vendredi 29 novembre 2019

En aparté avec Jean-Paul Delfino


Après la lecture d'Assassins !, j'ai eu très envie de rencontrer Jean-Paul Delfino, dont j'avais déjà lu plusieurs de ses romans sur le Brésil, pour connaître ce qui l'avait amené à s'intéresser à la mort de Zola. 
Il a immédiatement accepté et après avoir apprécié un écrivain talentueux, j'ai fait connaissance avec un homme chaleureux, attentif aux autres, à la parole franche, vive, imagée et sans ambages. Bref, ce fut une rencontre formidable ! 


© DR Ouarda Silly

On vous connaît pour votre univers très romanesque et notamment pour vos romans sur le Brésil. Pourquoi vous être intéressé à un personnage réel et singulièrement à Zola ?

On écrit des livres pour plusieurs raisons. Généralement, quand on a une idée et qu’on veut en faire de la littérature, ce n’est pas ce qu’on fait de mieux. Moi je préfère quand les sujets viennent vous sauter à la gueule. 
Et concernant Zola, c’est très simple : je suis passé directement de Oui-Oui et San Antonio, grosso modo, à Germinal, que mon grand-père a eu la riche idée de m’offrir quand j’avais 11-12 ans. Et comme il était mineur de fond - il a passé quarante-trois ans de sa vie à 500 mètres sous terre - quand j’ai commencé à lire ce livre, je me suis aperçu que j’allais peut-être commencer à comprendre ce qu’était la littérature et à quoi ça servait. Je ne sais pas si vous avez vu le formidable film de Claude Berri ; prenez la scène où Depardieu se lave dans un baquet en rentrant de la mine, mon grand-père c’était ça. Mes grands-parents n’avaient ni l’eau ni l’électricité. Donc, voilà, pour moi Zola ça avait vraiment du sens.



Après, j’avais en tête l’histoire de ce mensonge institutionnel, Zola mort par accident. Je n’arrive pas y croire une seconde. Mais entre le moment où on a envie d’écrire sur un sujet et le moment où arrive l’instant I, ça on ne le maîtrise pas... 


"Zola mort par accident. 
Je n’arrive pas y croire une seconde."

En fait, j’entassais des notes sur cette affaire depuis un an et demi. J’ai épluché sur Gallica toute la PQR [presse quotidienne régionale] et la presse nationale de 1890 à 1905. Et un samedi matin, un car de Japonais s’arrête sous ma fenêtre - j’habite Aix-en-Provence, en bas du cours Mirabeau - et je les vois sortir et se mettre à mitrailler la façade de mon immeuble - qui n’a strictement rien de rare, ce n’est pas un immeuble classé. Je me demandais vraiment ce qu’ils foutaient là… Le samedi d’après, même chose, le samedi suivant, pareil. Et là, j’en ai parlé à ma mère qui est allée à la mairie, au cadastre, à l’office du tourisme, partout... et elle est revenue avec un sourire jusqu’aux oreilles ! On était dans ma salle à manger et elle me dit : « Voilà, tu traces un trait de là à là : la partie gauche, c’est là que Zola, sa mère et son grand-père ont vécu, avant que Zola parte vivre à Paris. » Inutile de vous dire que pour elle je suis juste la réincarnation de Zola ! Bien évidemment, en tant qu’ancien journaliste j’ai vérifié les délires maternels, et elle avait raison ! J’habite chez Zola !

Donc ça faisait beaucoup de points qui me disaient de me jeter là-dedans et d’écrire. 

Comme vous, j’ai toujours eu en tête l’idée que Zola avait été assassiné, mais aussi que cela n’avait jamais été prouvé. La lumière a-t-elle été faite ? A vous lire, le meurtre ne fait aucun doute. Sur quels éléments vous êtes-vous appuyé ? Quelle a été votre démarche ? 


