samedi 29 avril 2023

Un puma dans le coeur

Stéphanie Dupays
L’Olivier, 2023



Les secrets de famille offrent décidément une matière romanesque inépuisable. Il faut dire qu’en termes d’histoires insolites ou singulières la fiction hésite parfois à se hisser jusqu’aux sommets que la réalité sait atteindre.

 

Imagine-t-on qu’une femme ait pu être internée pendant près de quatre décennies sans que sa propre fille en ait eu connaissance ? Que pendant toutes ces années ses descendants l’aient crû morte et se soient transmis une légende sur les conditions de son décès ? Que cette histoire ait pu perdurer même après que l’administration se fut mise en quête de la famille pour recouvrer le montant des frais d’hospitalisation ?

 

Dans la famille de Stéphanie Dupays, on n’est guère causant. Elevée à la campagne, dans un milieu paysan, elle n’a jamais vraiment pu obtenir de réponse lorsque, petite fille, elle interrogeait sa grand-mère sur son enfance. Ses deux frères avaient disparu lorsqu’ils étaient très jeunes et son père les avait suivi de peu. A la suite de quoi sa mère était morte de chagrin. Elle-même fut alors envoyée dans un orphelinat. On comprend aisément le peu d’ardeur à raviver de si douloureux souvenirs…  


A la faveur de recherches généalogiques entreprises par sa propre mère, l’auteure découvre un jour que son arrière-grand-mère est décédée bien plus tard que ce que tous croyaient et elle amorce alors une véritable enquête, qu’elle nous invite à suivre dans tous ses développements.


Si elle parvient à rendre cette histoire captivante, ce n’est pas seulement parce que les détails en sont stupéfiants. C’est surtout parce qu’elle a su trouver la juste distance pour l’évoquer. Elle livre en effet chaque révélation avec une émotion contenue tout en délivrant un tableau de l’institution psychiatrique et de la manière dont celle-ci a évolué. 


Le texte procède par brefs chapitres, comme si l’auteure voulait se garder de toute dérive émotionnelle, s’en tenir à des éléments factuels, assortis de commentaires à caractère sociologique ou économique soulignant ici le cynisme d’une gestion comptable, là le caractère barbare de certaines méthodes thérapeutiques. L’expression de la blessure intime se fraye pourtant un chemin furtif : quelques vers viennent parfois interrompre le fil du récit pour dire d'une poignée de mots délicats et précis la violence de ce qui se joue. 


Exempt de toute forme de pathos, ce récit trace la figure d’une femme qui fut privée de liberté, de parole et d’amour, et lui restitue ainsi une petite part de ce qui lui fut volé. Au passage, Stéphanie Dupays nous offre un texte sensible et d'une grande force.






lundi 24 avril 2023

Paris, boulevard Voltaire

Michèle Audin

L’Arbalète Gallimard, 2023




Un livre orné d’une gravure de Vallotton et surtout d’un exergue signé Jules Vallès ne pouvait qu’attirer mon attention - et surtout ma sympathie. D’autant que Michèle Audin est l’auteure d’un remarquable récit sur la Commune de Paris dont le titre, Comme une rivière bleue, était déjà emprunté à mon écrivain de coeur. 


La rue a donné son titre au premier journal fondé par Vallès en 1867. La rue - qui peut être ici un boulevard - est le lieu où tout le monde se croise - sans forcément toutefois se rencontrer - c’est l’espace où se concentre la vie, un espace où résonnent toutes sortes de bruits, un espace où l’on flâne, un espace que l’on traverse pour aller travailler ou se rendre à un rendez-vous amoureux, un espace, bien sûr, où s’exprime collectivement la colère et l’opposition à ceux qui détiennent le pouvoir. Et s’il est à Paris une artère emblématique des luttes sociales et des mouvements de résistance, c’est bien le boulevard Voltaire.


De la place de la République à celle de la Nation, Michèle Audin le remonte en s’arrêtant à quatorze adresse pour nous livrer quatorze récits formant un ensemble vibrant et émouvant, qui restitue rien de moins que l’âme de ce boulevard - et peut-être plus largement celle de l’est parisien.


