vendredi 28 janvier 2022

Scarlett

François-Guillaume Lorrain

Flammarion, 2022




Ah ! le plaisir de prendre place dans une salle obscure pour y voir un bon film… Tiens, Autant en emporte le vent, par exemple. Plus de quatre heures de grand spectacle, des stars mythiques, des décors extraordinaires, de superbes costumes, des centaines de figurants…

Et si tout cela n’était rien, comparé à l’histoire même de la réalisation de ce film ?


C’est celle que nous raconte François-Guillaume Lorrain, qui n’en est pas à son coup d’essai puisqu’en 2015 déjà il avait relaté dans un formidable roman le tournage de Stromboli. Pas grand chose de commun ici, si ce n’est la présence de quelques protagonistes à la personnalité bien trempée.


Le producteur d’abord, David O. Selznick. Fils d’un immigré juif ayant quitté sa Russie natale pour gagner les Etats-Unis, il a surpassé les ambitions de son père en créant une société de production qui deviendra l’une des plus puissantes de Hollywood. Il faut dire que Selznick ne fait pas dans la demi-mesure. Quand il se lance dans un projet, il choisit un best-seller de plus de mille pages pour réaliser « le plus grand film de tous les temps ». Et pour ce faire, les dollars coulent à flot… jusqu’à le mener au bord de la faillite. Mais n’anticipons pas !


Clark Gable, ensuite, dont l’imposante silhouette et le charme désinvolte règnent sur la préparation et le tournage du film.


Quant à sa partenaire… Ah, sa partenaire ! Si le rôle de Rhett Butler est immédiatement pourvu, celui de Scarlett est une tout autre affaire. Pas une star féminine du moment qui ne soit pressentie ! Mais aucune ne semble pouvoir être en mesure d’incarner aux yeux de tous la mythique héroïne imaginée par Margaret Mitchell. Avant que Vivien Leigh ne traverse l’Atlantique pour s’imposer devant Selznick, d’incroyables stratégies auront été déployées pour dénicher la comédienne idéale. 


N’oublions pas enfin Hattie McDaniel qui, en jouant le rôle de Mammy, se heurte de plein fouet à la communauté noire qui lui reproche de contribuer à assimiler leur image à celle d’une domesticité. Un rôle qui lui vaudra pourtant d’être la première interprète noire à remporter un oscar… 


Au-delà de la trépidante aventure de ce film que François-Guillaume Lorrain nous restitue avec un plaisir évident, c’est un ébouriffant tableau de l’industrie cinématographique de l’âge d’or hollywoodien qu’il nous est donné de voir. Et c’est aussi un formidable instantané de l’Amérique des années 30. Trois bonnes raisons de le lire !



 



lundi 24 janvier 2022

L’autre Molière

Eve de Castro
L’Iconoclaste, 2022



Le Grand siècle, je dois bien reconnaître que je ne m’y suis jamais vraiment intéressée. Et toute étudiante en lettres que j’eusse été, je n’en connais pas vraiment la littérature. Tout juste est-il pour moi dominé par la sainte trinité Corneille-Racine-Molière - dont les deux premiers ne m’ont pas laissé le plus doux des souvenirs.…

Cependant, les intrigues de cour et les fastes de Versailles ont un charme auquel je ne suis pas insensible. Je m’étais régalée naguère de L’allée du roi, de Françoise Chandernagor, et, plus récemment encore, Moi, Louis, roi d’Eve de Castro m’avait fait forte impression. Aussi, lorsque j’ai découvert en librairie que cette dernière publiait un nouveau livre, je me suis bien volontiers laissé tenter. Et puis, en cette année de célébration du quatre-centième anniversaire de notre gloire nationale, redécouvrir Molière par le biais d’un bon texte me semblait tout à fait à-propos.


Mais quelle n’a pas pas été ma surprise ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que je ne m’attendais pas du tout à ce que j’allais découvrir dans ce livre ! Molière, c’est un peu comme la tour Eiffel, une institution que chacun d’entre nous connaît - et même si on ne les fréquente pas assidument, quelques idées et quelques repères demeurent solidement ancrés en nous. Alors évidemment, quand on remet tout ça en cause, ça secoue !