Sur le plan purement juridique, on ne pourra jamais apporter la preuve que Zola a été assassiné. Et si on va sur Gallica avec les mots clés « Zola mort », on a 850 000 documents qui remontent ! Alors j’ai appliqué la « technique de l’entonnoir » : on commence avec une vision très large et au fur et à mesure, on note des faits, des noms, on voit ceux qui se répètent et on commence à réduire la focale. 
Or, il y avait ce Jean Bedel qui, en 1953, avait sorti l’histoire de Buronfosse. Il était journaliste à Libération et, sur un quai de gare, il avait rencontré un vieux pharmacien à la retraite avec lequel il s’était mis à discuter. Il lui a dit qu’il avait connu un nommé Buronfosse qui, avant de mourir, lui avait confié quelque chose qu’il avait à son tour envie de dire à un journaliste tel que lui : Zola était mort assassiné, et c’est Henri Buronfosse qui était allé boucher sa cheminée. Mais Bedel n’avait pas pu aller beaucoup plus loin à l’époque. D’autant que le pharmacien en question est mort deux ou trois jours après, comme si le fait de s’être libéré de ce secret l’avait précipité dans l’au-delà… Et ça en est resté là.
Après, il y a les Henri Mitterand, les Henri Troyat, des universitaires qui ont écrit des sommes de savoir formidables et que j’ai lues, bien évidemment. Mais moi, ce qui m’intéressait, c’était de savoir qui avait armé le bras de Buronfosse.


"Au moment de mourir, 
à quoi Zola a-t-il pensé ?"

Et puis à côté de la question de savoir qui a tué Zola, il y a celle de sa mort en elle-même. Assassiné ou pas, j’ai tranché pour mon univers à moi. Personne ne parle jamais de la façon dont il est mort, c’est-à-dire les gaz méphitiques, le monoxyde de carbone qui vous réduisent à quelque chose de pas très reluisant à regarder et à sentir. Et là, j’ai fait une description très naturaliste de sa mort. Quand on meurt par asphyxie, le corps se délite complètement, mais le cerveau, lui, reste en parfait état de marche. Et donc, pour moi, la question fondamentale de ce roman, c’est celle-là : au moment de mourir, à quoi Zola a-t-il pensé ? C’est en ça que je fais œuvre de littérature, et non de journalisme. Mon Zola à moi est profondément humain, comme sa littérature est pétrie d’humanité. Alors j’ai imaginé... 

Je parle de ses amours mortes, de ses rêves... Et quand j’évoque l’affaire Dreyfus, c’est pour parler de sa frustration absolue, de sa déception... Le repas qu’il a partagé avec Dreyfus, je ne l’ai pas inventé, c’est ça qui est terrible. Et c’est ça qui pour moi peut être intéressant : mêler à la fois la peinture d’une époque, d’une société, qui est d’une violence absolue, et Zola qui est en train de mourir et qui réfléchit.

Effectivement, votre dispositif narratif permet de revenir sur la personnalité de Zola au-delà du rôle qu’il a joué dans l’affaire Dreyfus. On découvre ainsi l’homme, ses fêlures, sa soif de reconnaissance. En mettant en perspective les attaques dont il a fait l’objet en tant qu’écrivain - un écrivain d’origine étrangère qui prétendait révolutionner la littérature française - avec celles dont il est victime à la suite de l’affaire Dreyfus, vous montrez qu’il était doublement « coupable » aux yeux des nationalistes...

Oui, j’ai essayé d’alterner le doux et l’amer. Et c’est vrai que les chapitres consacrés à ceux qui ont fomenté l’attentat et le meurtre de Zola sont d’une violence extrême. Dans le chapitre 2, par exemple, il y a toute la narration de la manifestation dans les locaux de « La libre parole » et c’est d’une violence absolue. Il y a une violence de salon aussi. Quand je parle de Gyp, notamment, les choses sont dites à mots feutrés. 
Mais à côté de ça, il y a aussi le soleil d’Aix-en-Provence, tout ce qui fait qu’on aime la vie. A la fin les deux histoires se rejoignent…

Et est-ce qu’écrire cette histoire-là aujourd’hui était aussi une manière de tendre un miroir à notre société actuelle ?

