samedi 31 décembre 2016

Les règles d’usage

Joyce Maynard

Philippe Rey, 2016


Traduit de l'américain par Isabelle D. Philippe


La vie comme elle va...

Je ne vais pas faire très long et je ne vais sûrement pas me faire que des amis avec ce billet, tant il est vrai que cette auteure est encensée, en particulier sur la blogosphère.
Non pas que j’aie éprouvé du déplaisir à lire ce roman, mais, comme bien souvent avec les Américains, je l’ai trouvé un peu long : 472 pages, je pense qu’il en aurait facilement supporté une centaine de moins.
Et puis je ne me suis pas beaucoup attachée au personnage de Wendy, cette jeune fille de treize ans qui perd sa mère dans l’attentat du 11-Septembre. Pourtant, dans l’ensemble, les personnages sonnent plutôt juste. Mais j’ai trouvé l’ensemble trop lisse. Tout est étrangement fluide, tous les protagonistes sont bienveillants, alors même que certaines situations susciteraient en réalité sans doute plus de conflits - qu’il s’agisse du beau-père qui voit partir sa fille, du père biologique qui réapparaît sans crier gare, jusqu’au gentil libraire et à l’administration scolaire, extrêmement compréhensifs...
Et le style va de pair avec ce qui est dit : sans aspérité aucune. Dialogué, descriptif, ne s’attardant pas exagérément sur la psychologie, mais davantage sur les événements, c’est la manière américaine par excellence.
En un mot, un roman pas désagréable, mais sans surprise. Et qui ne restera donc pas dans les annales, en ce qui me concerne...

Mais d'autres ont adoré : ElectraEva, LaureLeoMarie-Claude... 
Les filles, j'espère que vous n'allez pas me détester ! Il faut bien une voix discordante...

lundi 26 décembre 2016

Alice ou le choix des armes

Stéphanie Chaillou

Alma, 2016



Quand l'espace de travail devient un lieu de violence et de souffrance.

Je la trouvais un peu plan-plan, cette rentrée littéraire. Il y a bien quelques romans que j’ai trouvés habilement troussés et les nouveaux opus d’auteurs déjà bien installés que je n’omets jamais de lire. Mais disons que j’étais en attente de livres véritablement marquants... jusqu’à ce que je tombe, par le plus grand des hasards, sur Alice. Présenté parmi les nouveautés dans une bibliothèque parisienne que je fréquente régulièrement, je m’en suis saisi pour lire la quatrième de couverture. Il y était question de violence au travail, traitée sous la forme d’un roman policier. Surprenante approche... Le roman était bref, je n’avais pas encore commencé celui qui m’attendait : je suis repartie avec.

Dès les premières pages, j’ai été happée par le style, sec, coupant, qui traduisait d’emblée  la violence du propos. Une violence feutrée, sans coups portés, avec même des sourires et l’assentiment général, mais une violence terrible, sans doute d’autant plus douloureuse qu’elle se pare des voiles de la respectabilité, faisant passer la victime pour coupable. Une mise à mort symbolique qui se joue entre deux êtres, avec la bénédiction de ceux qui incarnent l’autorité. Une forme de piège lent et insidieux se refermant sur un individu pour l’étouffer mentalement, le réduire à l’impuissance, le priver de ses facultés de raisonner, l’amener à craindre la moindre de ses paroles, même la plus anodine, qui pourrait se retourner contre lui. Prendre l’ascendant sur cette personne et instiller dans son esprit qu’elle n’est pas là pour réfléchir, mais obéir et s’incliner. Lui faire oublier que le travail a un sens, négliger qu’il est une forme d’organisation collective pour ne plus devenir qu’une somme d’individualités réduites à effectuer les tâches qui leur sont dévolues sans jamais s’interroger sur ce qu’elles font.

Un chef de service, Samuel Tison, est retrouvé mort sous un pont, battu à mort. Dans les locaux de la police, l’inspecteur Kerrelec interroge Alice Delcourt, qu’une lettre anonyme désigne comme la coupable de ce meurtre : elle a subi le harcèlement de cet homme et a fini par démissionner de son entreprise... 
Jour après jour, elle raconte son histoire. Sa parole se libère et elle peut enfin dire l’enchaînement des événements, l’incompréhension, l’isolement, la perte des repères, la perte de confiance - en les autres et en elle-même. 

Stéphanie Chaillou déroule tout le fil de ce qui se joue dans cette confrontation entre deux êtres. Elle pénètre au cœur des processus mentaux, elle dit combien au-delà de ce qui se passe entre ces deux personnes, quelque chose de beaucoup plus profond et sans doute de beaucoup plus grave advient : une inversion des valeurs, lorsque la loyauté, la qualité du travail, l’expérience, ne sont plus reconnues ; lorsque l’espace du travail est en perpétuelle recomposition, que l’on ne peut plus s’appuyer sur rien ni sur personne et qu’il se réduit à un leurre où chacun essaie de satisfaire ses ambitions personnelles en flattant sa hiérarchie ; elle dit l’incompréhension et l’effroi devant cette volonté de réduire l’autre à néant, elle dit la nécessité désespérée de renouer avec la raison et, plus encore, avec la conscience d’une humanité partagée. 
Puis vient l’heure du renoncement à se battre, lorsque le seul objectif n’est plus que de conserver son intégrité mentale. Elle dit la manière dont tout finit par devenir animal. Le moment où on ne cherche plus les mots, où le rationnel n’a plus sa place, mais où l’on réagit de manière instinctive, où l’on ne cherche plus qu’à se protéger de l’agression. Le moment aussi, parfois, où le sentiment de révolte prend le dessus sur la peur. Le moment où la seule chose que l’on réclame à tout prix, c’est la réparation, et de voir enfin tomber les masques.

Ce qui, hélas, ne vient généralement pas, ou trop rarement. Combien de chefs de service se complaisent aujourd’hui dans de tels agissements, sans qu’ils soient jamais remis en question ? Combien de dépressions, combien de salariés quittant leur entreprise ou leur poste sans que leur bourreau soit inquiété ? Sans parler des cas les plus graves où certains ne voient plus d’autre issue que celle de se donner la mort ? Pourquoi ? Au nom de quoi ? Qu’est-ce qui justifie de tels actes ? Comment peut-on fermer les yeux ?