C’est d’abord l’un des lions de la fontaine implantée en 1870 place du Château-d’Eau qui prend la parole. Faisant face au boulevard Voltaire, le fier et attendrissant félin évoque ses souvenirs : la liesse des premiers jours de la Commune qui laissa rapidement place à une sanglante répression à laquelle il assista impuissant et affligé. Au début des années 1880, la République, troisième du nom, choisira de remplacer la fontaine par une sculpture allégorique pour célébrer son triomphe, rebaptisant au passage la place du nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Les vénérables lions, quant à eux, se sont déplacés place Félix-Eboué, où ils coulent désormais des jours peut-être un peu trop paisibles à leur goût…


Place de la Nation, c’est devant le Dalou, autrefois appelé Café Moderne, que la narratrice revoit la manifestation du 14 juillet 1953 qui se solda par la mort de six Algériens et d'un militant syndical français. Un massacre dont on a oublié l’existence, en raison certainement de l’effroyable ampleur de celui qui interviendra non loin de là, à Charonne, en octobre 1961.


Entre les deux, Michèle Audin redonne vie à ce jeune juif qui avait osé distribué des tracts contre l’occupant allemand en 1941 et qui échappa de peu à l’arrestation grâce à une intrépide passante ; elle ressuscite une couturière avide de connaître l’histoire de sa grand-mère venue s’installer faubourg Saint-Antoine quelques années avant la Révolution ; elle fait encore résonner les slogans de ces militantes féministes réclamant « avortement, contraception, libres et gratuits » ce 20 novembre 1971…

  

Dire que ce livre m’a touchée serait un euphémisme. En diversifiant les angles et les formes narratives, Michèle Audin fait resurgir quelque chose de profondément ancré dans l’histoire. Quelque chose dont les traces ne cessent de s’amenuiser, en raison notamment des phénomènes de gentrification. Quelque chose qui est pourtant là, qui reste encore, plus ou moins diffus, présent dans nos esprits - il n’est qu’à voir le parcours privilégié des manifestations syndicales. Le boulevard Voltaire est dépositaire d’une histoire qu’il importe de rappeler. Je sais gré à Michèle Audin de s’atteler, et avec quel talent, à cette tâche. Ce que n’aurait assurément pas renié Vallès. 





lundi 17 avril 2023

Chef-d’oeuvre

Juan Tallon
Le Bruit du Monde

Traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet



Le vol d’oeuvres d’art, y compris au sein de grands musées nationaux, n'est pas exceptionnel. Même si l’on se demande toujours comment les dispositifs de sécurité que l’on imagine drastiques peuvent être déjoués, force est de constater que l’imagination et l’habileté des malfaiteurs connaissent peu de limites. Mais parvenir à subtiliser une sculpture en acier de plusieurs mètres d’envergure et pesant 38 tonnes laisse pour le moins incrédule...


C’est pourtant ce qui est arrivé au musée d’art contemporain Reina Sofia de Madrid. En 2005, son personnel administratif s’aperçoit en effet que la pièce de Richard Serra considérée comme un chef-d’oeuvre demeure introuvable. Elle s’est purement et simplement volatilisée de l’entrepôt où elle était stockée ! Comment une telle chose défiant l’entendement a-t-elle pu être possible ? On dit souvent que la réalité dépasse la fiction : Juan Tallon s’est emparé de cette rocambolesque affaire pour la transmuer en matière romanesque. 


Le récit prend alors la forme d’une enquête nourrie par une succession de témoignages allant de celui du sculpteur à celui de policiers de la brigade du patrimoine, en passant par des galeristes, des ingénieurs, des collectionneurs, des artistes, des critiques d’art, des agents de sécurité, des directeurs de musée, des responsables du ministère de la Culture, de simples fonctionnaires, des chauffeurs de taxi ou de poids lourd… ou encore l’écrivain lui-même ! Chacun de ces individus prend la parole à tour de rôle, et parfois à plusieurs reprises, pour apporter un éclairage particulier sur l’histoire de cette oeuvre et tenter de reconstituer son parcours, afin peut-être de la retrouver.