Lorsque s’ouvre le récit, Molière vient de s’éteindre, ce qui ne l’empêche toutefois pas d’en être l’un des narrateurs. Les autres sont son épouse Armande Béjart, sa première compagne Madeleine, ou encore son confrère en écriture Pierre Corneille dont il a monté et joué de nombreuses pièces. 

Dès le départ, la relation qui unit les deux auteurs dramatiques semble empreinte d’une mystérieuse connivence matinée de rivalité. Si cela semble se jouer autour de la figure d’Armande, dont les deux hommes se disputent l’amour, on comprend rapidement que l’enjeu est ailleurs. Dans l’écriture. Dans la paternité des comédies signées de Molière. 


Tout le texte d’Eve de Castro tend en effet à démontrer que si Molière est bien le scénariste de ses pièces, c’est Corneille qui en aurait secrètement assuré la versification. Pour quelqu’un qui découvrit Molière avec le fabuleux film d’Ariane Mnouchkine, si magistralement incarné par Philippe Caubère, le choc est immense. Quoi, cet homme qui avait réussi à imposer son talent en osant braver l’Eglise et dénoncer les travers de son époque ne serait qu’une illusion ? La plus grande mystification littéraire de tous les temps ? Je crois que je n’aurais pas été plus éberluée si on m’avait révélé que la Comédie humaine avait été pour une grande partie écrite par Hugo.

J’ai d’abord cru à un manque de discernement de ma part - sans doute fallait-il que je reprenne le texte dès le début car j’avais dû mal le comprendre et mal l’interpréter ; puis j’ai pensé à un genre de canular littéraire - mais le ton et le style, par ailleurs excellent, contredisaient de toute évidence cette hypothèse. Au moins le dénouement allait-il offrir un retournement ou une autre perspective qui allait tout remettre en ordre… 


Inutile de vous préciser que j’ai lu ce texte iconoclaste d’une traite. Il est admirablement écrit, restitue la saveur de la langue du XVIIe et nous plonge dans l’atmosphère et le quotidien de ce siècle aussi bien que Mnouchkine les avait elle-même restitués dans son film. Il apporte en outre un précieux éclairage historique sur la notion et le statut d'auteur - si âprement défendu de nos jours. Nul doute que ce texte fera les gorges chaudes des gardiens du temple moliéresque et qu’il donnera un peu de piquant à l'année de festivités qui vient de s'ouvrir… 


A écouter en complément de ce récit, l’épisode que Franck Ferrand consacre à la relation entretenue par les deux auteurs dans le cadre de sa collection Molière sur Radio Classique, ainsi que le passionnant entretien qu’Eve de Castro a accordé à Qwertz sur RTS Culture.





jeudi 20 janvier 2022

La fille parfaite

Nathalie Azoulai

POL, 2022



D’un côté, les littéraires ; de l’autre, les scientifiques. Deux manières d’envisager le monde, deux conceptions qui s’opposent. 

D’un côté, il y a Rachel, dont la famille ne jure que par Proust ; de l’autre, Adèle, élevée dans le culte des maths. Pourtant, entre ces deux-là, l’attraction est immédiate. Naît alors une amitié exclusive, comme seules l’enfance et l’adolescence en font éclore. 

Lorsque arrive le temps des orientations scolaires, Rachel, au grand dam de ses parents, choisit de suivre les pas d’Adèle. Las, elle doit redoubler d’efforts pour résoudre les équations que son amie aborde comme un jeu. A quelques semaines du bac, elle cède à ses aspirations profondes et ne trouve rien de mieux à faire que de se plonger dans La Recherche. Dès la rentrée, elle rentrera au bercail avec une filière littéraire, opérant ainsi une première rupture avec son amie.


Au fil des années, les deux jeunes femmes s’éloignent l’une de l’autre et poursuivent leur chemin. Pour Rachel, il y a une certaine évidence à devenir une écrivaine reconnue. Adèle doit quant à elle s’imposer dans un monde d’hommes. La scission entre littéraires et scientifiques se double de celle entre femmes et hommes. A chacun ses compétences, la sensibilité d’un côté, la raison de l’autre. Mettre ces idées reçues à mal est un horizon si difficile à atteindre… Adèle s’épuise à assumer et sa féminité et la nature de son talent.


Sous la plume de Nathalie Azoulai, dépasser cette dualité semble impossible puisque le parcours d'Adèle se solde par un suicide. L'impasse est inéluctable : le roman s’ouvre en effet sur la mort de la jeune femme, et le récit ne sera que celui du cheminement qui y conduit. 