Autant de questions que notre société devrait légitimement et sérieusement se poser pour en finir avec la souffrance au travail, ce mal intolérable qui la ronge. 
Nombre de dirigeants d’entreprises et de responsables de ressources humaines seraient bien inspirés de lire ce roman d’une grande justesse. Peut-être permettrait-il une première prise de conscience. A tout le moins constitue-t-il l’occasion de lire un texte d’une rare intensité.


Je vous en lis un extrait ici



mardi 13 décembre 2016

Sélection de Noël 2016

Rendez-vous désormais rituel,
voici ma petite sélection de Noël


Pour vous donner quelques idées de cadeaux, 
je vous présente les livres que j'ai préférés 
parmi ceux de la rentrée que j'ai lus



Numéro 11 de Jonathan Coe, Gallimard
Si, comme moi, vous avez été refroidi par ses derniers romans, ne négligez pas celui-ci : l'écrivain revient au mieux de sa forme, avec un roman solidement ancré dans la société pour en dénoncer les excès et les dérives. Un régal !

14 juillet d'Eric Vuillard, Actes Sud
Une très belle plongée dans cette journée mythique, pour en proposer une lecture originale et inédite, et redonner au peuple le rôle de premier plan qu'il y a joué.

L'insouciance de Karine Tuil, Gallimard
Un récit d'un incroyable souffle romanesque, à lire d'une traite. Une peinture sans concession de notre monde.

Par la ville, hostile de Bertrand Leclair, Mercure de France
Une tentative de restitution du parcours mental d'une femme qui se laisse choir, qui ne trouve plus ni les moyens ni les mots qui lui permettraient de continuer à exister. Un texte fulgurant qui met l'accent sur l'extrême violence de notre société.

La succession de Jean-Paul Dubois, L'Olivier
Un homme s'interroge sur son père, qu'il n'a jamais compris. Après son décès, il marche dans ses pas pour tenter enfin de le trouver. Il pose un regard sans complaisance, mais non dénué d'humour et de tendresse sur le monde qui l'entoure. Un très bon Dubois.

J'ai longtemps eu peur de la nuit de Yasmine Ghata, Robert Laffont
Un texte d'une grande délicatesse qui évoque le génocide rwandais, vu à travers les yeux d'un enfant. L'écriture ou l'art de la résilience.

Alice ou le choix des armes de Stéphanie Chaillou, Alma
Ma toute dernière lecture en date. Je n'ai pas encore écrit de billet, mais, faites-moi confiance, c'est un texte d'une rare puissance sur les dérives actuelles du monde du travail.
Aucun essai n'exprimera avec autant de précision et de justesse les ravages que peut provoquer une situation de harcèlement moral et ce qui se joue entre les personnes concernées.
Un véritable choc. Un roman à mettre entre les mains de tous les DRH et dirigeants d'entreprise de France !

dimanche 11 décembre 2016

J’ai longtemps eu peur de la nuit

Yasmine Ghata

Robert Laffont, 2016



L'autre Petit pays

Chaque rentrée, c’est la même chose : quelques romans se partagent les faveurs des médias et des lecteurs, au détriment de dizaines, voire de centaines d’autres, qui passent inaperçus. Petit pays, de Gaël Faye, qui évoque le conflit qu’a connu Rwanda, a ainsi été projeté dans la lumière et s’est trouvé dans les listes de plusieurs prix littéraires - ce qui est assez rare dans le cas d’un premier roman pour le souligner.
Hasard des calendriers éditoriaux, un autre livre est paru en même temps qui relate aussi l’arrivée en France d’un enfant ayant fui le conflit rwandais. Hélas, celui-ci n’a pas fait l’objet de la même attention, qu’il aurait pourtant méritée.

Arsène a douze ans. Il est orphelin. Ses parents et toute sa famille ont été massacrés dans son village. Poussé par sa grand-mère, lui seul a réussi à échapper à la mort certaine qui les attendait tous. Il vit désormais en France, adopté par un couple d’enseignants.
On découvre cet enfant à travers les yeux d’une femme, Suzanne, qui anime un atelier d’écriture dans la classe que fréquente à présent Arsène. Elle observe avec bienveillance ce jeune garçon à l’histoire qu’elle devine douloureuse.

Un objet. Les élèves vont devoir en choisir un, ancien, présent de longue date dans leur famille et qui en incarne peut-être l’histoire, qui porte en lui une valeur particulière. Ils devront alors remplir une fiche technique, sorte de carte d’identité de l’objet, avant d’expliquer les raisons de leur choix.
Mais Arsène n’a pas vraiment choisi. Tout est resté dans son pays d’origine. Tout, sauf la valise que lui avait confiée sa grand-mère pour fuir. Celle dans laquelle il a dormi lorsqu’il était dehors, celle qui l’a protégé des bêtes sauvages lorsqu’il était seul dans la savane, celle qui l’a protégé du froid lorsque la nuit tombait, celle qui renferme désormais les odeurs de son passé, celle qui le ramène chez lui lorsqu’il l’effleure, celle qui constitue  l’unique et dernier lien avec son enfance.
En choisissant ce thème, Suzanne voulait pousser les enfants à tirer le fil d’une histoire qui les conduirait au plus intime d’eux-mêmes. 

Avec beaucoup de patience, Suzanne aide Arsène à retracer sa douloureuse histoire, à y mettre des mots pour pouvoir mieux la mettre à distance et en apaiser les séquelles. Travaillant de très près avec l’enfant, elle en vient à effectuer elle-même ce travail de mémoire et à se souvenir de la mort précoce de son propre père. Les deux voix se mêlent ainsi, révélant avec une grande délicatesse le pouvoir libérateur de l’écriture.
En dépit des parcours douloureux qui se font peu à peu jour, il ressort de ces deux voyages intérieurs une impression apaisante et douce. Sans doute due aux vertus d’écoute et d’attention qui président à ce très beau récit.

Noukette a aussi été très touchée 





mercredi 7 décembre 2016

Kabukicho

Dominique Sylvain

Viviane Hamy, 2016



Visite de Tokyo, quartiers chauds

Moi qui ne suis pas très branchée Japon, je me suis toutefois offert, sur les conseils toujours avisés de Nicole, une petite immersion au pays du Soleil levant. Attention, pas celui des cartes postales ; non, chez Dominique Sylvain, pas de cerisiers en fleur ni de mont Fuji enneigé... 
Le Tokyo qui sert de décor à ce roman noir est celui des bars à hôtesses - mais aussi à hôtes - qui fleurissent dans le quartier de Kabukicho et sur lesquels plane l’ombre discrète, mais néanmoins bien présente, des yakusas. C’est que ces messieurs n’aiment guère l’exposition à la lumière. Ils préfèrent traiter leurs affaires dans le silence de la nuit. Aussi, lorsqu’une jeune Anglaise prénommée Kate, hôtesse star du club Gaia, disparaît dans une mise en scène évoquant l’un des rares serial killers nippons, pourtant exécuté quelques mois auparavant, attirant ainsi sur le quartier les projecteurs du monde entier, le parrain local veut rapidement la peau du coupable. 