Le dispositif narratif est assez singulier puisqu’il n’y a pas de narrateur unique, pas plus que de narrateur omniscient ; le récit progresse au fil des multiples prises de paroles se succédant à un rythme effréné. Pour autant - et en dépit de permanentes ruptures chronologiques - on n’est jamais perdu. Au contraire, on découvre peu à peu toutes les pièces d’un puzzle qui permet de dépasser la tentative de résolution d’une déroutante énigme pour se voir ouvrir les portes d’un univers peut-être plus mystérieux encore, celui de l’art contemporain. 


On découvre ainsi les conditions de création de certaines oeuvres faisant désormais intervenir des matériaux que l’on aurait crus étrangers au domaine artistique, allant jusqu’à nécessiter le recours à des ingénieurs pour garantir la faisabilité et la sécurité d’un projet ; mais aussi la démarche intellectuelle qui préside à leur création ; les conditions d'organisation d'une exposition ; les enjeux politiques et de communication qui entourent les commandes artistiques et la gouvernance des musées ; les enjeux économiques d’un marché devenu spéculatif... En un mot, tout l’éco-système de l’art contemporain.


Juan Tallon nous propose ainsi un roman assez étonnant et fort intéressant qui suscite certainement plus de questionnements - tout à fait passionnants - qu’il n’apporte de réponses. Mais n’est-ce pas là le propre de l’art, et peut-être plus particulièrement encore celui de l’art contemporain ?


mardi 11 avril 2023

La voix de Sita

Clea Chakraverty
Globe, 2023



S’il y a encore pas mal de chemin à faire en faveur de la condition des femmes, force est de constater qu’on n’en est pas au même point dans toutes les régions du monde. En la matière, l’Inde demeure l’un des pays où la situation est le plus dramatique. Les violences qui leur sont faites atteignent en effet un niveau proprement insoutenable : viols, brûlures à l’acide, meurtres restent monnaie courante, sans même parler des mariages forcés et de l’état d'asservissement dans lequel elles sont si souvent placées. Sans oublier les avortements contraints lorsqu’elles sont enceintes d’une petite fille.


Clea Chakraverty, qui a vécu plusieurs années en Inde où elle a été journaliste et dont le patronyme laisse penser qu’elle y a quelque origine, a tiré de ce constat un roman passionnant. Passionnant parce qu’il ne s’agit pas d’un nouveau récit se contentant de mettre en scène une victime ou une femme cherchant à s’émanciper. Elle a en effet choisi d’aborder la question selon un angle tout à fait original permettant d’interroger les fondements culturels de ces pratiques d’un autre âge. Revenant aux sources de la culture indienne, elle sonde le Ramayana, cette épopée retraçant notamment l’union du prince Rama et de Sita, qui sera enlevée par un autre personnage, ce qui aura pour conséquence de faire peser sur elle une accusation d’adultère. 


Ainsi, à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Nirbhaya, une jeune fille qui fut violée et subit d’atroces sévices dans un bus de New Delhi, et alors que les responsables politiques et religieux du pays continuent de considérer les femmes comme responsables des violences qui leur sont faites, le jeune avocat Madhu Chandra a-t-il l’idée d’assigner en justice le dieu Ram lui-même. Il suscite aussitôt de virulentes réactions de la part d’une partie de la population, emmenée par Shri Yogi Abhinyav, premier secrétaire de la VAR, la Véritable Armée de Ram, organisation fondamentaliste hindoue. Afin que chacun des deux hommes puisse faire valoir ses arguments, un débat télévisé est organisé. Madhu doit donc fourbir ses armes et, pour cela, tente de prendre langue avec Zulfiya Wallace, une anthropologue ayant étudié le Ramayana pour mettre en lumière les différentes interprétations qui furent faites du texte - attirant ainsi sur elle les mêmes foudres que Mahdu.


C’est ensemble qu’ils partent à la recherche de Sati, une mystérieuse adolescente habitée par Sita et s’adressant aux femmes qui, à mesure que sa renommée grandit, viennent de plus en plus nombreuses recueillir la parole de celle qui passe désormais pour la réincarnation de la déesse.