Dans l’acte déclencheur d’écrire ce livre, non. Mais le livre a pas mal de presse et à chaque fois que je reçois des articles, ou même dans le milieu des blogueurs et des blogueuses, il y a toujours un moment où il est dit que ce roman est d’une « actualité troublante ». Hélas oui. La littérature sert aussi à raconter et à rappeler de temps en temps ce que l’Histoire avec un H majuscule a mis sous le tapis. Donc en ce sens, oui, bien sûr, c’est un acte militant.

Alors justement, est-ce que vous pensez que l’écrivain doit s’engager ? Zola, c’est LA figure de l’écrivain engagé par excellence. J’ai regardé un peu ce que vous disiez sur les réseaux sociaux et lorsque Bolsonaro a été élu au Brésil vous avez ouvertement affiché votre opposition...

Oui, et d’ailleurs je suis maintenant persona non gratta au Brésil. Ça se paye...
Mais est-ce que l’écrivain doit être engagé ? Non, pas au sens d’un engagement politique. Mais quand le sujet le demande, oui : si je m’étais contenté de faire un livre juste avec les chapitres impairs, j’aurais raconté la fin de Zola en disant que peut-être ce n’était pas un accident, mais qu’on n’en était pas sûr. C’est de la littérature tiède, ça, c’est un cadavre, ça n’a pas d’intérêt ! 

Dans l’ombre du condor, qui raconte comment le Brésil est passé de la démocratie à la dictature, m’a valu une interdiction de séjour aux USA. Je n’ai pas écrit ce livre pour ça. J’en suis très fier, mais je ne l’ai pas écrit pour ça. 
Quand on est littérateur et qu’on a la chance d’avoir un peu de lecteurs, on a une espèce d’amplificateur à disposition et on est libre de s’en servir ou pas. Il y en a qui claironnent tout le temps dedans - en estimant peut-être que ça peut remplacer leur manque de talent... Hurler au loup, crier constamment à l’injustice, non. Il faut que ça ait du sens dans le livre qu’on est en train d’écrire. 
Il y a 35 ans, Caetano Veloso, qui est sans doute, avec Chico Buarque le plus grand musicien et poète vivant au Brésil, me racontait ce qu’avait été la chanson brésilienne en 1964, quand la dictature avait pris le pouvoir : c’était une chanson faite par des intellectuels, des universitaires, qui ne disaient que des choses formidables, qu’il faut lutter contre la dictature. Mais ça a donné des chansons totalement pourries ! Ce n’est pas avec des bons sentiments ou des bonnes idées qu’on fait de la bonne littérature.  

Ce qui est intéressant chez un écrivain, c’est sa « petite musique ». Personnellement, je pense qu’on se fout complètement que Voltaire, par exemple, ait été pour ou contre dans l’affaire Calas. Ce qui est important, c’est ce qu’il a laissé, c’est son style avant tout. Un style qui se reconnaît, qu’on l’aime ou qu'on ne l'aime pas. 

A propos de la « musique de l’écrivain », vous avez écrit tout un cycle de romans sur le Brésil, qui s’étendait sur plusieurs générations, qui racontait l’histoire de ce pays et en faisait une peinture sociale. En cela, on peut voir une analogie avec l’œuvre de Zola. Est-ce que la « musique » de Zola a eu une influence sur votre propre travail d’écrivain ?

Inconsciemment, sans doute. Mais, très modestement, j’essaie d’écrire ma propre histoire. Zola, c’est tellement énorme, c’est tellement gigantesque qu’il faudrait être fou pour se dire « je suis le nouveau Zola ». Non, je suis juste le petit Delfino et je n’ai pas de maître en littérature ! Mais j’ai des phares. Et Zola éclaire d’une manière différente des autres, comme Cendrars, comme Voltaire... 





