lundi 30 mai 2022

Le lectueur

Jean-Piere Ohl
L’Arbre vengeur, 2022



Comment passer à côté d’un tel titre ? Aussitôt repéré sur les tables des libraires, aussitôt adopté ! 


Il faut séparer l’homme de l’oeuvre, dit-on. Ce n’est apparemment pas ce que pense le mystérieux lectueur qui prétend être à l’origine de la mort d’auteurs ayant pris des positions peu reluisantes. Ainsi le philosophe allemand Edmund Weissinger, qui s’était jadis compromis avec le régime nazi, est-il retrouvé mort un jour de juin 1979, gisant au côté d’une étrange lettre illustrée d’une guillotine coupant un livre en deux. Hasard ? Coïncidence ? C’est ce que tout le monde croit jusqu’à ce que quelques semaines plus tard le grand écrivain hongrois Milan Pala, à qui on peut toutefois reprocher de n’avoir jamais condamné le stalinisme, succombe à une crise cardiaque. Or, dans une lettre estampillée de la même guillotine, le fameux lectueur s’attribue la paternité de son décès… Il aurait en effet le don d’assassiner un auteur à distance rien qu’en lisant une de ses oeuvres !


Ce dessin n’est pas inconnu d’un vieux libraire bougon, qui cherche moins à vendre des livres qu’à faire connaître les plumes qui lui semblent vraiment mériter d’être lues. Mais où a-t-il bien pu le voir ? Heureusement, il peut compter sur Lucie, sa jeune vendeuse et brillante khâgneuse, pour lui rafraîchir la mémoire… et mettre un peu d’ordre dans l’antre qu’est devenue sa boutique : le dessin est en effet représenté sur un mur de la réserve. Ce lectueur ne serait donc pas une mystification ? Et il aurait en outre un lien quelconque avec sa librairie ? Les voilà tous deux entraînés dans une bien étrange enquête…


Si le début de ce drôle de roman m’a paru un peu manquer de rythme, il finit par prendre sa vitesse de croisière et devient alors tout à fait plaisant. A travers une galerie de personnages pittoresques et cette enquête aux accents quelque peu surnaturels, l’auteur nous offre de savoureuses pistes de réflexion sur l’acte de lecture, sur la relation unissant lecteur et auteur, sur la définition de ce qu’est un bon livre et sur la manière dont chaque lecteur s’empare d’un texte et se l’approprie pour lui donner une signification personnelle. 

Si la forme est légère et ludique, le fond ne manquera pas de titiller l’esprit des lecteurs invétérés. Libre à chacun ensuite de poursuivre ces pertinentes réflexions au-delà des pages de ce divertissant roman !

mardi 24 mai 2022

D’audace et de liberté

Akli Tadjer
Les Escales, 2022



Rappelez-vous, à la fin du roman D'amour et de guerre, nous avions quitté Adam, ce jeune Kabyle arraché dès 1939 à sa terre natale pour aller se battre sous les couleurs françaises, aux premières heures de la Libération. J’ignorais alors que l’auteur allait donner une suite à son récit. Mais l’histoire des relations entre la France et l’Algérie ne s’arrêtant pas là, la publication de ce nouveau roman n’a rien de surprenant.


Nous retrouvons donc Adam dans ce Paris de l’après-guerre où il s’est installé avec Elvire, la fille d’un ancien voisin jamais revenu de déportation. Ensemble, il font tourner la tannerie dont a hérité la jeune femme. Adam est parfaitement à l’aise dans ce nouveau rôle de patron qu’il endosse avec succès. Parmi les ouvriers qu’il emploie se trouvent aussi bien des Français, comme Lucien qui ne songe la semaine durant qu’au Balajo où il va danser tous les samedis soir, que des Algériens travaillant d’arrache-pied dans l’espoir de permettre à leur famille de venir les rejoindre, à l’instar de Mohamed qui occupe tout son temps libre à préparer son certificat d’études.


Tout bascule lorsqu’Elvire apprend que son père a réchappé des camps et qu’il a trouvé refuge sur ces terres du Moyen-Orient où un Etat juif est sur le point d’être créé. Adam, fervent lecteur du journal Combat, se tient quant à lui à l’écoute du climat insurrectionnel qui se développe dans son pays et organise secrètement des réunions pour réfléchir à l’avenir de l’Algérie.