Clea Chakraverty a mis en place un dispositif là aussi assez original, entrecroisant plusieurs fils narratifs - l’histoire de Sati, le procès intenté par Madhu et les tribulations de Zulfiya - et laissant place à diverses voix et différents types de prise de parole. Si, assez logiquement, les différents éléments narratifs se rejoignent pour donner à l’intrigue une dimension tout à fait intéressante, l’auteure intercale également différentes interventions permettant de définir très précisément le contexte social et politique dans lequel elle s’inscrit. Ainsi, les stories d’une instagrameuse  populaire viennent-elles ponctuer le récit de précieuses informations. Utilisant les codes de l’appli, c’est avec force hashtags, selfies avantageux et formules visant à instaurer la complicité  avec ses followers que Miss Fantastic expose toutes sortes de statistiques rappelant la réalité de la condition des femmes indiennes. Ce personnage, pour marginal qu’il puisse paraître dans l’histoire, est pourtant emblématique du tiraillement d’une société prise entre une conception traditionnelle et une autre plus urbaine et contemporaine de la place des femmes en Inde. Un contraste que l’on retrouve également entre des éléments de récit légendaire et d’autres résolument ancrés dans la réalité quotidienne qui se mêlent avec une étonnante fluidité.


Tout cela donne à ce roman une couleur singulière et rend le propos extrêmement efficace et convaincant. Sera-t-il de nature à susciter un mouvement féminin de grande ampleur comparable à celui qui se forme peu à peu en son sein ? Rien n’est moins sûr. C’est pourtant ce que l’on aimerait croire.


jeudi 6 avril 2023

En aparté avec Paul Saint Bris

Paul Saint Bris est l'auteur de L'Allègement des vernis, un premier roman paru en janvier dernier relatant la restauration de La Joconde. Avec une bonne dose de malice, un brin de poésie et en s'appuyant sur une solide documentation, il évoque tant les aspects techniques que les enjeux philosophiques et économiques d'une telle entreprise. Comme de nombreux lecteurs, à en juger par son succès, j'ai été très séduite par ce texte et j'ai eu envie d'en apprendre un peu plus...


 Paul Saint Bris, Autoportait


L’allègement des vernis est votre premier roman et vous avez choisi de parler d’art. Quel est votre propre rapport à la peinture, et singulièrement à Léonard de Vinci ?

© Delphine-Olympe

Je crois que ce rapport est conditionné par mes études et mon métier. J’ai fait une école d’art, j’y ai appris à dessiner, à peindre et j’ai vraiment appris ce que c’était qu’une composition, des tons, des nuances, etc. Donc, quand je regarde une œuvre, j’ai tout ça en tête.
Aujourd'hui, je suis photographe, réalisateur, directeur artistique, donc je travaille beaucoup les images et j’en crée. L’art fait partie de ma vie à 360°.

Concernant Léonard de Vinci, j’ai eu la chance de le fréquenter depuis mon enfance, car le Clos Lucé, où il a passé les trois dernières années de sa vie, à l’appel de François Ierest une entreprise familiale. Ce lieu a été ouvert au public par mon grand-père en 1954 et est aujourd’hui un lieu de connaissance sur ce génie florentin. Donc j’ai grandi dans un univers léonardien, avec sa présence. Je pensais que c’était un aïeul, en fait, et que tout le monde avait un génie dans sa famille ! Mais pour moi, pendant très longtemps, Léonard c’était d’abord l’ingénieur, l’inventeur de machines extraordinaires. J’ai découvert Léonard peintre très tard.


Dans votre roman, les différents personnages incarnent, me semble-t-il, trois manières d’aborder l’art : la manière cérébrale – avec ceux qui ont la connaissance, comme les conservateurs -, l’approche plus instinctive, fondée sur l’émotion, et une dimension plus mercantile - avec ceux qui doivent faire fonctionner une institution ayant une certaine exigence de rentabilité. Où vous situez-vous par rapport à ça ?


J’en rajouterais une quatrième, la dimension de Gaetano, qui appréhende l’art avec son corps. C’est encore une autre façon, tactile, de l’appréhender.


Tout comme Homero, d’une autre manière !


Oui, ça m’intéressait d’explorer tous ces aspects-là. 

Alors, où est-ce que je me situe ? En fait, on a tous un peu de tout ça - à part la préoccupation de la fréquentation, sauf à occuper des responsabilités au sein d’un établissement dans le domaine culturel.