Le thème de ce roman est extrêmement intéressant et à n’en pas douter pertinent. Résolument littéraire moi-même, j’ai connu les classes puis les amphi constitués quasi exclusivement d’une population féminine - sans parler du monde de l’édition qui ne fait que perpétuer ce déséquilibre. J’ai pourtant été gênée par cette représentation binaire et sans nuance qui ne fait qu'entériner les stéréotypes. Certes, peut-être faut-il parfois grossir le trait pour se faire comprendre et la réalité est-elle parfois grossière. Mais un tel sujet mérite selon moi une réflexion plus fine. Surtout si l’on souhaite casser les systèmes de représentations dont nous sommes tous plus ou moins captifs afin de permettre à chacun d’exprimer ses talents en dehors de toute question de genre. 




      

lundi 17 janvier 2022

Fata Morgana

Chika Unigwe
Globe, 2022


Traduit de l’anglais (Nigeria) par Marguerite Capelle



Elles sont quatre. Quatre femmes dont on découvre progressivement les histoires singulières. Quatre Africaines dont les destinées convergent vers le Quartier rouge d’Anvers. Elles s’appellent Sisi, Efe, Joyce et Ama, et partagent un même rêve : celui de se forger une vie meilleure. Mais comment y parvenir quand votre propre pays ne vous offre aucune perspective ? Quand, au contraire, votre condition de femme vous condamne à l’humiliation, à la soumission et à subir la violence ?


Un homme prétend pouvoir les aider à changer le cours de leur vie. Elles sont jeunes, elles sont belles : il est prêt à leur fournir les moyens de quitter le Nigéria pour rejoindre la Belgique où elles pourront à coup sûr gagner beaucoup d’argent. Dele ne fait pas mystère de ce qui les attend. Mais quand on a déjà vu s’envoler toutes ses espérances, qu’a-t-on encore à perdre ?

C’est pleinement conscientes de ce qui leur est proposé qu’elles embarquent pour un ailleurs qu’elles  croient riche de promesses. Une fois leur dette remboursée à Dele, pensent-elles, une autre vie pourra commencer, où elles exerceront un bon métier, habiteront une belle maison, se marieront avec un homme aimant et auront des enfants, qui sait ?


En croisant les destinées de ces quatre femmes, en révélant peu à peu leur parcours, Chika Unigwe signe un saisissant tableau de la condition des femmes nigérianes. Et si celui-ci est convaincant, c’est qu’aucun pathos, aucune complaisance ne viennent l’entacher. C’est au contraire un texte gorgé de sève, celle de ces femmes déterminées à surmonter les obstacles qui se dressent devant elles. Quels qu’en soient les risques. Quel qu’en soit le prix. 

jeudi 13 janvier 2022

Par la forêt

Laura Alcoba
Gallimard 2022



Il est des histoires si effroyables qu’elles ne nous paraissent pouvoir être appréhendées que par la voie des contes et des mythes. Mais lorsqu’elles s’imposent à nous, lorsqu’elles s’incarnent dans la réalité, il faut alors faire face à l’effroi et à l’incompréhension. En effet, comment admettre l’existence d’un acte aussi inconcevable que l’infanticide, surtout s’il est commis par une mère aimante ?


Peut-être, d’ailleurs, cela ne s’explique-t-il pas ? Peut-être doit-on se contenter d’approcher ce que l’on ne sait parfois même pas comment nommer. Drame ? Accident ? Tragédie ? 

Plus de trente ans après les faits, la narratrice revient sur le douloureux événement dont elle a personnellement connu les protagonistes. Assise dans un café où elle leur donne tour à tour rendez-vous, elle recueille la parole et les souvenirs de Griselda qui noya ses deux petits garçons, de leur soeur Flavia qui fut sans doute épargnée parce qu’elle se trouvait alors à l’école, ainsi que de quelques autres témoins. 


Que s’est-il passé ce jour-là dans la tête de cette femme ? La narratrice retrace son histoire, depuis son enfance dans la pampa argentine à son arrivée à Paris, où elle avait fui la dictature avec son amant, qui deviendrait le père de ses enfants ; elle écoute et confronte les différents témoignages avec les bribes de ses propres souvenirs, qui ont déserté sa mémoire.