Vous citez des écrivains engagés, ce n’est pas un hasard...

Non. Parce que je suis aussi le fils de gens qui étaient syndiqués et politiquement ancrés ; j’ai été élevé dans la haine du capitalisme, dans l’adoration du marxisme, du léninisme. Dans ma famille, ils étaient tous encartés au Parti. Moi, non. J’ai toujours refusé de suivre un chef. Mais on est aussi le fruit de son éducation, et Zola a fait partie de la mienne, comme Voltaire. 
Mais je ne lorgne pas sur une affaire qui ferait ma renommée. Moi, je suis mon petit chemin, je suis un raconteur d’histoires. Il faut se borner à ce qu’on sait faire et, de temps en temps, quand on a la possibilité de pousser des coups de gueule et qu’on est écrivain, il faut le faire. Sinon, on manque à sa propre parole... 



Mille mercis à Jean-Paul pour ce formidable échange, ponctué de rires 
et empreint de chaleur !



Vous pouvez retrouver Assassins! sur le blog et sur YouTube



mardi 26 novembre 2019

Rhapsodie des oubliés



Sofia Aouine

La Martinière, 2019


Prix de Flore 2019


Ça avait plutôt bien commencé, avec cette prise de parole très directe et très spontanée d’un jeune adolescent d’origine libanaise vivant dans une rue populaire du XVIIIe arrondissement de Paris. J’ai apprécié cette langue pleine de sève, ce personnage à la fois sensible et malicieux évoquant son éveil à la sexualité, la relation à ses parents et à son voisinage. J’ai aimé le regard personnel et déjà désenchanté qu’il jette sur le monde, ce mélange d’une expérience à la fois universelle de l’enfant en train d’entrer dans le monde des adultes et étroitement associée à une époque et à un environnement social. Et puis, comment ne pas sourire à la lecture du récit de ses visites chez la psy, qui lui ont été imposées parce qu’il reluquait les nichons de la magnifique Ukrainienne vivant en face de chez lui... 
Il y a chez le personnage de Sofia Aouine quelque chose d’Antoine Doinel, du petit Jacques Vingtras, aussi, auquel j’ai pu songer, ou encore de Momo, le héros de La vie devant soi. Et puis, comment ne pas penser à Zola, avec cette peinture sociale et cette jeune femme prénommée Gervaise, qui croise la route d'Abad ?

Pourtant, passé quelques chapitres, j’ai un peu perdu le fil. On part dans plusieurs directions quand j’aurais aimé, personnellement, voir approfondis les personnages de la psychanalyste ou de la vieille voisine prenant Abad sous son aile. Ce texte non dénué de charme et de qualités m’a semblé manquer d’une véritable colonne vertébrale. Mais il dénote néanmoins chez cette jeune auteure un véritable talent, que j’aurai plaisir à retrouver dans un prochain roman.


Un roman sélectionné par 



A crier dans les ruines
, Alexandra Koszelyck, Aux forges de Vulcain
Après la fête, Lola Nicolle, Les Escales
Attendre un fantôme, Stéphanie Kalfon, Joëlle Losfeld 
Cent millions d'années et un jour, Jean-Baptiste Andrea, L'Iconoclaste
Ceux que je suis, Olivier Dorchamps, éditions Finitude
Dénouement, Aurélie Foglia, Corti
Francis Rissin, Martin Mongin, éditions Tusitala
J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi, Yoan Smadja, Belfond
L'homme qui n'aimait plus les chats, Isabelle Aupy, éditions du Panseur
L'imprudence, Loo Hui Phang, Actes Sud 
La chaleur, Victor Jestin, Flammarion
Le bal des folles, Victoria Mas, Albin Michel
Le coeur battant du monde, Sébastien Spitzer, Albin Michel
Le corps d'après, Virginie Noar, éditions François Bourin 
Le détachement, Jérémy Sebbane, Sable polaire
Les amers remarquables, Emmanuelle Grangé, Arléa
Les autres fleurs font se qu'elles peuvent, Alexandra Alévêque, Sable polaire
Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine, éditions de La Martinière
Tous tes enfants dispersés, Beata Umubieyi Mairesse, Autrement
Un été à Islette, Géraldine Jeffroy, Arléa
Une fille sans histoire, Constance Rivière, Stock