Je pense que toutes ces manières d'border les oeuvres sont valables, je n’ai pas d’a priori. Mais d’avoir beaucoup travaillé ce sujet, sur la peinture de la Renaissance en particulier, fait que j’en tire maintenant un plaisir décuplé par rapport à celui que j’éprouvais avant, qui consistait simplement à trouver un tableau harmonieux ou des couleurs intéressantes. 

Rubens, Henri IV reçoit le portrait de Marie de Médicis
et se laisse désarmer par l'Amour
(détail)
J’ai eu la chance de voir l’exposition Bellini au musée Jacquemart-André ; eh bien, comprendre l’apport de Messine, avec la peinture à l’huile, ce que ça représente en termes de rupture, connaître les relations que ces artistes entretenaient, tout prend une dimension extraordinaire ! Connaître la mythologie ou le sens des scènes sacrées aide à la compréhension. Quand on voit le cycle de Rubens dans la Galerie Médicis du Louvre, connaître le rôle joué par Henri IV donne une profondeur inouïe à l'oeuvre.

Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas y accéder sans. Léonard disait « plus on connaît, plus on aime ». Ernst Gombrich, qui était un grand théoricien de l'art, disait qu’il faut beaucoup connaître la peinture pour pouvoir l’apprécier. C’est un discours qui n’a plus cours aujourd’hui, et qui est un peu rétrograde. Mais il y a du vrai là-dedans, connaître la peinture fait qu’on l’aime plus, je pense. Mais ce n’est pas un pré-requis.

Maintenant, il y a une vraie question, c’est que le public connaît de moins en moins les thèmes abordés dans la peinture. On peut le déplorer ou pas. On peut aussi comprendre que nos centres d’intérêt s’épuisent et se renouvellent au gré des époques. Il faut l’accepter. C’est aussi le sujet du livre : accepter le vieillissement ou pas, et ce qu’est-ce que cela dit de notre rapport au temps ?  


Qu’est-ce qui a été le déclencheur de l’écriture de ce roman ? 


C’est un roman qui a un double-fond. Il prend le prétexte de la restauration de La Joconde, mais le vrai sujet que j’ai à cœur d’explorer, c’est celui du changement, de notre faculté à l’accepter ou pas. Je pense qu’on vit une époque de changements très nombreux, radicaux, importants - nécessaires aussi. Mais on peut avoir de grandes difficultés à les accepter. C’est pourquoi on a besoin d’ancrages, de repères. D’une certaine manière, j’ai une certaine empathie pour les conservateurs - au sens moral du terme -, sans l’être moi-même ; je comprends ce qu’ils vivent, le fardeau que représente la nostalgie. 


"Embrasser dans une même étreinte  
le passé et l'avenir"


Mon personnage principal est un conservateur par son métier, mais aussi par ses valeurs, qui a reçu une grande part de nostalgie en héritage. Je crois qu’on n’est pas tous égaux, qu’il y a des gens qui n’ont pas été éduqués dans la nostalgie et qui sont capables d’accepter beaucoup plus de changements, d’aller plus facilement de l’avant que les autres. Je ne juge ni les uns ni les autres, mais j’ai de l’admiration pour ceux qui, comme le dit l’exergue du livre, « peuvent embrasser dans une même étreinte le passé et l’avenir », ceux qui sont capables de faire ce grand écart. 


L’autre question que je me pose c’est la quantité de changement qu’on peut accepter dans une vie. Je me souviens avoir essayé d’expliquer Internet à mon grand-père, à la fin de sa vie. Or il m’avait interrompu assez brutalement. En fait, il ne pouvait plus emmagasiner de changements, il avait atteint son quota : il était né en 14, il avait vécu deux guerres mondiales, Mai 68... Et là, Internet, c’était trop. 


Quelle quantité de changement on peut apporter à La Joconde, c’est un peu ça aussi ?


