jeudi 31 janvier 2019

Changer le sens des rivières


Murielle Magellan

Julliard, 2019



A quoi tient le cours d’une vie ? Peut-on sortir de la voie qui semblait tracée devant nous ? Un accident, une légère oscillation peuvent-ils nous entraîner sur d’autres chemins ? 

Marie a 20 ans, un bac pro mention chaudronnerie en poche et a décroché un job de serveuse. Sa soeur aînée s’est envolée sans laisser d’adresse, la condamnant à soutenir seule son père devenu hypocondriaque depuis le décès de sa femme et la perte de son emploi. Si Marie gère avec sérieux son maigre budget mensuel, elle possède encore la légèreté que lui confère son jeune âge et garde toujours quelques rêves d’adolescente : le grand amour, elle y croit. Aussi lorsqu’Alexandre, jeune et séduisant client de l’établissement où elle travaille, lui propose enfin un rendez-vous, elle en est sûre, c’est le début d’une belle histoire...

Aïe, pensez-vous, une bluette ! Pas le moins de monde, je vous rassure. Car l’histoire va vite tourner court. Les rêves d’Alexandre ont la couleur des films qu’il ambitionne de réaliser un jour. Il ira bientôt à Paris, fera une école spécialisée et saura saisir sa chance le moment venu. En attendant, il se nourrit de cinéma et connaît tout des metteurs en scène qu’il admire. Mais quelle n’est pas sa stupeur de découvrir que Marie ignore jusqu’au nom de François Truffaut ! Malgré leur évidente attirance réciproque, comment faire fi du monde qui les sépare ?

Encore pire, songez-vous à présent, nous voici dans le déterminisme le plus convenu ! Eh bien détrompez-vous. C’est avec beaucoup de finesse que Murielle Magellan aborde la question des barrières sociales et des murs qui se dressent entre les individus. 
Dans un récit resserré et sensible, elle réussit à provoquer l’empathie du lecteur. Elle donne voix à son héroïne qui parvient à dépasser sa colère et refuse de céder au désenchantement. 
Ces petites oscillations dont je parlais plus haut vont lui offrir des bifurcations sur lesquelles il lui appartiendra de s’engager ou non. Pas de spectaculaires retournements, pas de miracles. Juste des choix que l’on peut faire, des personnes à qui l’on accepte de faire confiance, d’autres auxquelles on préfère tourner le dos, des portes que l’on se détermine à ouvrir ou des pièges dans lesquels on refuse de tomber... Tout ce qui au final décide d’une vie.

Muriel Magellan signe un récit empreint d'humanité et nous offre une héroïne ordinaire qui a su me toucher.

mercredi 23 janvier 2019

Dans l’ombre du brasier


Hervé Le Corre

Rivages/Noir, 2019



Sait-on qu’il y a 150 ans à peine - ce n’est pas si vieux -, Paris fut le théâtre de scènes infernales ? Sait-on que les eaux charriées par la Seine furent rouges du sang de milliers de morts ? Que durant plusieurs jours, les incendies et la fumée qui s’en dégageait empêchèrent d'apercevoir le ciel ?
Il est à craindre que non. La Commune de Paris est tout au plus une date perdue entre les soubresauts révolutionnaires du XIXe siècle et l’effroyable carnage qui ouvrit le siècle suivant. Ce soulèvement, cette tentative des plus déshérités de construire une société où chacun aurait sa place, est absent des programmes scolaires. 

Reste la littérature. On peut naturellement (re)lire Jules Vallès, le grand écrivain qui prit part à l’événement. Mais il arrive aussi qu’un auteur contemporain s’en empare. Michèle Audin a ainsi récemment écrit un récit qui plongeait le lecteur dans l’ambiance très particulière des quelques semaines où fleurirent dans la capitale l’espérance et le souffle de la liberté. Hervé Le Corre, fidèle au genre par lequel il s’est fait connaître, propose en cette rentrée littéraire un roman policier dont l’intrigue se situe dans les tout derniers jours de la Commune, ceux auxquels l’Histoire a tout de suite donné le nom de "Semaine sanglante". 



Rue de Rivoli
Il imagine des personnages profitant du chaos pour assouvir en toute impunité leurs perversions et s’enrichir au passage. Exploitant une technique nouvelle permettant de réaliser des images reproduisant fidèlement la réalité, un homme et son acolyte ont pris l’habitude de fréquenter les lupanars pour fixer sur le papier prostituées et riches clients - qui prenaient soin de se masquer -, ravis de pimenter ainsi leurs exploits sexuels. Mais pourquoi se contenter de choisir ses modèles parmi des professionnelles blasées quand on peut saisir l’effroi et la pudeur offensée en enlevant des jeunes filles que personne ne sera en mesure de rechercher ?

Alors que Paris est à feu et à sang, Antoine Roques, promu commissaire par un comité d’arrondissement, tente de mener l’enquête sur ces mystérieuses disparitions, tandis que sur les barricades Nicolas Bellec s’inquiète d’être sans nouvelles de sa tendre Caroline... 

