jeudi 26 février 2015


Eden Utopie

Fabrice Humbert

Gallimard, 2015




Une chronique historico-familiale de la seconde moitié du XXe siècle

Chose extrêmement rare, je me suis emparée de ce livre sans en rien connaître, sur la seule foi de son auteur, dont j’avais beaucoup apprécié un précédent titre, La fortune de Sila. Le titre m’apparaissait en outre très prometteur...

Alors que je pensais lire un roman, je me suis assez vite aperçue que j’avais à faire à un récit autobiographique. Or cette méprise a un peu perturbé mon entrée dans le texte, puisque je n’étais pas là où je croyais être. Cela est moins anodin qu’on pourrait le penser, car la construction du texte est bien différente de ce qu’aurait été celle d’un roman. Cette remarque se justifie d’autant plus que l’auteur affirme à plusieurs reprises avoir d’abord songé à écrire une fiction à partir de son matériau - la vie des membres de sa famille et de la sienne propre traversant un siècle et s’inscrivant dans son histoire -, mais qu’ayant été insatisfait de ce qu’il avait produit, il a finalement préféré partir dans une autre direction.

A vrai dire, j’ai ressenti en tant que lectrice cette difficulté à appréhender son sujet. J’ai eu le sentiment de découvrir le premier état d’un texte, des notes, certes développées, qui se succédaient selon un ordre chronologique, mais sans réelle capacité de l’auteur à prendre de la distance avec les événements et les personnages, et, de ce fait, sans parvenir à leur donner vraiment sens. J’ai eu l’impression qu’il cherchait à appréhender l’histoire des années 70 et 80, en particulier les événements de 68 et les mouvements révolutionnaires armés qui sont nés ensuite en Europe, au travers de ce qu’en avaient vécu ses proches, mais sans arriver, pour ma part, à cerner s’il cherchait à comprendre la nature de ces mouvements ou bien s’il sondait la manière dont sa propre famille avait pu s’y trouvée mêlée. C’est donc un sentiment d’inachèvement qui ressort de ma lecture.  

Le hasard m’a fait lire en quelques semaines trois œuvres de quadragénaires revenant sur leurs années de jeunesse. Les auteurs de ces trois oeuvres ont pourtant pris des partis différents. Dans Le bonheur national brut, François Roux choisissait la fiction en proposant un roman de facture très classique, mais néanmoins très plaisant, où l’on suivait les destinées de quatre amis sur trente ans; dans Un roman français, Frédéric Beigbeder prenait le parti d’un récit résolument autobiographique, écrit à la première personne, dans lequel tous les événements étaient vus à travers le prisme de sa personnalité, de sa sensibilité et son expérience personnelle. Il en résultait un texte plein de verve, dans lequel la sincérité le disputait à la pudeur, et auquel l’humour et l’autodérision apportaient la nécessaire distance qui assure le succès d’une telle  entreprise. 
Humbert choisit quant à lui de relater les événements d’un œil qu’il voudrait objectif, s’appuyant sur des lectures de témoignages, d’enquêtes journalistiques et de documents, tel l’excellent Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman qu’il cite à de nombreuses reprises, pour éclairer son sujet. Ce faisant, il s’est placé dans une position instable, étant à la fois acteur et observateur, qui dilue son texte. C’est bien dommage, car ce dernier est par bien des aspects intéressants. 
Peut-être ne devrait-il pas renoncer à son projet de fiction et tenter d’écrire le roman qu’il avait initialement imaginé ?

dimanche 15 février 2015


Vernon Subutex 1

Virginie Despentes

Grasset, 2015


Prix Anaïs Nin 2015
Prix Landerneau 2015 des espaces Edouard Leclerc




Une belle galerie de portraits...

Ce livre me laisse une impression mitigée. Je n’ai pas d’avis tranché dessus. Je l’ai lu rapidement - on entre dedans sur les chapeaux de roue, certains passages sont brillants, mais, à mi-chemin du récit, je me suis un peu ennuyée... avant d’y retrouver de l’intérêt.

A travers une foisonnante galerie de personnages, Despentes propose une peinture de notre société. On a ici et là évoqué Balzac à son sujet, sur la suggestion de la quatrième de couverture présentant son roman comme une «comédie inhumaine». Pourquoi pas. Attendons de voir la suite : les deux autres tomes qui nous sont promis à Vernon Subutex et les romans à venir de Virginie Despentes. Car La comédie humaine était l’œuvre d’une vie. Chaque volume constituait la pierre d’une architecture beaucoup plus vaste donnant au final une représentation riche et globale de la première moitié du XIXe siècle.
Or Vernon Subutex s’en tient à des personnages très parisiens et qui, sans être forcément des marginaux, sont néanmoins pour beaucoup des individus se tenant à distance de l’ordre établi : anciennes stars du X, musiciens ou ex-musiciens de rock, individus bricolant sur la Toile, transexuel... plus ou moins accros à la dope et à l’alcool. Au milieu de cette faune, le reste de la population apparaît en creux, comme des victimes de la société que les héros du livre rejettent chacun à sa façon. Ainsi, comme il est dit dans le roman, si les sdf ne sont pas chassés de la rue, mais au contraire tolérés voire exposés aux yeux de tous, c’est parce qu’ils servent d’épouvantail : voici ce que vous deviendrez, braves gens, si vous refusez de continuer à travailler comme des brutes pour un salaire vous permettant tout juste de survivre sans jamais profiter de ce que vous brandit la société de consommation que vous contribuez à faire prospérer.