Evidemment. Ça m’amusait de mettre dans cette situation un conservateur - mais pas un réactionnaire, je fais vraiment la différence - un conservateur qui est handicapé par le fardeau de sa nostalgie et qui essaye de réévaluer son regard sur le monde, et de trouver de la beauté dans le monde présent. Et il a du mal. Mais il fait cet effort. Il ne dit jamais que c’était mieux avant, même s’il le ressent parfois… même dans la scène inaugurale, où il y a cette rappeuse qui danse devant la La Joconde et qui pourrait être qualifiée de vulgaire. Lui, à un moment, il dit qu’il est quand même submergé par sa grâce. Ça m’a permis de définir ce personnage.


L’autre thématique très importante, c’est mon rapport aux images. En tant que directeur artistique, photographe, réalisateur, je contribue beaucoup à la frénésie visuelle de l’époque et j’ai toujours été très frappé de la très faible longévité des images que l'on crée aujourd'hui. Certaines campagnes de pub durent parfois 72, voire 48 heures. Sur Instagram, une image dure 24 heures ! Alors, il y a de très bonnes images qui arrivent à être repêchées, mais c’est assez rare.

Devant un tel flux dématérialisé, je m’interroge aussi sur la capacité de notre époque à créer des images qui vont nous survivre, comme les grands chefs-d’œuvre de la Renaissance.


Nuit de Noël à Bamako © Malick Sidibé
Vous pensez qu’il pourrait ne pas y en avoir ?


On peut se poser la question pour notre génération. Le XXe siècle a produit de nombreuses images qui resteront. Il y en a que j’aime beaucoup. Par exemple, Nuit de Noël à Bamako, de Malick Sidibé, où on voit un couple habillé de blanc en train de  danser. C’est une photo absolument merveilleuse qui fait partie des grandes photos artistiques du XXe siècle. Oui, peut-être que ça, ça restera… Mais il y en a d’autres, celles de Jean-Paul Goude, par exemple, que j’aime énormément, ou les tableaux de Peter Doig.


Il y a quelque chose que j’ai beaucoup apprécié dans votre roman, c’est tout ce qui relève de la gouvernance du musée, notamment la manière dont les techniques marketing investissent des domaines dont on pourrait penser que ce n’est pas du tout leur champ d’action. Que pouvez-vous nous en dire ? 


Les nouvelles formes de médiation culturelles sont un sujet qui m’intéresse. Tout ce qui concerne la digitalisation, la présence sur les réseaux sociaux, la manière dont on peut travailler avec les influenceurs. C’est aussi une espèce d’extension de mon métier. Je note qu’il y a une sorte de confrontation entre deux mondes, le monde scientifique et le monde de la communication. L’un a pris le pas sur l’autre aujourd’hui. En tout cas, il y a une tendance. Les scientifiques, les historiens de l’art, les conservateurs sont challengés par les usages numériques, par de nouvelles formes de médiation culturelle. Il y a des prérogatives qui leur ont un peu échappé. Ça m’intéressait d’imaginer un homme de 50 ans dans cette situation-là, un homme à qui son métier échappe parce que, finalement, ce qui est valorisé aujourd’hui, c’est davantage l’expérience que la connaissance. Aujourd’hui, il faut montrer qu’on a été au musée.


Mais c’est peut-être aussi le symptôme d’une forme de désenchantement ou de frustration vis-à-vis de certaines oeuvres. Dans le cas de La Joconde, on s’attend à un truc énorme et, finalement, ce tableau vu à 6 mètres, petit, vert, sombre, devant lequel il y a une vitre… l’impression qu’on en a est beaucoup moins forte que l’attente qu’on en avait. Et, du coup, par réflexe, un peu désemparé, on se retourne et on fait un selfie !

C’est peut-être notre rapport au temps aussi qui a changé. Aujourd’hui on est dans la rapidité. Or La Joconde - comme d’autres œuvres - demanderait du temps pour être regardée, peut-être dans un tête-à-tête - ce que s’offrent le restaurateur et Homero. Tandis que, là, il faut jouer des coudes et on n’a pas le temps de croiser son regard. On passe alors à côté de ce qu’elle a à nous offrir…


C’est vrai. Et c’est peut-être là, si on raisonne en termes d’expérience, que celle-ci est incomplète. Je crois beaucoup au tête-à-tête avec les œuvres. C’est ce qui est le plus beau dans un musée, tomber en arrêt devant une œuvre, qu’on la connaisse ou pas. L’important c’est ce qu’elle nous dit à ce moment-là, la manière dont elle nous renvoie à des éléments de notre existence… il peut se passer tellement de choses… 




Mon personnage se pose à un moment la question de la vocation du musée. Est-ce de montrer les œuvres au plus grand nombre ? Evidemment. C’est génial qu’aujourd’hui tout le monde puisse avoir accès à la peinture. Mais c’est intéressant aussi de se rappeler que leur destination originelle, c’était d’aller dans les chambres des commanditaires ou dans les églises où elles étaient éclairées à la lueur des cierges, dans des teintes dorées.