Cela pourrait être scabreux… mais non. C’est un livre étonnamment doux. Sa force, il la tire de ce qu'il ne cherche pas à expliquer, à justifier ce qui ne peut l’être. Jamais la narratrice n’émet le moindre jugement. Elle fait au contraire preuve d’une extraordinaire pudeur, d'une immense bienveillance, oserais-je dire si ce mot n’était aujourd’hui aussi galvaudé. C’est précisément cette délicatesse, si coutumière de l'écrivaine, qui donne tout son prix à ce texte impressionnant, qui fait jaillir la lumière des ténèbres.





  

lundi 10 janvier 2022

Triste boomer

Isabelle Flaten
Le Nouvel Attila, 2022



Ces temps-ci, les boomers ne sont pas à la fête… et Isabelle Flaten qui appartient pourtant à cette génération ne leur fait pas particulièrement de cadeau en brossant le portrait de John, un fringant sexagénaire venant d’atteindre l’âge de la retraite.

John, c’est le mâle alpha dans toute sa splendeur : une carrière d’entrepreneur menée sans état d’âme, des conquêtes féminines qu’il a enchaînées sans jamais chercher à s’attacher, des amitiés qu’il ne prend pas la peine de cultiver avec l’attention que l’on pourrait attendre… C’est simple, son meilleur ami, à John, c’est son ordinateur ! Celui qui ne le quitte jamais et qui conserve la mémoire de sa vie.


Aussi, au moment où il se retrouve chez lui, seul, désemparé, est-ce encore une fois sur son mac qu’il se penche. Il se plonge dans ses souvenirs en ressortant les photos marquantes de son existence et cherche à savoir ce que sont devenues les femmes qu’il n’a pas voulu retenir. Car il ne va pas renoncer comme ça, le mâle dominant. Quitte à se prendre quelques râteaux qu’il n’avait pas vu venir, tant son égocentrisme l’a empêché de saisir les évolutions de la société… 


Ce pourrait être fielleux et revanchard, et c’est au contraire drôle et presque tendre. Isabelle Flaten parvient à révéler le côté vil de son héros tout en le rendant parfois touchant à force de gaucherie. 

Mais l’auteure ne se contente pas d’égratigner son personnage ; elle en profite également pour régler leur compte aux nouvelles obsessions de notre temps, et le hiatus entre cet homme sûr de sa virilité et de sa puissance, et certaines des situations dans lesquelles il se retrouve est franchement réjouissant !


Sous la plume d’Isabelle Flaten, les boomers ne sont finalement pas si tristes que ça…



Nicole m'a devancée...

jeudi 6 janvier 2022

La décision

Karine Tuil
Gallimard, 2022



La décision : ce titre nous plonge d’emblée dans l’univers de Karine Tuil. Concis, efficace, dénué d’affect. Avec ce nouveau roman, l’auteure poursuit son travail d’exploration des affres de notre société en plaçant au coeur de son dispositif narratif une juge d’instruction antiterroriste. Face à elle, Abdeljalil Kacem, arrêté après son retour de Syrie. 


Nous sommes en 2016. Alma Revel mène l’interrogatoire. Le jeune homme répond posément à ses questions. S’il s’est rendu en Syrie avec sa femme, c’était pour soutenir la population persécutée par Bachar el-Hassad, faire de l’humanitaire et pratiquer sa religion. En aucun cas pour faire le djihad. Il déteste la violence, est incapable de tuer. Ce n’est qu’une fois sur place qu’il a pris la mesure de son erreur, mettant tout en oeuvre pour rentrer, au risque d’être lui-même exécuté. Avec pour seul objectif de mettre sa femme et son nouveau-né en sécurité, repartir à zéro, offrir un avenir à sa famille.


C’est à Alma que revient la responsabilité d’évaluer la sincérité du prévenu. S’il dit la vérité, elle le libère. S’il ment, elle le maintient en détention. Le jeter en prison, c’est condamner un individu qui n’a pas commis d’acte répréhensible. C’est prendre aussi le risque d’une radicalisation qui n’a peut-être pas encore eu lieu. Le libérer, si elle se trompe, c’est lui laisser la possibilité de perpétrer un attentat terroriste.