Plusieurs enquêtes sont alors menées de front : par la police, bien sûr, mais aussi par le père de Kate, épaulé par Marie, la colocataire française de cette dernière qui lui sert de guide et d’interprète, ainsi que par Yudai, le très charismatique jeune hôte avec lequel Kate entretenait une relation de complicité. Principal suspect de la police, il doit prouver son innocence pour ne pas être désigné par les yakusas auxquels il doit de l’argent et qui voient en lui le coupable idéal qui pourrait mettre fin aux investigations policières. Entre manipulations, mensonges et faux-semblants, les différents acteurs de cette macabre histoire vont progressivement se dévoiler...

Tout le talent de Dominique Sylvain, dans cette histoire, est de parvenir à établir une atmosphère et à dessiner les contours des us et coutumes de la culture japonaise. Sans doute le doit-elle au séjour prolongé qu’elle a effectué dans ce pays, comme le rappelle fort opportunément la quatrième de couverture.
Un polar comme je les aime, qui ne se complaît pas à faire étalage de violence à chaque page, dont l’intrigue repose sur des ressorts psychologiques et dont l’écriture soignée permet au lecteur de plonger dans un univers singulier.


jeudi 1 décembre 2016

Numéro 11

Jonathan Coe

Gallimard, 2016


Traduit de l’anglais par Josée Kamoun


Jonathan Coe au mieux de sa forme !

Ah! Enfin je retrouve Jonathan Coe ! Celui qui me fait vibrer, celui qui provoque chez moi des émotions, de francs éclats de rire ou de vifs sentiments de révolte ! Quelle joie d’avoir lu ce livre !
Pourtant, ce n’est pas sans une certaine appréhension que j’en ai entrepris la lecture. Entre quelques commentaires frileux que j’avais pu découvrir ici ou là et les deux derniers titres de l’écrivain qui m’étaient tombés des mains, je redoutais d’être à nouveau déçue. Mais tant de ses romans m’avaient conquise, par leur veine sociale, leurs personnages attachants et les situations bien campées qu’ils présentaient, que je ne pouvais que lui redonner sa chance. Combien ai-je eu raison de le faire !

Dans ce roman découpé en cinq parties, Coe nous plonge dans cinq univers différents qui ont pourtant un lien entre eux : deux jeunes femmes, Rachel et Alison, avec lesquelles on fait connaissance alors qu’elles sont enfants et que l’on retrouve à différents moments de leur vie. Elles sont amies, elles vont se côtoyer, s’éloigner et se retrouver au fil du roman. 
Mais ces récits ont d’autres points communs. Un certain nombre onze, tout d’abord, qui hante les pages de cette onzième oeuvre de l’auteur. Et puis, surtout, la mise en évidence des pires travers de notre société : surexposition dans les médias et sur les réseaux sociaux; travail clandestin et exploitation de la misère humaine; financiarisation de tous les aspects de l’existence, savoir et sentiments compris... Et surtout, Coe pointe l’accroissement sans borne des inégalités.
Mais ne croyez surtout pas que Coe ait écrit un roman lourdement démonstratif. Ses personnages sont touchants et nous connaissons tout ce qu’il dépeint, qu’il s’agisse des émissions de téléréalité, des difficultés d’accès aux soins médicaux ou des établissements d’enseignement régentés par des exigences de rentabilité. De même, on imagine sans peine le luxe indécent dans lequel peut vivre la petite partie de la population mondiale qui se partage l’essentiel des richesses, dans lequel Rachel va se trouver un temps projetée. Mais le génie de Coe est de présenter tout cela dans un univers cohérent et de parvenir à en montrer l’absurdité et la folie.

Il pose un miroir que l’on voudrait croire déformant sur notre monde pour nous contraindre à en percevoir sa perversion ; un miroir que Rachel va traverser, telle une Alice contemporaine, passant du monde des allocations et des banques alimentaires où elle fait du bénévolat, à celui d’un luxe obscène et effréné, pour devenir la préceptrice des enfants d’un couple richissime, au risque d’y perdre la raison. 
Comme l’héroïne de Caroll, elle finira par revenir au sein de l’univers rassurant qui lui est familier. 
Mais qu’adviendra-t-il de ce monde cruellement inégalitaire dont elle a découvert toutes les facettes ? Connaîtra-t-il finalement une justice immanente ? A chacun de nous, sans doute, de nous interroger en conscience, de sonder chacun de nos actes à chaque moment de notre vie.



C'est moi qui vous le lis ! (4 min 16 sec)

vendredi 25 novembre 2016

Manèges

Laura Alcoba

Folio 2015 (première édition Gallimard 2007)



La dictature à hauteur d'enfant.

Après le très beau Bleu des abeilles, sorti en 2013, je m’étais promis de lire d’autres œuvres de Laura Alcoba. Le temps a passé, d’autres désirs de lecture ont surgi... 
En découvrant, il y a quelques jours, que l’auteur s’apprêtait à sortir en janvier un nouveau titre qui serait en quelque sorte la suite de son précédent titre, je me suis dit qu’il me fallait à tout prix lire Manèges, qui en était le prélude, puisque l’auteur y narrait la période qui précède l’exil, lorsque ses parents vivaient dans la clandestinité.  