jeudi 21 novembre 2019

Le dernier hiver du Cid


Jérôme Garcin

Gallimard, 2019




Gérard Philipe avait la beauté du diable, mais il n’eut pas à vendre son âme pour la conserver éternellement. Fauché par un cancer foudroyant dans sa trente-septième année, il restera à jamais le séduisant Julien Sorel ou le fougueux Fanfan la Tulipe. Et si ses traits, sa grâce et son délicat timbre de voix ne durent jamais, hélas, subir les assauts du temps, son aura et son engagement n’eurent pas davantage l’occasion de pâlir.

Pour évoquer cette figure mythique et magnétique, sans doute fallait-il un écrivain doué de pouvoirs singuliers : Jérôme Garcin est un sorcier. Pas seulement parce qu’il parvient à redonner vie à cet homme ou parce qu’il nous fait la faveur de nous laisser entrer dans le cercle de ses intimes, mais bien parce qu’en nous faisant entendre le moindre battement de son cœur, en nous offrant le spectacle de ses rêves et de ses pensées dans les derniers jours de sa vie, il nous amène à espérer que la rage de vivre et de jouer la comédie puissent avoir raison de la mort.

Telle est la puissance des mots, telle est la grandeur de la littérature, lorsqu’elle est servie avec élégance et virtuosité. Jérôme Garcin fait battre notre coeur de lecteur à l’unisson de celui du comédien. Et l’on choisit de croire avec lui - auquel sa femme avait décidé de cacher la vérité de son mal - à des lendemains radieux, à un avenir tout entier dédié au théâtre et aux grands textes du répertoire.  

Ce récit tout en retenue et en délicatesse m’a submergée d’émotion. Sans doute parce que ce n’est pas le personnage auréolé de gloire qui transparaît dans ces pages, mais un homme affrontant la maladie, soutenu par une épouse qui l’accompagne vers la mort. Un récit gorgé de vie et de lumière, en dépit de sa funeste issue.






dimanche 17 novembre 2019

Lautrec


Matthieu Mégevand

Flammarion, 2019



D’un artiste, on peut choisir de faire la biographie détaillée, de retracer chaque instant de sa vie pour tenter de cerner sa personnalité et comprendre ses choix esthétiques ; on peut multiplier les détails, dérouler patiemment le fil de son existence pour espérer voir se dégager toute la complexité de l’individu et les ressorts de sa psychologie. 

Matthieu Mégevand a fait un autre choix. Son récit est bref, fulgurant. Il nous propulse dans les années 1880 et nous met face à ce troublant personnage qu'était Lautrec, dont le talent n’avait d’égal que l’étrangeté de l'apparence et de la conduite. A l’instar de ses contemporains, nous découvrons un homme qui jouait de sa difformité, exagérait les postures provocatrices, mais pouvait aussi bien émouvoir par sa prodigalité et sa soif d’amour.
Sous la plume de Mégevand, Lautrec est tout à la fois grossièreté et générosité, intelligence et aveuglement, audace et timidité. Il nous le montre dans toute son ambivalence et ses paradoxes, profondément humain, accentuant ses tares pour prendre les autres de court et les priver du plaisir fétide de pouvoir s’en moquer.

Au milieu de ses désordres intérieurs, seul l’exercice de la peinture semble lui apporter une raison d’être. Auprès de ses maîtres successifs, il se veut un disciple appliqué, s’attachant à acquérir une technique qui lui est nécessaire pour dompter ce « serpent » qui lui intime de peindre. Et il lui faudra pouvoir compter sur ce savoir-faire pour, le moment venu, faire éclater les cadres, transcender les mouvements picturaux, affirmer son trait et restituer dans des toiles saisissantes d’humanité les scènes du Paris nocturne et anticonformiste qu’il se plaît à fréquenter.