On revient à la question de la communication. Je comprends très bien que le musée doive conquérir de nouveaux publics. C’est génial que les plus grands artistes américains, Beyonce, Jay-Z, viennent tourner un clip au Louvre si ça peut donner envie aux gens d’aller voir ces œuvres. Surtout que c’est magnifiquement filmé. Mais il y a peut-être une question de curseur, et puis ça ne peut pas être que ça. La réalité c’est que je crois que le Louvre fait bien son travail. Actuellement, il y a un bon équilibre. Peut-être qu’il y a eu des moments, quand il y a eu ces partenariats avec Uniqlo, où ça allait un peu loin…





Je crois qu’il y a eu une réflexion sur les jauges…


Oui, ils l’ont limitée à 30 000 personnes par jour. C’est Laurence des Cars qui a pris cette décision au début de l’année. Mais je crois que c’était déjà le cas… Il y a eu une année, en 2018, à plus de 10 millions de visiteurs, et ça a été très éprouvant pour les équipes du Louvre. Je crois qu’à partir de ce moment-là, même l’ancien directeur, Jean-Luc Martinez, avait décidé de revoir les choses.


Sachant qu’a priori il va y avoir une grosse majorité du public qui va se presser devant La Joconde ou La Vénus de Milo et d’autres espaces qui vont rester relativement déserts…


C’est vrai. Il y a d’ailleurs des gens pour penser que La Joconde devrait être dans un musée dédié ou dans un espace avec une entrée séparée.


On voit que vous connaissez bien le sujet. Comment vous êtes-vous documenté pour écrire ce roman ?


Il y a deux aspects : le monde des restaurateurs et celui des conservateurs. Pour les premiers, j’ai commencé par lire La théorie de la restauration de Cesare Brandi, qui a créé L’Institut central de restauration de Rome, en 1939. Quand il écrit son livre, au début des années 60, il pose un cadre déontologique au métier de restaurateur qui en avait besoin. C’est très intéressant… et très ardu. J’ai essayé de comprendre quelle était sa position par rapport au cas de La Joconde, à savoir faut-il conserver ou enlever les vernis oxydés sur la peinture ancienne, et je pense que lui-même n’arrive pas à trancher, tant il est pétri de contradictions.

Et puis surtout, j’ai eu la chance de tomber sur un extraordinaire dictionnaire de l’histoire de la restauration grâce auquel j’ai vraiment pu me rendre compte de l’évolution de ce métier. C’est dans cet ouvrage que j’ai découvert l’existence de Robert Picault, premier restaurateur à avoir effectué une transposition de peinture en France, qui se considérait comme un artiste et qui a inspiré mon personnage de Gaetano. Et ça, je l’ai fait en cours d’écriture. 


C’est vrai que c’est un livre documenté, mais je n’attribue pas une très grande importance littéraire à la documentation. Pour moi, ce n’est pas un gage de qualité qu’un livre soit documenté ou pas. Je pense même que ça peut être un problème, à vrai dire.


C’est-à-dire qu’il faut arriver à la dépasser. C’est ce qui est réussi dans votre roman.


J’avais besoin d’être très documenté pour avoir un socle solide sur lequel déployer la fiction.