Nous sommes donc en Argentine, en 1975. La petite Laura a sept ans. Elle évoque sa nouvelle maison, qu’elle confronte à celle qui peuplait sa jeune imagination : « une maison avec des tuiles rouges, un jardin, une balançoire et un chien ». Le rêve d’une petite fille ordinaire, en somme. Mais celui-ci s’est très vite fracassé contre la réalité. Dans cette maison, on ne fera guère de gâteaux le dimanche et il n’y aura jamais de dîner quotidien en famille : le père de Laura est rapidement arrêté par les hommes de l’Alianza Anticomunista Argentina et sa mère doit désormais se cacher. 
Il faut apprendre à se taire, car la moindre parole peut coûter la vie. La petite fille l’a très vite compris. Elle sait qu’il ne faut rien révéler de la trappe du plafond qui renferme des journaux interdits. Elle ne dira rien, «même si on venait à [lui] faire mal. Même si on [lui] tordait le bras ou qu’on [la] brûlait avec un fer à repasser. Même si on [lui] plantait de tout petits clous dans les genoux.» Elle pressent qu’il serait bien plus douloureux encore de voir capturer ses parents ou, pire, les voir se faire assassiner par la faute d’une parole innocemment prononcée...
C’est en retrouvant ses mots et ses pensées d’enfant que Laura Alcoba restitue le climat de la dictature : la peur, la méfiance, la violence omniprésents. C’est un récit bref, très sobre, qui tire sa force du point de vue que l’auteur a choisi d’adopter. Ici, pas d’insoutenables scènes de torture ni de restitution d’événements historiques ou d’apologie des opposants au pouvoir en place. Seulement l’inhumanité d’un régime qui oblige une petite fille à se rendre en prison pour voir son père, qui l’empêche de reconnaître sa mère, grimée pour ne pas être arrêtée à son tour, qui la contraint enfin à apprendre à vivre dans le mensonge et le silence pour ne pas mettre ceux qu’elle aime en danger.

C’est un livre extrêmement saisissant et chargé d’émotion, qui ne peut qu’épouvanter le lecteur. Je ne suis guère surprise qu’il ait reçu un accueil retentissant en Argentine, lorsqu’il y fut traduit en 2008, ainsi que j’ai pu l’apprendre de la bouche même de l’auteur, lors d’une récente rencontre avec Elsa Osorio, autre talentueuse auteure native du même pays. Sans doute plus d’un Argentin y a-t-il trouvé un écho à sa propre histoire ou à celle de sa famille. 

Enfin, après le cruel silence, des mots pouvaient être mis sur la peur et la douleur ; la parole commençait à se libérer et à reprendre ses droits. Laura Alcoba en fait un bien bel usage. Aussi est-ce avec une certaine impatience que j’attends à présent de pouvoir lire La danse de l’araignée.




J'ai eu la chance de rencontrer Laura Alcoba. Découvrez notre entretien ici

dimanche 20 novembre 2016

Par la ville, hostile

Bertrand Leclair
Mercure de France, 2016


Bertrand Leclair signe un texte bref et percutant dominé par la violence sociale.

Dans la préface - ou l’avertissement - qu’il a choisi de donner à son livre, Bertrand Leclair explique que celui-ci a été conçu à la suite de la lecture d’un entrefilet paru en mars 2014 dans le journal Le Monde. On y apprenait qu’une famille, qui ne se réduisait plus alors qu’à une femme célibataire - ses deux fils ayant été incarcérés pour trafic de stupéfiants -, venait d’être expulsée de son HLM parisien pour trouble à l’ordre public. Peu lui importait d’en savoir davantage. En revanche, il a voulu imaginer non pas les circonstances qui l’ont amenée là, mais le cheminement psychique qui avait pu la conduire jusqu’à cette situation dramatique.
C’est ainsi qu’il nous livre ce qui aurait pu être un cri de révolte, mais est plutôt une forme de renoncement à être au monde.

Bertrand Leclair part d’une situation hélas devenue banale : une femme, un être humain, se retrouve à la rue, privée du droit le plus élémentaire, celui de disposer d’un toit.
Leclair ne juge pas ; pas plus qu’il ne justifie. Il s’immisce dans la tête de cette femme qui a ignoré les courriers d’huissier, qui a refusé de saisir les propositions de relogement, qui a préféré se murer dans son silence et attendre l’implacable issue. Ecarter de son esprit le moment où l’huissier reviendrait accompagné d’un serrurier pour saisir ses quelques affaires et la jeter dehors.
Leclair défile le cours chaotique de ses pensées et de ses souvenirs, qu’elle ne peut empêcher de refluer. Pourtant, «elle ne veut pas plus de souvenirs que d’avenir, dans sa tête, tous ces mots au venin du devenir». Elle voudrait chasser ces «pointes acides qui perforent». Seule, sans emploi, sans plus aucune fonction sociale, elle est enfermée, enferrée, dans le présent. Plus aucun avenir ne s’offre à elle, et le passé n’est qu’un lointain mensonge, qui lui laissait espérer une vie lumineuse qui s’est dérobée.
Elle a tenté pourtant de lutter, de balayer les obstacles, de surmonter les épreuves, d’être forte. Mais aujourd’hui, il ne lui reste que des «élans de rage qui lui pulsent du ventre» et qu’«elle peine à contenir». Il ne lui reste plus qu’à se figer dans un présent sombre et glaçant, et à se replier sur elle-même avant qu’on ne la jette dans cet espace public, cette ville hostile où elle deviendra définitivement un fantôme parmi les fantômes.

Bertrand Leclair nous propose un texte fulgurant et poignant, servi par une langue saisissante, où domine l’extrême violence de notre société. Une belle page de littérature.

jeudi 17 novembre 2016

L’ombre du sabre

Owen Matthews

Les Escales, 2016


Traduit de l'anglais par Karine Reignier-Guerre


Livre après livre, Mathews dépeint sans complaisance, mais avec une acuité rare, ce grand pays qu'est la Russie.

Owen Matthews est un écrivain né à Londres, dont le père est anglais et la mère, russe. Ce qui explique que la Russie puisse le hanter et l’habiter au point d’occuper une place prépondérante dans son œuvre. Dans Les enfants de Staline (que je n’ai pas lu), il dépeignait à travers l’histoire de sa propre famille la période soviétique de ce pays ; dans Moscou-Babylone, il brossait avec brio le tableau de l’ère Eltsine, au moment où, après la Glasnost, une nouvelle caste s’emparait fiévreusement du pouvoir dans un écoeurant étalage de richesse. Avec ce nouveau roman, Owen Matthews nous plonge dans la Russie du XXIe siècle, alors que le conflit avec la Tchétchénie fait rage et que d’anciennes républiques cherchent à arracher armes à la main l’indépendance que leur refuse l’implacable Poutine.