Avec ce roman aussi bref et intense que le fut la vie de Lautrec, Mégevand fait le portrait à la fois tendre et lucide d'un artiste de génie, témoignant tout à la fois de son admiration pour le peintre et de son empathie envers l'homme qui affronta sa condition avec un certain panache, quitte à y brûler sa vie.


Un roman à retrouver aussi en images sur YouTube









mercredi 13 novembre 2019

L’enquête


Juan Jose Saer

Le Tripode, 2019


Traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon



Comment résister à une si belle couverture ? Parmi les dizaines de livres présentés sur les tables de la librairie dans laquelle j’étais entrée, celui-ci a immédiatement aimanté mon regard. Signé d’un auteur argentin que je n’avais encore jamais lu, je n’ai pas hésité longtemps avant de m’en offrir un exemplaire, en dépit des nombreuses lectures qui m’attendaient déjà...

Saer étant considéré à l’égal de Borges, je m’attendais avec cette intrigue policière dont l’inconscient semblait être le moteur, à un récit assez cérébral... Tellement cérébral, à vrai dire, que j’ai mis un certain temps à y entrer ! Pas moins de trois récits sont enchâssés, sans que le lien entre eux soit évident. Quoi qu’il en soit, c’est surtout l’intrigue principale qui a retenu mon attention : en plein Paris, dans le XIe arrondissement et plus précisément autour de la place Voltaire, un serial killer s’en prend à des vieilles dames qu’il mutile, viole et assassine avec la plus grande cruauté. Pas vraiment ma tasse de thé... Sauf que si l’auteur mentionne quelques effroyables détails pour les besoins de de son récit, il ne s’y attarde guère, et la nature même de son écriture instaure une distance qui prive le texte de tout caractère complaisant. 
Et puis, on parlait d’inconscient : ces détails sont indispensables à la résolution de l’énigme. Or, celle-ci s’est révélée assez étourdissante, avec des renversements plutôt inattendus ! 

Mais au-delà de la jouissance que peut procurer la résolution du mystère, c’est surtout la lecture que j’ai cru pouvoir en faire qui m’a intéressée. Ce récit ayant plusieurs étages, il est utile de préciser ici que la narration de ce fait divers est l’oeuvre d’un Argentin revenant dans son pays après plusieurs années. Or, la description qui est faite du meurtrier présumé, de l’autorité qu’il incarne et dont il use, de sa volonté de gagner la confiance de ses victimes avant de les torturer, sa cruauté, son caractère calculateur, la terreur qu’il fait régner, bref ce sentiment de toute-puissance et d’impunité qui émane du texte m’ont inévitablement amenée à y voir une métaphore de la dictature. J’y ai retrouvé ce climat oppressant et froid qui se dégage d’autres textes se situant plus explicitement sous de tels régimes.

Mais il s'agit sans aucun doute d'un récit complexe, ouvrant à différentes interprétations, un de ces textes qui invite à échanger les perceptions et les points de vue. Alors si l’un d’entre vous l’a lu ou envisage de le faire, j’aimerais vraiment pouvoir confronter ma propre lecture à celle d'autres lecteurs. Avis aux amateurs !


vendredi 8 novembre 2019

Le coeur battant du monde


Sébastien Spitzer

Albin Michel, 2019




Le coeur battant du monde : mais quel titre ! Quelle promesse de souffle épique ! A le lire, je pouvais me réjouir de tenir entre mes mains un bon petit pavé de quelque 440 pages qui n’allait pas manquer de me tenir en haleine. D’autant qu’il allait m’embarquer pour mon cher XIXe siècle, du côté de Londres, pour découvrir un aspect méconnu de la vie de l’un des grands penseurs du mouvement ouvrier et de la révolution, Karl Marx.

