. Aux confins de l’enquête policière et de l’analyse freudienne, il nous convie ainsi à une folle traversée de la vie et de l’œuvre de Claude Monet. Autant vous prévenir : après une telle lecture, vous ne regarderez plus jamais les tableaux de cet artiste de la même manière !


Car Bmore en est sûr : derrière ou au sein de ces nymphéas se cache un cadavre. Un cadavre ? Quelle idée ! Déformation professionnelle, tranche sa collègue Penny. Pourtant, on le sait depuis Duchamp, ce n’est pas l’artiste qui fait l’œuvre, mais le « regardeur ». Fort de cette certitude, Bmore étudie la « scène de crime ». Or Monet a commencé ce qu’il nomme « son grand travail » dès le tout début de la guerre de 1914, au jour de la mobilisation générale en France. Il y mettra le point final quatre ans plus tard, au moment de la signature de l’armistice. De là à conclure que ces nymphéas ne sont pas le simple tombeau d’un mort, mais celui de millions d’hommes sacrifiés sur l’autel de la patrie, il n’y a qu’un pas - que Bmore franchit allègrement. Ces Grands Panneaux sont un monument funèbre offert à la France au jour de la Victoire. 


Très bien. C’est imparable (semble-t-il). Mais pourquoi des nymphéas ? Qu’est-ce qui peut bien se tramer entre le peintre et ce motif pour que celui-ci ait ainsi cristallisé son angoisse de mort ? Pour que Monet ait continué ensuite à le peindre inlassablement jusqu’à son dernier souffle ? Bmore va ainsi dérouler le fil d’une pelote incroyablement touffue qui va l’emmener des débuts de la carrière du jeune peintre, de sa rencontre avec Camille qui allait de venir sa femme et sa muse, jusqu’à ses derniers jours, sans rien omettre de ses années de dénuement, de la survenue de son succès, de sa cécité et, bien sûr, du soin qu’il mit à édifier son jardin à Giverny.

A travers cette exploration ô combien érudite, Grégoire Bouillier délivre une lecture de l’œuvre de Monet absolument éblouissante et replace de manière magistrale le rôle joué par l’artiste dans les mouvements picturaux qui verront le jour par la suite.


Ainsi les différentes strates que constituent les divers éléments biographiques et les œuvres de Monet s’entremêlent-elles dans ce texte foisonnant. Et puisqu’une œuvre d’art résulte au moins autant de celui qui la regarde que de son créateur, le narrateur ne cesse d’interroger son propre positionnement, son propre rapport à ces nymphéas : épuiser leur mystère revient à épuiser sa propre angoisse. Se superposent alors aux observations et analyses ayant trait à Monet les sentiments et réflexions que lui inspirent les événements qu’il est lui-même en train de vivre. Comme dans un tableau du peintre où la perspective se brouillerait, où le ciel et la terre s’inverseraient, le texte qui nous est offert opère une étonnante fusion entre le temps et l’espace occupés par Monet et ceux relatifs à Bmore. 


Au terme de cette lecture à nulle autre semblable, Grégoire Bouillier nous aura invité à aborder la peinture de Monet avec un regard neuf. Mais n’est-ce pas ainsi que nous devrions recevoir toute œuvre, littéraire autant que picturale, c’est-à-dire sans l’aide (l’œillère ?) d’une médiation extérieure ? Entretenir avec elle une relation unique, personnelle, ouverte, qui nous aiderait aussi à faire notre propre introspection ? Après avoir lu ce fabuleux texte, plus aucun doute n'est permis ! 







      



vendredi 23 août 2024

Bord de mère

Marianne Rubinstein
Verticales, 2024


Puisqu’il y a aussi des livres hors la rentrée littéraire, celle-ci attendra encore un peu. J’avais été très attirée par la belle couverture et le joli titre de ce livre, dont la promesse ne pouvait qu’attirer mon attention. Il s’agissait en effet pour l’auteure de mettre en évidence, à travers son expérience personnelle « le processus d’émancipation des femmes sur trois générations dans une famille française ordinaire », ainsi que le lien complexe existant entre mère et fille. Le récit semblait bref pour un tel projet - à peine 120 pages au compteur -, mais si le regard était acéré, pourquoi pas.


C’est pourtant peu de dire que j’ai été déçue. Ce texte se contente de lister chronologiquement les événements (en effet ordinaires) d’une vie sans y mettre aucun relief ni sur le fond ni sur la forme : pas de point de vue, pas d’humour ni de colère, d'envie d'en découdre ou que sais-je qui viendrait donner du piquant au récit. Quant à l’analyse du processus d’émancipation des femmes et de la manière dont celui-ci a pu peu à peu évoluer, soit c’était trop subtil pour moi, soit l’auteur n’avait finalement pas grand chose à en dire. Il y a pourtant matière !


Décidément, les textes courts n’ont pas ma faveur… Je ferais sans doute mieux de retourner au Dossier M 

samedi 10 août 2024

Le dossier M 1 - Rouge

Grégoire Bouillier
Flammarion 2017/J’ai lu


Comment parler d’un tel livre ? D’une oeuvre aussi luxuriante, stupéfiante, énorme et généreuse que celle-ci ? Mission impossible, serais-je tentée de dire, pour reprendre le titre d’une célèbre série des années 60… Tiens, puisqu’on en parle, vous souvenez-vous de celle qui a bercé votre enfance, dont vous n’auriez à aucun prix raté le moindre épisode ? Grégoire Bouillier, lui, s’en souvient parfaitement : c’était Zorro, avec son héros qui ne vivait que pour réparer toutes les injustices dont il était le témoin. Un homme libre de toute attache auquel le petit garçon pouvait s’identifier par le simple fait de se nouer une serviette de toilette autour du cou en guise de cape.