Le roman s’ouvre sur une scène très brève, qui voit son héros Alexei, reporter de guerre, assister dans un paysage apocalyptique à la mort brutale d’un couple, avant d’être lui-même violenté par des soldats. Nous sommes en Ukraine en septembre 2014. Qui sont l’homme et la femme qui viennent de perdre la vie ? Quel est le rôle d’Alexei ? Existe-t-il un lien entre ces personnages ? Pour le savoir, il nous faut revenir quatorze ans en arrière, en mars 2000. Alexei est alors un tout jeune homme qui s’apprête à embrasser la carrière de journaliste. Il est envoyé en Tchétchénie, où Youri, photographe expérimenté, lui apprend les ficelles du métier. Alexei est alors encore bien tendre. Il va connaître la peur, le sentiment d’impuissance... et l’amour. Mais tomber amoureux d’une femme issue des rangs des rebelles lorsqu’on se trouve du côté de l’armée russe, c’est s’aventurer sur un terrain plus que dangereux... Aussi, lorsque Zeliha est capturée par les soldats russes, Alexei ne peut lui porter secours sans risquer d’y perdre la vie. De la terreur qui le paralyse alors naît un sentiment de culpabilité dont il ne parviendra jamais à se déprendre, tandis que les halètements qu’il perçoit venant de l’homme qui viole la jeune femme ne cesseront de le poursuivre...

Retour au printemps 2014. Lorsque Zeliha et Alexei se croisent par hasard à Istanbul, ils se reconnaissent immédiatement. Zeliha est parvenue à survivre, mais elle en a payé le prix fort. Aujourd’hui elle a besoin d’aide et Alexei ne peut la lui refuser. Il doit alors retrouver les protagonistes du front tchétchène et revenir sur les traces du douloureux passé...

Si les fils de l’intrigue que noue Mathews apparaissent tout d’abord assez flous, il faut  néanmoins accepter de le suivre et se laisser immerger dans le chaos de la guerre. Chaque élément finit en effet par trouver sa place et, lorsqu’on referme le livre, on est tenté de relire les premières pages qui apparaissent alors dans toute leur netteté. Entretemps, Owen Matthews nous aura à nouveau offert une peinture de cet incroyable pays qu’est la Russie, un portrait sans concession qui, malgré sa violence, laisse transparaître aussi ce qui fait la grandeur de ce peuple et de sa culture.



jeudi 3 novembre 2016

Le bal mécanique

Yannick Grannec
Anne Carrière, 2016


Attention, un livre peut en cacher un autre.

Ce qu’il y a de bien avec ce Bal mécanique, c’est que vous pensez acheter un roman, et vous découvrez à sa lecture que Yannick Grannec vous en offre en réalité deux!
Vous prenez donc tout d’abord un aller simple pour Chicago, où vous faites connaissance avec Josh Schors, fringant animateur de téléréalité, qui se plaît à débarquer au petit matin chez des candidats à une nouvelle vie pour les déloger sans ménagement avant de restructurer leur maison de fond en comble. Cultivé et flanqué d’une pétillante épouse qui le seconde dans la réalisation de son émission, il mène une vie à cent à l’heure, prenant toutefois grand soin de sa personne et respectant une scrupuleuse hygiène de vie. Mais l’homme a une faille... Il est en rupture avec son père Carl, d’origine allemande, qui ignore lui-même la véritable identité de ses parents, ceux-ci ayant décidé de le confier à une famille américaine alors qu’il était âgé de quatre ans et qu’Hitler se préparait à prendre le pouvoir... 
Lorsque son père se suicide, et alors qu’il est sur le point de devenir père à son tour, Josh tente de retrouver ses racines, poussé par sa femme Vickie. Il découvre alors que son grand-père aurait été un riche marchand d’art dont Otto Dix lui-même aurait peint le portrait... Un portrait qui s’était trouvé au centre de l’outrageuse exposition dénonçant «l’art dégénéré», organisée par le IIIe Reich. 
Rideau. Vous voilà désormais transporté en Allemagne au début du XXe siècle pour suivre les destinées du marchand Theo Grinzberg, de sa femme Luise et de leur fille Magda. Car c’est bien autour de ce dernier personnage que réside la clef du mystère de l’ascendance des Schors... 

Cette seconde partie est pour moi la plus réussie : elle nous entraîne dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres et nous emmène au cœur du Bauhaus, l’école développée par Walter Gropius au lendemain de la Première Guerre mondiale. Yannick Grannec nous fait revivre l’ambiance qui régnait dans cet établissement, elle nous en rappelle les principes fondateurs, la philosophie et le fonctionnement. Elle nous fait découvrir la personnalité de l’artiste Paul Klee, qui en était l’un des enseignants ; elle nous plonge dans une époque et un mouvement dont elle brosse un tableau très vivant et de toute évidence très documenté. Pour qui s’intéresse à cette période ou, plus généralement, à l’art et aux mouvements picturaux, comme c’est mon cas, c’est tout à fait instructif.

Mais, pour ma part, je me serais bien passée de la première partie. Non qu’elle soit désagréable à lire, mais parce qu’elle n’apporte rien, selon moi, à ce qui suit. On ne retrouve aucunement par la suite les personnages qui en étaient les protagonistes, aussi ce prologue m’apparaît-il démesurément long et superflu.

En revanche, la seconde partie pourrait bien constituer une excellente introduction à l’exposition qui se tient actuellement au musée des Arts décoratifs à Paris sur «L’esprit du Bauhaus»… Une belle manière de prolonger la lecture...


Keisha a quant à elle préféré la première partie, tandis que Nicole a aimé les deux !





dimanche 23 octobre 2016

Chanson douce

Leïla Slimani

Gallimard, 2016

Prix Goncourt 2016

Mortelle, la nounou !

Est-il bien utile de rappeler le sujet de ce roman, qui occupe le devant de la scène médiatique et tourne tant sur les blogs? Je dirais simplement que j’étais au départ absolument réfractaire à sa lecture, tant l’idée d’une nounou qui assassine les enfants dont elle a la garde me révulsait. Certes, mes fils ont grandi, mais j’ai encore une babysitter - charmante (!) - pour le plus jeune d’entre eux...
L’enthousiasme général aidant, lorsque j’ai eu l’occasion de me le faire prêter, la curiosité l’a emporté. C’est néanmoins en retenant mon souffle, prête à refermer très vite le livre, que j’ai attaqué les premières phrases : « Le bébé est mort. Il n’a pas souffert. » Une scène de deux pages, qu’on lit en apnée. Mais une scène racontée à travers le regard clinique de la police. Pas de gros plan sur la mère en état de choc, pas d’étalage de gestes violents, pas de hurlements. Deux pages factuelles, puis le flashback : le recrutement de la nounou.