Une décision parmi les plus difficiles qu’Alma, pourtant expérimentée, ait jamais eu à prendre. D’autant que ses questionnements intimes viennent télescoper ses doutes d’ordre professionnel. Ce métier si exigeant et si éprouvant psychologiquement n’est sans doute pas étranger à l’usure de son couple. Et le sentiment de vulnérabilité qu’elle éprouve à titre personnel contribue à fragiliser sa position professionnelle. Une redoutable porosité que la construction du roman met parfaitement en évidence. En alternant les chapitres dans lesquels l’héroïne relate sa propre histoire avec les procès-verbaux d’interrogatoires, Karine Tuil montre combien la violence du monde s’insinue au plus profond des individus et déstabilise ainsi la totalité de l’édifice social. 

Cette construction est d'autant plus efficace qu'elle se conjugue avec une intrigue digne d’une tragédie pour nous proposer une réflexion tout à fait pertinente sur la justice et la culpabilité, et nous offrir un roman percutant - bien plus convaincant selon moi que Les choses humaines - impossible à lâcher avant d’en avoir atteint la dernière ligne. Bref, une Karine Tuil qui revient en grande forme.




 






lundi 3 janvier 2022

Mission divine

Stéphane Durand-Souffland

L’iconoclaste, 2021



Le président appartient à ce club de magistrats qui estiment que le personnage le plus encombrant du procès, c’est l’accusé. Moins il s’exprime, mieux on le juge.

S’il fallait ne retenir qu’une phrase - ou deux - de ce récit, ce serait celle-là. Car ce n’est pas le délire des deux protagonistes ni l’effroyable crime qu’ils commettent qui en est le coeur. Non, même si leur étrange périple occupe la première moitié du livre, c’est bien la manière dont est mené leur procès qui intéresse l’auteur.


Et ça tombe bien, car une histoire de meurtre sauvagement perpétré sur un enfant aurait tout pour me faire fuir (surtout lorsque l’enfant en question porte le même prénom que l’un de mes fils, rendant l’identification singulièrement dérangeante !).


Il n’avait pas l’air bien méchant, pourtant, ce couple. Juste de doux dingues convaincus qu’ils avaient une mission divine à accomplir. Elle, Sylvia, se faisant appeler Sa Majesté, constamment flanquée de son chat en laisse, prodiguait à Etienne toutes les pensées qu’elle consignait dans ses carnets. Lui, fasciné par sa beauté et son assurance, en était le secrétaire. Elle l’avait, entre autres titres honorifiques, nommé roi d’Australie. Eux seuls avaient le pouvoir de contrer les puissances maléfiques qui sapaient le monde. Vingt ans durant, ils ont sillonné les routes, dormant ici ou là, purifiant rituellement l’espace que l’on voulait bien leur ouvrir le temps d’une nuit. Vingt ans d’errance. Vingt ans sans autre lien que celui qui les unissait. Vingt ans sans autre horizon que celui de leur obsession. Jusqu’au jour où leur harmonie se ternit, où Etienne se sent rejeté et croit pouvoir remédier à cet abandon en mettant en oeuvre les préceptes de son inspiratrice.


La mort sauvagement donnée par une vingtaine de coups de couteau à un petit garçon de 12 ans jette l’effroi sur tout un village avant de se propager dans le pays. L’affaire fait la une des journaux. Le gouvernement promet la justice. La machine judiciaire se met en branle.

Dès l’arrestation du couple, la folie d’Etienne est manifeste. Mais est-elle bien réelle ? Ou bien se moque-t-il de ceux qui l’interrogent ? N’espère-t-il pas échapper à la prison en jouant les alliénés ? Les experts s’opposent. Mais l’opinion attend le procès qui leur a été promis, et l’exécutif ne saurait se dédire. Imperceptiblement des pressions s’exercent. Les avocats, quant à eux, voient l’occasion d’accroître leur notoriété. Chacun a sa propre carte à jouer, un objectif à atteindre. Sur l’échiquier de la justice, les inculpés ne sont plus que des pions. 

Quant à savoir si Etienne était pleinement responsable de ses actes lorsqu’il a accompli son terrible geste, nul ne semble réellement s’en soucier. Pas plus qu’autre chose, la justice des hommes n’échappe à leurs turpitudes. Stéphane Durand-Souffland a pu parfois le constater au cours de sa carrière judiciaire. Il en a tiré ce roman inspiré de faits réels.