Mais pour la partie plus muséale et conservation, j’ai pris un peu les choses à l’envers : j’ai écrit le livre et c’est après que je suis allé voir des conservateurs. Je crois que je n’osais pas le faire avant. Mais, en fait, c’était bien comme ça parce que, quand je les ai rencontrés, j’avais exactement les situations, les problématiques, et Ils m’ont donné accès à des éléments que je n’aurais pas trouvés sur Internet. Par exemple, les différences de vision entre les générations de conservateurs, la manière dont ils vivent de l’intérieur les challenges du musée…  


Donc vous aviez déjà écrit votre roman, et ce que vous avez pu glaner au cours de vos entretiens est venu enrichir le texte ou lui apporter des nuances…


Exactement. En fait, quand on réfléchit intensément à un sujet, on finit par avoir des intuitions, on imagine la façon dont les choses peuvent se passer. Souvent, je ne me suis pas trompé, ça m’a été confirmé. Et parfois, j’ai corrigé ou affiné. Et à d’autres moments, comme la manière dont fonctionne un appel d’offres - ce qui est très compliqué et peut se révéler très ennuyeux -, peut-être vaut-il mieux ne pas coller à la réalité, mais plutôt à l’intention, montrer que c’est cadré, mais sans s’étendre sur cent pages !


Justement, ce qui est très plaisant dans votre roman, c’est son rythme extrêmement soutenu. Et tout ce travail que l’on sent, sans jamais qu’il prenne le pas sur le romanesque.


Je crois qu’on sent quand il y a quelque chose de vrai. Alice Zeniter dit quelque chose d’assez génial à propos de L’Art de perdre : elle dit qu’elle s’est renseignée pendant des semaines sur la manière de presser les olives pour en faire de l’huile et qu’elle en a tiré trois lignes dans son livre. Mais trois lignes qui sont justes. Je crois beaucoup à ça.

Il y a quand même un personnage qui est extrêmement fantaisiste et qui apporte toute sa poésie au roman, c’est Homero. Comment ce personnage est-il né ? Parce qu’il est vraiment différent des autres.


C’est vrai. Parfois il y a des gens qui disent que c’est un personnage loufoque. Je déteste ce mot. Parce que j’y crois assez, moi, à Homero. J’y crois et j’en ai connu. Et donc, d’une certaine manière, ça ne me semble pas si dingue.


Vous voulez parler de personnes qui ont ce rapport charnel, instinctif ?


Exactement. Ce rapport à la vie, à la beauté. C’est vrai qu’il détonne, mais en même temps, il est cohérent. Il est absolument sincère. Il a une histoire particulière et, d’une certaine manière, il a une espèce de virginité par rapport à l’art. 


C’est l’anti-Aurélien. 


Exactement. Pour moi, ce personnage est essentiel. S’il y a un Aurélien, il doit y avoir un Homero.


D’ailleurs, c’est celui qui reconnaît La Joconde.


Oui, c’est celui qui a la clé. Et qui a accès à l’âme du tableau, finalement.


L’autre étant peut-être Gaetano…


Oui. Mais Gaetano est plus dans quelque chose de l’ordre de la performance. Ça m’amusait aussi d'en faire un personnage sans nostalgie. Pour éviter les archétypes. C’est un restaurateur, mais il n’habite pas dans une vieille bâtisse aux tuiles rouges, avec des œuvres du Quattrocento accrochées au mur. Il vit dans une maison ultramoderne, il est dans le présent pur. Il y a des gens, comme ça, qui, par leur désir infini, leur amour de la vie, transcendent leur univers et tordent la réalité à leur mesure. Ça, ça me fascine aussi.


Ceci dit, dans la relation qu’il entretient pendant des mois avec La Joconde, il finit par perdre pied…


Oui, parce qu’on ne peut pas être tout puissant comme ça indéfiniment. Donc, oui, il perd pied, mais pas complètement, parce qu’à la fin il trouve aussi une vérité.


Pour finir, travaillez-vous sur un nouveau roman ?


Oui, je crois que je vais continuer à travailler dans cette même veine, sur le changement, sur les contradictions internes des personnages. Et puis je pense qu’on a vraiment besoin de récits qui nous parlent de notre époque, de ce qu’on vit, même si on prend appui sur des histoires du passé. Et la restauration, c’est ça aussi : aborder avec notre regard d’aujourd’hui ce qui appartient au passé.




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Vous pouvez retrouver la chronique que j'ai faite de L'Allègement des vernis ici
Un grand merci à Paul Saint Bris pour sa disponibilité et sa gentillesse.