Tout le livre va alors s’attacher à relater les mois qui ont précédé, à présenter la nature du lien qui se construit entre la nounou, les parents et les enfants, tout ce qui va conduire Louise à commettre le geste effroyable. C’est ce que j’ai apprécié : Leïla Slimani ne se complaît pas dans la narration d’un fait divers sordide. Elle tente une approche à la fois psychologique et sociologique de l’événement. D’aucuns ont pu convoquer Les Bonnes pour regretter que Leïla Slimani n’aille pas aussi loin que Genet dans l’analyse de la domination de classe. Il me semble toutefois que cet aspect est bien présent et que l’auteur insiste sur les difficultés financières et la dépendance économique de la nounou à  l’égard de ses employeurs. Elle n’escamote pas toutefois la dimension affective qui intervient fatalement de par la place que tient ce type d’employée au sein d’une famille et qui brouille dangereusement les choses.
Car il y a beaucoup d’ambivalence : les parents - la mère en particulier - souhaitent que s’instaure un lien fort entre leurs enfants et la personne qui est à leurs côtés jour après jour ; mais ils craignent qu’elle prenne leur place. Ils sont heureux de pouvoir s’appuyer sur elle lorsque leurs enfants les étouffent ; mais elle doit savoir s’effacer lorsqu’ils se sentent disponibles pour leur progéniture. Ces employées doivent aimer les petits, mais pas trop s’investir, car le cordon se coupera tôt ou tard brutalement. Quant aux femmes, comme le souligne Leïla Slimani, elles sont soumises à la tension permanente que suscite leur désir de réussir sur tous les fronts - cela paraît un poncif, mais c’est  pourtant bien une réalité - être une professionnelle accomplie, une mère toujours attentive et une amante épanouie, sans jamais négliger la gestion domestique...

Leïla Slimani rend assez bien compte de tout ce qui se joue de part et d’autre. Et on comprend, tout en le redoutant, comment Louise en vient à tuer les petits: pour conserver  un rôle et une place que nul ne lui a jusqu’alors accordée et qu’elle croyait avoir enfin conquise. Car, évidemment, la domination de classe ne suffit pas à expliquer ce geste qu’elle commet dans un accès de désespoir qui l’entraîne au bord du gouffre. Leïla Slimani montre très habilement la manière dont la perception de Louise se distord peu à peu pour construire mentalement le monde qui lui convient. Jusqu’au point de rupture. 

Et si on peut regretter qu’elle appuie un peu trop sur la condition et l’histoire misérable de Louise, comme j’ai pu le lire ici ou là, il me semble qu’il fallait tout de même, pour rendre l’histoire crédible, dessiner les contours d’un personnage un peu hors normes : qu'on se rassure, toutes les nounous ne se séparent pas de la famille qui les emploie en provoquant un bain de sang !

Les billets de Clara, Joëlle, LaurePapillonPr Platypus...


dimanche 16 octobre 2016

La rentrée n’aura pas lieu

Stéphane Benhamou

Don Quichotte, 2016



Faut-il travailler pour vivre ? Sans doute, à condition de ne pas en mourir.

Que n’ai-je lu ce livre deux mois plus tôt ! Imitant ses protagonistes, peut-être, à l’heure qu’il est, serais-je encore au bord de ma piscine à bouquiner tout au long de la journée ! Car tel est bien ce qu’imagine Benhamou dans ce malicieux récit : quelque onze millions d’aoûtiens, au terme de leurs congés, renoncent à rentrer chez eux.
Stupeur et incrédulité gagnent le pays lorsque, le dernier week-end d’août, contrairement aux prévisions de Bison futé, les routes demeurent désertes. Les vacanciers auraient-ils massivement décidé de retarder leur retour de quelques jours ? Pourtant, dans les tout derniers jours du mois, nombreux sont ceux qui n’ont toujours pas repris leur poste... Début septembre, le pays est à l’arrêt et les enfants n’ont pas reparu dans les écoles...
Personnel politique, psychologues, journalistes, tous s’interrogent sur les raisons de cette désertion, qui suscite chez certains des réactions de rejet et de colère. La seule explication fournie par les intéressés est : « Je préférerais ne pas rentrer, pour l’instant ». 

Sans qu’il s’agisse d’une décision mûrement réfléchie, ces hommes et ces femmes ne trouvent tout simplement plus la force ni la motivation de retourner travailler. Ils veulent seulement prolonger ce moment de pause, hors cadre, hors tension, hors pression. Très vite, toutefois, il faut s’organiser pour tenir. D’autant que les réactions à leur égard ne se font pas attendre : menaces de licenciement de la part des patrons ou arrêt de l’alimentation des distributeurs d’argent dans les banques.  
Des médecins constatent que nombre de ces vacanciers présentent des symptômes relevant du stress au travail. Mais cela n’existe pas pour les patrons qui refusent catégoriquement de voir reconnaître le travail comme cause de souffrance et de pathologies. Pourtant, se heurtant à l’obstination des Aoûtiens, le Medef organise à travers la France une journée d’information visant à définir la question du stress au travail, pauvre initiative qui révèle bien vite son inanité...

Les salariés rentreront-ils finalement dans le rang ? Je vous laisse le soin de le découvrir en lisant cette fort plaisante fable. Certes, on n’y découvrira pas grand chose que l’on ne sache déjà : que la pression et la déresponsabilisation croissante des salariés ne produisent que souffrance et démotivation ; que le burn-out touche les personnes les plus investies dans leur métier, qu’il n’est autre qu’une manifestation « du désespoir et de l’épuisement de ceux qui avaient espéré s’épanouir aux heures de bureau »; que les « formations » ou les coachings proposés aux managers ne sont la plupart du temps que de la poudre aux yeux...

Il n’en reste pas moins que sous une forme légère et ludique, ce récit met en évidence la fièvre qui rongent le corps social et nous dit qu’il faudra bien trouver un traitement efficace avant que la maladie ne provoque des dégâts irréversibles

Nicole a également apprécié cette lecture


jeudi 6 octobre 2016

Police

Hugo Boris

Grasset, 2016



Vingt-quatre heures de la vie d'une femme (flic)

Mais pourquoi diable ce roman m’a-t-il déçue ? Enfin, déçue… le mot est sans doute un peu fort. Peut-être serait-il plus juste de me demander pourquoi il m'a laissée indifférente. Il avait pourtant tout pour me plaire, à commencer bien sûr par son auteur, dont le précédent titre, Trois grands fauves, était rien moins qu’exceptionnel. Par son sujet, ensuite : bien ancré dans notre société, comme je les aime, avec un traitement plutôt pertinent. Jugez-en plutôt : une jeune femme flic, Virginie, est chargée avec deux de ses collègues de conduire un clandestin dans un avion qui le ramènera dans son pays, où il paraît peu probable qu’il réchappe à la torture et à la mort. Mais la femme s’interroge sur le bien-fondé de sa mission. Doit-elle exécuter les ordres ? N’a-t-elle pas le devoir de tout faire, au contraire, pour soustraire cet homme au destin qui l’attend ?