Si j’avais apprécié le premier volume de cette histoire, j’en ai dévoré le deuxième ! Tout en restant dans une veine très romanesque, il m’a semblé que l’auteur mettait davantage encore l’accent sur le contexte historique. Ou peut-être parce que celui de l’après-guerre est plus complexe, moins bien connu que celui de la Seconde Guerre mondiale, et surtout parce qu’il reste aujourd’hui encore particulièrement sensible, l’approche à hauteur d’individu qu’il en propose est tout à fait éclairante et empreinte d'humanité. Qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, dont on entrevoit ici les prémices, ou des « événements d’Algérie », ils ont une chair que les ouvrages historiques sont impuissants à restituer. Plus qu’une toile de fond, ils président aux destinées des personnages, et Akli Tadjer trouve la juste distance pour provoquer l’empathie de son lecteur sans faire de son héros un porte-parole. Il rend avec justesse le climat social de l’époque et nous offre ainsi une chronique convaincante de cette période cruciale.


C’est donc avec la plus vive impatience que j’attends désormais le troisième volet de cette série : je ne doute pas en effet que l’auteur s’attèle à relater la guerre d’Algérie et le cortège d’exactions dont Paris fut alors le théâtre. Un récit dont je devine déjà qu’il sera passionnant.




 D'amour et de guerre sort simultanément en poche chez Pocket 



samedi 14 mai 2022

Minuit sur le monde

Jules Pétrichor

Illustrations d'Enness Edwood
Les Editions du Panseur, 2020




Imaginez un peu : il est minuit, il fait nuit noire. Jusque là, rien que de très ordinaire, me direz-vous. Sauf que l’aube ne viendra plus : le soleil un jour a cessé de se lever. Quand ? Nul ne s’en souvient. Les montres se sont figées, seules les trotteuses ont continué d’égrener les secondes sans plus entraîner avec elles le cours du temps, et les hommes ont appris à vivre dans cette obscurité, dans cet obscurantisme. 

Car de ce bouleversement sont nés des cataclysmes, rendant intenables les conditions d’existence et décuplant les inégalités entre les hommes désormais privés de liberté et de dignité.

Partout se sont imposés l’arbitraire ainsi que de redoutables organes de contrôle, tandis que les systèmes de taxation, toujours plus injustes, ne cessaient d’accroître la précarité des plus démunis, relégués dans les zones les plus inhospitalières… Certes, en Irlande et ailleurs on reste encore relativement à l’abri de ces conséquences dramatiques. Mais la tentation du repli incline à la fermeture des frontières et au rejet de l’étranger. Le monde ne cesse de se racornir. De Dublin à Nouakchott, à Paris ou à Rome, partout la même chape de silence et de résignation. 


Pourtant, ici ou là, quelques murmures se font entendre à qui sait les écouter, certains individus tentent de s’insurger. Lui est aux aguets. Peut-être parce que les livres le lui ont soufflé, il pressent  qu’un autre ordre est possible. De son Dublin natal où un premier cri a déchiré le silence de la nuit, il part arpenter le monde afin de prendre son pouls et de retrouver, peut-être, lumière et humanité.   


Fable écologique autant que politique - ou inversement - ce roman est une ode à la fraternité et à la tolérance. Il plaide pour l’insoumission et pour la diffusion des livres qui forment les citoyens éclairés. Ce récit ne se veut pourtant pas militant - ce qui ne serait certainement pas péjoratif sous ma plume ! - ni moralisateur. Il y a de la poésie dans ce récit faisant la part belle à un imaginaire débridé entremêlant volontiers des univers variés. L’inventivité se loge jusque dans dans de savoureux néologismes donnant d’emblée la couleur délicatement fantasque de ce texte.


On reconnaîtra sans mal le monde dans lequel nous vivons, mais l’auteur parvient à en donner une image teintée d'une élégance, et je dirais presque d’une forme de légèreté, tout à fait inattendue, que viennent subtilement relever quelques illustrations à l’encre. Un roman surprenant, donc, ce que l’on ne saurait que louer !


mardi 10 mai 2022

Mères

Théodora Dimova
Editions Syrtes Poche, 2019

Traduit du bulgare par Marie Vrinat



’instinct maternel dont on nous rebat si souvent les oreilles, ça vous parle ? Eh bien voici un petit livre qui lui en met un grand coup dans l’aile ! Sept histoires nous y sont relatées, celle de sept enfants grandissant dans la Bulgarie post-communiste, sept enfants étudiant dans le même lycée et qui ont noué une étroite relation de confiance avec leur professeure principale prénommée Yavora.