A vrai dire, je crois que c’est cela qui m’a un peu gênée. Virginie Despentes a incontestablement du talent : elle sait construire et nourrir un personnage, et elle possède un style vif, incisif, qui installe efficacement une situation ou une atmosphère, et qui fait parfois mouche dans des formules qui claquent.
Mais si ses personnages peuvent être attachants, si elle parvient parfaitement à en révéler les failles - même chez les plus antipathiques - pour justifier leur psychologie et si, ce faisant, elle en dit long sur notre société, son parti pris m’a parfois semblé un peu pesant, ou un peu radical. L’empathie qu’elle a pour ses personnages écorchés est palpable, mais pour faire un véritable tableau social, les personnages qui l’intéressent moins, les monsieur-et-madame-tout-le-monde auraient besoin, me semble-t-il, d’être plus fouillés, quitte à nous convaincre alors de leur médiocrité. Selon moi, l’ensemble gagnerait alors en force.

Attendons le tome 2. Il n’est pas dit que je ne le lirai pas...


Les avis plus enthousiastes de Clara, Papillon, Véronique  

samedi 7 février 2015


Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?

Pierre Bayard

Collection «Paradoxe», Minuit, 2015

☀ ☀


A mi-chemin de la critique littéraire et de la fiction, s'appuyant sur des concepts philosophiques et sur des analyses linguistiques, Pierre Bayard offre une étonnante lecture d'une œuvre d'Alexandre Dumas.

Etonnant objet que ce texte qui se situe à la croisée de l’analyse littéraire, du roman et de la philosophie ! J’avoue avoir été intriguée par la quatrième de couverture, qui rendait compte de la volonté de l’auteur d’entrer dans un roman de Dumas pour en modifier l’issue et sauver ainsi son héroïne, qui avait fait rêver ses jeunes années. Au-delà du caractère surprenant du projet, ayant moi-même été une fervente lectrice de Dumas - et même si je n’ai pas lu Le chevalier de Maison-Rouge, dont il est question ici -, voilà qui ne pouvait que me séduire !

Or, l’auteur ne se contente pas d’entrer dans le roman pour prendre la place du héros et d’en réécrire le texte, ce qui n’aurait somme toute pas été d’un grand intérêt. Transporté à l’époque de la Terreur, il est soumis à des dilemmes d’ordre moral, ce qui peut arriver à tout un chacun, et se voit contraint de s’interroger sur sa conduite dans un contexte où l’on pouvait très vite se retrouver sur l’échafaud. Des questions essentielles, telles que «dois-je obéir à la loi», «dois-je respecter mes principes sans me préoccuper des conséquences que ceux-ci pourraient entraîner» prennent ici un caractère très aigu. 
Tout l’intérêt de ce livre, à mon sens - c’est en tout cas ce qui m’a personnellement touchée et intéressée -, c’est que ces questionnements reposent sur l’étude et le cas d’un roman. Il en révèle ainsi toute la portée et indique à quel point l’attitude des personnages peut interroger le lecteur, qui, de ce fait devient acteur de sa lecture (ce livre en est d’ailleurs une sorte d’illustration paroxystique !). Il révèle tout ce qui fait la force, l’intelligence et le pouvoir de la littérature.

En outre, et c’est ce que Pierre Bayard met merveilleusement en lumière, cette étude souligne l’importance du choix des mots ; s’appuyant sur certains dialogues de l’ œuvre de Dumas qu’il retranscrit dans son propre livre, il explique la manière dont le sens se transmet d’un individu à un autre. Une phrase n’est pas une simple juxtaposition de mots : le choix d’un terme plutôt qu’un autre, bien sûr, mais aussi les intonations, le contexte, la gestuelle peuvent en modifier le sens. En fonction de l’ensemble de ces données plus ou moins perceptibles et soumises à interprétation, les personnages peuvent donc emprunter des voies contraires.

En endossant simultanément les rôles de personnage de roman, de commentateur de l’oeuvre, de linguiste et, je dirais, de professeur de philosophie, Pierre Bayard propose un étonnant petit livre d’une rare densité. Il invite à la réflexion en apportant un éclairage passionnant sur la littérature et notre rapport au texte et au langage. 
Une tentative littéraire remarquable de la part d’un universitaire enseignant les lettres, dont j’aurais sans doute volontiers suivi les cours si j’étais encore étudiante !

Je remercie vivement Babelio et les Editions de Minuit qui m’ont adressé ce livre, et sans lesquels je n’aurais peut-être pas lu ce texte aussi intéressant qu’original dans sa démarche !