La question vaut d’être posée. Et chaque individu d’ailleurs, à son niveau, devrait sans doute s’interroger sur le rôle qu’il joue dans une chaîne dont il n’est qu’un maillon et sur les conséquences de ses actes. Que la réponse qu’apporte Hugo Boris par le truchement de ses personnages manque de crédibilité m’importe peu. J’accorde à la littérature un pouvoir d’imagination sans bornes. Non, ce que j’ai le plus regretté, je crois, c’est de n’avoir pas retrouvé cette plume précise et élégante, cette puissance d’évocation qui faisait la splendeur de son précédent livre et qui donnait à ses personnages une présence et une force incroyables.
Bien sûr, on ne parle pas de grands hommes des siècles passés comme on met en scène des personnages contemporains ; on ne met pas dans la bouche d’un orateur tel que Danton les mêmes mots que dans celle d’un inspecteur de police plutôt bas du front. Néanmoins, j’ai regretté que le style de Boris dans ce livre manque à ce point de relief et de saveur.

Et puis, j’avoue que les atermoiements des policiers m’ont modérément passionnée. J’aurais préféré que l’auteur y attache un peu moins d’importance pour se concentrer davantage sur le personnage du clandestin auquel il n’accorde finalement qu’assez peu d’attention. J’attendais qu’il se passe quelque chose entre cet homme et Virginie, et je suis restée un peu sur ma faim. C’est dommage, parce qu’Hugo Boris est un bel écrivain et parce que ce sujet méritait, pour moi, un peu plus de densité.



dimanche 2 octobre 2016

La succession

Jean-Paul Dubois

L’Olivier, 2016



Père et fils, une relation sous haute tension

Au fil des années et des œuvres, Jean-Paul Dubois s’est imposé sur la scène littéraire, se constituant un public de fidèles, heureux de retrouver livre après livre sa voix singulière. Je ne prétends pas en faire partie, puisque de lui je n’avais jusqu’à présent lu qu’Une vie française, qui m’avait toutefois profondément touchée. J’avais fait ensuite une autre tentative qui s’était soldée par un abandon... Je conservais malgré tout l’envie de retrouver ce personnage et ce ton pour lesquels j’éprouve une sympathie naturelle. Pourquoi avoir attendu si longtemps, me direz-vous ? Je l’ignore, mais il est certain que la lecture d’avis extrêmement contrastés sur La succession a (r)éveillé ma curiosité. De quel côté allais-je donc pencher, puisque apparemment ce livre divisait les lecteurs en deux camps nettement opposés et que j’avais moi-même adoré un titre de l’auteur tandis que je m’étais mortellement ennuyée à la lecture d’un autre ?
D’autant que cette histoire de joueur de pelote basque expatrié en Floride, revenant en France à l’occasion du décès de son père ne m’apparaissait pas comme un sujet particulièrement sexy. Mais on sait bien qu’en matière de littérature, le sujet importe moins que son traitement... Jean-Paul Dubois allait d’ailleurs m’en apporter la plus brillante et la plus réjouissante des illustrations.

En deux mots, le héros de ce roman a choisi d’embrasser une voie professionnelle ayant généré l’incompréhension de son père, puis le délitement de sa relation avec lui, l’éloignement géographique ayant fini de consommer la rupture. Il faut dire que la famille dont est issue le narrateur apparaît pour le moins excentrique, et l’on comprend qu’il ait ressenti le besoin de s’en tenir à l’écart (mais quelle famille ne connaît pas sa part d’étrangeté ?). Une mère attentive mais peu affectueuse qui entretient avec son frère une relation fusionnelle, au point de former avec lui, au sein même de son foyer, un couple plus uni que celui qu’elle forme avec son propre mari ; un grand-père conservant dans le formol une lamelle du cerveau de Staline prélevée lors de l’autopsie pratiquée par ses soins ; et un père énigmatique et distant recevant ses patients en short. Bref, une somme d’individus restant somme toute assez étrangers les uns aux autres, parmi lesquels Paul n’arrive pas à trouver sa place. Ajoutez à cela que les membres de cette famille se suicident les uns après les autres, et vous aurez une petite idée de la force de caractère qu’il faut déployer pour conserver un semblant d’équilibre mental...

Par-delà ce délicat cheminement, c’est surtout l’histoire d’un homme qui remet ses pas dans ceux de son père, que nous narre Dubois, pour essayer enfin de comprendre celui qui lui était resté totalement insaisissable de son vivant. En retournant dans la maison de son enfance et en reprenant le cabinet paternel, Paul trouvera-t-il une forme de paix en découvrant qui était vraiment cet homme ? Comprend-on jamais qui sont ses parents et ce qu’ils ont essayé de nous transmettre ?

Jean-Paul Dubois explore ces territoires avec une élégance infinie. Le regard que porte son héros sur le monde est teinté d’un détachement empêchant toute forme de jugement. Pourtant, loin d’être froid et cruel, ce regard est au contraire teinté de tendresse et d’indulgence qui nous rendent chacun des personnages attachants, en dépit de leurs défauts et de leur maladresse, tandis que l’humour pince-sans-rire que l’écrivain manie avec brio tient constamment le tragique à distance. Un magnifique exercice d’équilibriste qui confère à ce roman la grâce que j’espérais y trouver. Nul doute qu’il ne s’agissait pas là de mon ultime rendez-vous avec Dubois…

Mior a écrit un très joli billet


mercredi 28 septembre 2016

Continuer

Laurent Mauvignier

Minuit 2016



Au bout du monde

Mauvignier écrit bien. Très bien. Il m’avait littéralement éblouie avec son précédent roman, Autour du monde, tant par son style que par la construction de son texte qui nous entraînait avec maestria d’un continent à l’autre et de personnage en personnage.
Cette fois, il restreint considérablement sa focale pour s’intéresser à la relation singulière qui unit une mère et son fils, dans un moment particulièrement délicat : celui où un jeune garçon s’émancipe du cercle familial pour se préparer à prendre son envol. Etant moi-même mère d’un pré-adolescent, découvrir la mue d’un jeune homme à travers le regard parfois déconcerté de sa mère ne devait pas manquer de me toucher…
Je les ai donc accompagnés dans leur périple à travers le Kirghizistan. Initié par Sibylle, ce voyage effectué à cheval, dans des conditions aussi éloignées que possible de leurs habitudes et de leur confort, a pour but de restaurer le lien qui l’unit à Samuel et de permettre à celui-ci de prendre conscience des vraies valeurs de l’existence. Un voyage initiatique, en somme, qui se révèle loin d’être désagréable, les paysages y étant envoûtants, et les personnages rencontrés sur la route pittoresques.