Ça n’a l’air de rien, comme ça. Mais c’est toute une vision du monde qui s’est ainsi dessinée, marquant profondément le psychisme de l’enfant. Rien à voir avec les valeurs véhiculées quelque douze ou quinze ans plus tard par Dallas, suivi par des centaines de millions de téléspectateurs à travers le monde. Un phénomène planétaire que l’auteur présente comme « un putsch culturel qui, pendant toutes les années 80, pendant plus d’une décennie, changea les règles de l’imaginaire collectif en faisant d’un salopard fini, cupide, veule et marié comme on ne le souhaite à personne le personnage central d’un feuilleton qui […] imposa un tout nouveau concept de héros : non plus redresseur de torts, mais incarnation cynique du mal. » Le monde avait désormais pris un virage sans retour. On pouvait à présent s’autoriser les pires infamies en toute décontraction. Ou, pour utiliser le terme consacré, de manière totalement décomplexée.


C’est entre ces bornes et au sein d’une famille disons hors cadre que le narrateur, double littéraire de Grégoire Bouillier, s’est construit. Partant de son expérience intime, il élargit progressivement le spectre et entremêle le récit des événements marquants de sa vie (qui reviennent de manière lancinante tout au long du texte) et de ses interactions sociales avec ses observations et ses analyses pour éclairer la manière dont l’individu et le corps social interagissent et se façonnent mutuellement. A la vacuité d’une existence fait bientôt écho celle du monde. Ou inversement.


Présenté ainsi, ce texte pourrait sembler noir et désespéré. Or il n’en est rien ! L’intelligence et l’humour de l’auteur - sans parler de sa finesse d’écriture - rendent ce singulier objet littéraire aussi fascinant qu’addictif ! D’autant que l’auteur embarque son lecteur en l’interpellant régulièrement, en dialoguant avec lui, l’invitant à se poser les mêmes questions que lui et à investir ses propres expériences et ses propres souvenirs.


Au terme de ce premier volume - il y en a six dans l’édition poche -, on aborde à peine les rives de ce dossier M qui donne son titre à l’oeuvre. Un monde s’est ouvert et l’on n’a qu’une hâte, poursuivre cette expérience immersive dans la psyché de l’auteur et regarder bien en face avec lui ce monde dans lequel chacun d’entre nous a été jeté.







vendredi 2 août 2024

Rapport sur moi

Grégoire Bouillier
Allia, 2022


Rapport sur moi est le premier livre publié, en 2002, par Grégoire Bouillier. Un tel titre soit refroidit et dissuade le lecteur potentiel de s’y arrêter (le nombrilisme de la littérature française bla bla bla), soit intrigue et donne envie d’y voir de plus près. J’aurais certainement fait partie de la seconde catégorie si ce livre n’était alors passé sous mes radars - sans doute n’étais-je à l’époque pas encore très attentive aux jeunes auteurs inconnus.


Si j’ai choisi aujourd’hui de faire cette lecture, c’est parce que le nouveau roman que Grégoire Bouillier s’apprête à publier dans quelques semaines - dont le titre ne pouvait qu’attirer mon attention et que j’ai eu la chance de pouvoir déjà lire - m’a littéralement soufflée, impressionnée, envoûtée. Au point - ce qui est assez rare chez moi - de vouloir enchaîner avec de précédents titres de l’auteur. Et, tant qu’à faire, repartir de l’origine, ce fameux Rapport sur moi, donc. Un récit aussi bref que les plus récents seront amples. On est loin ici de l’écriture baroque, opérant de nombreuses circonvolutions, convoquant de multiples images, superposant les strates mentales que l’on retrouvera dans le monumental Dossier M (dont j’entreprends tout juste la lecture) et en tout cas dans ce fabuleux Syndrome de l’Orangerie qui m’a tant enthousiasmée.


On y décèle cependant ce qui sera développé, amplifié ou - mieux peut-être ? - débridé : une façon de se laisser guider par les mots, de mettre la langue, ce précieux matériaux, au coeur de l’entreprise littéraire et permettre ainsi aux souvenirs les plus profondément enfouis d’affleurer à la conscience pour tenter de cerner un sujet, comprendre ce qui l’a construit, qu’il s’agisse de lui-même ou d’une tierce personne.


Quoi qu’il en soit, Grégoire Bouillier ne semble jamais loin. Bien que le narrateur du Syndrome de l’Orangerie soit un personnage fictif, il apparaît à bien des égards comme un double littéraire de l’auteur. Il est intéressant, à plus de vingt ans de distance, de voir ressurgir d’une lecture à l’autre l’expression de certains souvenirs faisant figure de scènes sinon primitives, au moins déterminantes.


En sondant sa mémoire, l’auteur procède dans Rapport sur moi à une véritable mise à nu qui s’inscrit dans une certaine tradition littéraire (j’ai notamment pensé au Rousseau des Confessions ou des Rêveries du promeneur solitaire). Et s’il parvient à toucher le lecteur (en tout cas moi) c’est en grande partie par le recours à l’ironie, à une forme d’auto-dérision, qui dégonfle l’hypertrophie d’un « je » omniprésent (là, on s’éloigne un peu de Rousseau !). C’est aussi et peut-être avant tout par l’attention que l’auteur porte à la langue, à ses sous-entendus, à ses double-sens, aux jeux qu’elle autorise (là, j’ai pensé à Jules Vallès - tiens, encore un auteur dont l’oeuvre s’ancre dans l’expérience personnelle qu’il a vécue), aux cheminements mystérieux qu’elle élabore dans le psychisme d’un individu donné que l’auteur capte notre intérêt. 


Une belle entrée en littérature que ce texte, qui ouvrait la voie à une oeuvre singulière et forte que je me délecte de découvrir aujourd’hui.