Pour être tout à fait honnête, j’avais quand même un petit doute. Faire du fils illégitime et longtemps caché du héraut du prolétariat le héros d’un roman, pourquoi pas. Encore fallait-il, en s’intéressant au fils, se garder de faire du père un portrait en creux. 
Or, je n’irai pas par quatre chemins, mes craintes se sont révélées fondées. Si Karl Marx apparaît tout au long du roman, ni ses écrits, ni ses prises de position, ni ses actions politiques, ni sa pensée ne sont effleurés. En revanche, l'insistance sur sa pilosité lui donnant des allures de "sanglier", sur le ridicule zézaiement dont il était affligé et sur ses comportements de rentier petit bourgeois dessinent un portrait à charge : celui d’un individu nourrissant une véritable aversion pour la classe ouvrière dont il voulait à tout prix se distinguer, d’un individu incapable de gagner quelque argent et n’attendant que de toucher sa part d’héritage paternel, d’un individu vivant des largesses de son ami Engels auquel il finira pourtant par tourner le dos et, comble du comble pour ce pourfendeur du capitalisme, d’un individu ayant pris goût au boursicotage - seule activité pour laquelle il aurait manifesté un quelconque talent ! 
Sans doute tout cela est-il vrai : dans une longue postface, Sébastien Spitzer assure avoir beaucoup lu et s’être abondamment documenté avant d’écrire son roman. Mais s’attarder uniquement sur ces aspects sans les confronter à quoi que ce soit d'autre finit par produire une image tendancieuse sans grande consistance.

Dans sa vie privée, Marx ne valait pas mieux que n’importe lequel des bourgeois qu’il vilipendait ? Peut-être bien, et il ne serait pas le premier homme à être pétri de contradictions. Mais il me semble que sa pensée et les retentissements qu’elle a eus exigent un peu plus de rigueur... Et tant qu’à condamner le marxisme, autant le faire sur le terrain des idées.

Il s’agit d’un roman, me rétorquerez-vous ? D’une fiction autorisant toutes les libertés ? Certes, mais celle-ci n’en délivre pas moins un message qu’on ne saurait ignorer.
Pour le reste, je dois dire que je me suis assez ennuyée. Mais compte tenu de ce que je viens d’exposer, la platitude du style m’apparaît comme un péché bien véniel !
Quant à la description de la condition ouvrière anglaise au XIXe siècle, si c’est elle qui vous intéresse, pourquoi ne pas lire Dickens ?


Un roman sélectionné par



A crier dans les ruines, Alexandra Koszelyck, Aux forges de Vulcain
Après la fête, Lola Nicolle, Les Escales
Attendre un fantôme, Stéphanie Kalfon, Joëlle Losfeld 
Cent millions d'années et un jour, Jean-Baptiste Andrea, L'Iconoclaste
Ceux que je suis, Olivier Dorchamps, éditions Finitude
Dénouement, Aurélie Foglia, Corti
Francis Rissin, Martin Mongin, éditions Tusitala
J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi, Yoan Smadja, Belfond
L'homme qui n'aimait plus les chats, Isabelle Aupy, éditions du Panseur
L'imprudence, Loo Hui Phang, Actes Sud 
La chaleur, Victor Jestin, Flammarion
Le bal des folles, Victoria Mas, Albin Michel
Le coeur battant du monde, Sébastien Spitzer, Albin Michel
Le corps d'après, Virginie Noar, éditions François Bourin 
Le détachement, Jérémy Sebbane, Sable polaire
Les amers remarquables, Emmanuelle Grangé, Arléa
Les autres fleurs font se qu'elles peuvent, Alexandra Alévêque, Sable polaire
Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine, éditions de La Martinière
Tous tes enfants dispersés, Beata Umubieyi Mairesse, Autrement
Un été à Islette, Géraldine Jeffroy, Arléa
Une fille sans histoire, Constance Rivière, Stock