On découvre l’un après l’autre le contexte familial dans lequel vivent ces adolescents avant d’entendre la déposition qu’ils sont sommés de faire et dont on ne sait pas précisément si elle est formulée devant un représentant de la police ou devant un psychologue. Mais ce qui est clair, en revanche, c'est qu’un mystérieux drame les unit. 


A travers ces récits, c’est toute une société qui nous est dépeinte, celle d’un pays qui, en s’ouvrant à l’économie libérale, a vu naître une oligarchie mafieuse, la corruption s’étendre et le chômage sévir, d'où émerge néanmoins une classe moyenne mais où l’extrême pauvreté et la précarité sont devenues légion. C’est un pays où le hiatus peut très vite se creuser entre des parents nés dans un système socialiste et des enfants grandissant dans un monde différent, avec pour tous des repères brouillés et des perspectives difficilement perceptibles. 


Comment, dans ce contexte, assumer sa maternité ? Accompagner son enfant lorsqu’on est contrainte de partir travailler à l’étranger, que l’on a sombré dans une profonde dépression, que l’on a soi-même connu de violents traumatismes dans sa propre enfance ou que l’on a le sentiment d’avoir été dépossédée de sa propre existence ? 


Etonnant récit, dont le rythme effréné qui happe le lecteur pour le rendre captif de ces univers souvent étouffants contraste avec l'atmosphère fantasmagorique des pages consacrées à Yarova, ce personnage surnaturel incarnant une sorte de vie rêvée, d’idéal inaccessible. On sera sensible ou pas à cette surprenante composition, mais elle confère assurément à cet ouvrage une couleur insolite qui ne laisse pas indifférent.

jeudi 5 mai 2022

Route One

Michel Moutot
Le Seuil, 2022



Déjà le quatrième livre de Michel Moutot ! Depuis Ciel d’acier, publié en 2015, le grand reporter passé à l’écriture n’a de cesse de régaler ses lecteurs avec ses formidables romans d’aventures. Passionné par l’histoire de l’Amérique, il en poursuit ici l’exploration et nous livre un nouvel épisode de son édification. Après L’America, et surtout Séquoias qui nous contait la naissance de San Francisco dans les années 1850, l’auteur nous entraîne à nouveau en Californie, dans les années 1930, pour nous révéler l’incroyable histoire de la construction de la Route One longeant la côte Pacifique.


Aujourd’hui mythique, en surplomb de paysages à couper le souffle, il faut pourtant imaginer les obstacles qu’il fallut franchir pour qu’elle voie le jour. Percer des montagnes et bâtir des ponts dans des conditions extrêmement hasardeuses nécessita de longues années et une détermination sans faille. 


Une détermination dont Wilbur Tremblay est justement doté. Orphelin adopté à l’âge de 8 ans, il deviendra un talentueux ingénieur qui mettra toute son énergie au service de ce projet. Mais il faudra compter aussi avec celle d’Hyrum Rock, ce descendant de mormons devenu richissime grâce à l’exploitation d’un filon aurifère jalousement tenu secret de génération en génération, qui n’entend pas voir ainsi son isolement et sa quiétude mis à mal. Aussi mettra-t-il tout en oeuvre pour faire dévier le tracé de la route…


Entre exploits techniques, rivalités, enjeux divergents, crise économique, alliances mafieuses et un cadre légal encore fluctuant, Michel Moutot dépeint l’épopée de cette Route One à travers une captivante trame narrative. Comme dans chacun de ses romans, il ne néglige aucun détail pour nous permettre de vivre les événements au fil de sa plume. Le bruit et la fureur des machines, l’afflux des familles désespérées jetées à la rue par la Grande Dépression, le recours aux bagnards pour effectuer les tâches les plus éreintantes et périlleuses, et bien sûr la peinture des grandioses paysages de Big Sur sont au menu de ce nouvel opus.


Les lecteurs assidus de l’auteur se régaleront à repérer les innombrables clins d’oeil à ses précédents récits, qui apparaissent désormais comme les pièces de la vaste fresque de l’histoire des Etats-Unis qu’il semble avoir entreprise. Ce qui laisse présager la publication de nombreux autres romans ? C’est le voeu que je formule ici ! 



Et si vous êtes à Paris demain soir, n'hésitez pas à venir à la librairie Le Divan
à partir de 19 heures pour le lancement du roman.
J'aurai le grand plaisir d'y accueillir Michel Moutot qui nous parlera de son livre !



 




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