Sauf qu’on n’y croit pas beaucoup, à cette histoire. Ce ne sont pas tant les événements relatés par l’auteur qui sont en cause que le caractère assez inconsistant de ses héros. A aucun moment je n’ai pu m’identifier à Sybille, totalement évanescente et qu’on imagine fort mal partir ainsi au bout du monde pour plusieurs mois dans des conditions aussi précaires. Quant à Samuel, il est certes à un âge généralement qualifié d’ingrat, mais il aurait cependant mérité lui aussi un peu plus d’épaisseur. 
On pourrait toutefois pardonner cet écueil à l’auteur si, parvenu aux deux tiers de son récit, il ne lui était pas venu l’étrange idée d’évoquer la peur du terrorisme (qui serait donc responsable de l’inertie de Samuel) engendrant la haine des musulmans (comme en témoigne laconiquement le-dit Samuel). Pour ajouter un peu de perspective, Mauvignier se raccroche aux attentats du RER parisien de 95 (je ne vous dévoile pas par quelle acrobatie, au cas où vous auriez l'envie de le découvrir par vous-même). Bref, cela m'a semblé maladroit, aucunement convaincant et parfaitement déplacé.

La très belle écriture de Mauvignier et l’épisode clôturant l’épopée kirghize, véritable morceau de bravoure, ne suffisent pas à mes yeux à sauver ce roman qui m’a semblé passer à côté de son sujet. 

Ce n’est pas la chronique que j’avais imaginé ni envie d’écrire. Mais même aux meilleurs il arrive de s’égarer. Je ne doute pas que Laurent Mauvignier sera plus inspiré pour son prochain livre.

Joëlle et Clara ont quant a elles été très touchées par ce texte


jeudi 22 septembre 2016

L'échange

Eugenia Almeida

Métailié, 2016


Traduit de l'espagnol (Argentine) par François Gaudry


Trente ans après la dictature, l'Argentine est-elle débarrassée de ses démons ?

Il y a quelque temps, je vous parlais de La double vie de Jesus, paru chez Metailié. Depuis, cet éditeur a eu la gentillesse de me faire parvenir un roman issu du même continent, L’échange d’Eugenia Almeida, ce qui ne pouvait manquer de m’intéresser. J’ai donc quitté le Mexique pour l’Argentine, mais on ne peut pas dire que j’y ai découvert un horizon beaucoup plus dégagé.
Changement radical de registre toutefois, avec ce texte au style austère, incisif, confinant parfois à l’épure. Rien à voir avec la truculence de Serna.

Tandis que le cadavre d’une jeune femme gît devant un café, deux journalistes s’interrogent sur les causes de sa mort. Un suicide. Guyot se rend sur place, où l’émotion est palpable, observe l’agitation et tente d’obtenir des informations du commissaire Jury. Mû par une sorte d’intuition, ou de trouble, il va chercher à comprendre ce qui a pu conduire cette femme à commettre l’irréparable. D’autant qu’avant de retourner son arme contre elle-même, elle s’en était servi pour menacer un homme, disparu sans laisser de trace. Au fil de son enquête, Guyot va interroger différentes personnes ayant fréquenté la jeune femme, parmi lesquelles une psychanalyste à la retraite, avec laquelle il va nouer une relation privilégiée. Et va peu à peu surgir l’ombre vénéneuse de la dictature dont les acteurs ou ceux qui en ont tiré parti sont loin d'avoir disparu de la circulation...

Par ses chapitres ultra-courts, le recours quasi permanent à la forme dialoguée et à des phrases très brèves, voire nominales, telles des didascalies, Eugenia Almeida produit un texte théâtral qui propulse le lecteur sur la scène des événements et installe d’emblée une atmosphère oppressante, parfois presque poisseuse. De manière imperceptible, elle fait progressivement monter la tension pour installer son lecteur dans une forme de malaise diffus, pareil à celui qui semble traverser la société argentine.

Il faut accepter d’être déstabilisé par ce texte qui fait entendre différentes voix, sans que l’on sache toujours précisément qui parle, et qui place par conséquent le lecteur dans une position assez inconfortable. On est pourtant happé par l’atmosphère qui se dégage et l’on ne peut s’empêcher de suivre les personnages en différents lieux et différentes situations, qui en disent long sur l’état de la société argentine.

L’auteur s’en explique d’ailleurs fort bien, comme j’ai eu la chance de pouvoir l’entendre lors d’une rencontre organisée par l’éditeur. Eugenia Almeida a en effet sciemment choisi d’installer ses lecteurs dans un certain flou pour traduire cette peur omniprésente et ce soupçon permanent qui caractérisent les régimes autoritaires. Savoir qui parle et à quel titre, c’est avoir la possibilité de cerner sont interlocuteur et maîtriser son environnement. A contrario, la confusion, les discours lourds de sous-entendus, les menaces qu’on laisse planer entretiennent la peur sur laquelle se fondent les dictatures. L’ambition de l’auteure était de traduire les complicités cachées qui perdurent bien après que les tyrans soient tombés, pour transcrire l’angoisse qui en résulte. 

Eugenia Almeida s’est lancée dans une démarche littéraire tout à fait intéressante qui me rappelle, quoi qu’elle revête une forme bien différente, l’expérience menée par un autre écrivain argentin, Leopoldo Brizuela, dans La nuit recommencée. Ces romans se rejoignent dans leurs tentatives originales d’aller au-delà du simple récit pour faire percevoir au lecteur une petite part de ce que l’on peut ressentir lorsqu’on vit sous un régime autoritaire. Des romans évidemment très noirs, à l’image de la très belle couverture du livre d’Eugenia Almeida.