Hervé Le Corre restitue parfaitement le climat de violence de ces journées. Il nous entraîne dans ces rues de Paris dont les noms nous sont familiers et qui résonnaient alors du vacarme assourdissant des coups de canon. Il évoque l’état d’esprit de part et d’autre, d’un côté le sentiment de plus en plus aigu d’une défaite inéluctable, et la volonté pourtant de combattre avec toute l’énergie du désespoir, quitte à perdre la vie plutôt que son idéal ; de l’autre, la haine pour la canaille qui avait cru pouvoir renverser l’ordre des choses.
Le roman avance crescendo dans ce déferlement de violence, et les dernières dizaines de pages, qui correspondent aux dernières journées de cette folie meurtrière, deviennent totalement oppressantes. Le bruit incessant des cris et des explosions, les odeurs de crasse, de sueur et de peur, la couleur sale de l’aube mêlée de poussière, assaillent le lecteur ainsi littéralement entraîné sur le théâtre des opérations.  
Telle est la force de la littérature que de nous donner à voir et à vivre un événement, de nous permettre d'en saisir les tenants et aboutissants mieux que n'importe quel essai ou n'importe quel discours.

Maximilien Luce, Une rue de Paris en mai 1871


Vous pouvez rencontrer l'auteur à la librairie L'Arbre à lettres mercredi 23 janvier à partir de 19 heures



samedi 19 janvier 2019

Des hommes couleur de ciel


Anaïs Llobet

L’Observatoire, 2019


Depuis qu’il a trouvé asile à La Haye, Oumar, jeune Tchétchène à peine sorti de l’adolescence, se fait appeler Adam. Le garçon qui vivait reclus dans une cave, redoutant les attaques russes, appartient désormais au passé.

Contrairement à son frère Kirem, il s’est très vite intégré à son pays d’accueil dont il apprécie la paix et le mode de vie, qui l'autorise à accepter son homosexualité. Il est parvenu à maîtriser parfaitement le néerlandais, à passer son bac et travaille désormais régulièrement dans un café où il est apprécié. C’est à sa seule prof de russe Alyssa, qui tait elle-même sa nationalité tchétchène pour s'appliquer à être une Néerlandaise irréprochable, qu’il a confié son rêve de devenir un grand réalisateur qui gravira un jour les marches du Festival de Cannes pour dénoncer le martyre subi par son peuple.

Mais lorsqu’une bombe explose dans son ancien lycée où est à présent scolarisé son frère, tout bascule. Il s’agit d’un attentat, et Kirem apparaît rapidement comme le principal suspect. Tandis que la population pleure ses enfants morts, Oumar doit répondre des accusations de complicité qui lui sont faites.
Mais plutôt que de fournir son alibi, il se mure dans le silence.

Que pourrait-il dire ? S’il parle, il signe son arrêt de mort : l'un ou l'autre membre de sa communauté le tuera. A tout prendre, mieux vaut encore être considéré comme un monstre par le peuple qui l’avait accueilli. 

Je m’en voudrais de vous en dire davantage, tant le roman d’Anaïs Llobet est admirablement construit: elle installe dès les premières lignes une tension dramatique qui ne se relâche à aucun moment. 
Si elle nous entraîne sur le terrain du terrorisme, c’est pour nous parler d’un peuple que cette jeune journaliste connaît bien, ayant vécu cinq ans à Moscou et, de là, effectué plusieurs séjours en Tchétchénie. Mais elle parvient à articuler le contexte du terrorisme avec la question de l'identité sans que l'un ou l'autre n'apparaisse jamais artificiel. Son intrigue se tient de bout en bout, et elle révèle parfaitement à quel point les idées reçues et les héritages culturels peuvent peser lourd.
Elle montre combien le regard posé sur l'étranger peut être exempt d'une véritable à attention et la manière dont il peut changer brutalement en fonction des événements. Mais elle révèle surtout avec beaucoup de justesse l'impossibilité à trouver un espace pour qui n'a plus sa place dans sa communauté d'origine, la nécessité de renvoyer une image qui ne correspond pas à ce que l'on est intimement et la difficulté à exister qui en résulte. Ni angélisme ni manichéisme dans l'approche d'Anaïs Llobet et c'est ce qui fait toute la force de son roman.  


Je vous encourage également à lire l'excellent billet de Nicole, aussi enthousiaste que moi.

 

mercredi 16 janvier 2019

Comment tout a commencé


Philippe Joanny

Grasset, 2019



Ce roman m’ayant été adressé directement par son éditrice, je l’ai lu alors que je ne n’en avais jamais entendu parler, pas plus que de son auteur. Un coup d’oeil sur la quatrième de couverture m’indiqua qu’il s’agissait d’un roman d’apprentissage, relatant l’enfance et l’adolescence d’un garçon ne rentrant pas dans les schémas attendus par ses parents. Pourquoi pas, me suis-je dit, étant plutôt fan du genre, qui a déjà offert de très belles pages de littérature. Et puis l’intrigue s’ouvrait à la fin des années 70, dans le XIIe arrondissement de Paris, à deux pas de la gare de Lyon. Autant dire que je n’allais pas me retrouver en terrain totalement inconnu. Je ne pouvais pas mieux penser...

J’ai tout de suite éprouvé une certaine sympathie pour cet enfant qui, il faut bien le dire, ne partait pas dans la vie avec les meilleurs atouts, entre une mère faisant tourner son hôtel sept jours sur sept, peu encline à prodiguer des gestes tendres à ses deux fils, et un père à tendance alcoolique plus soucieux de conquêtes féminines que de sa vie de famille. A mesure qu'il grandit, le petit garçon prend ses distances avec ce rustre qui ne cache rien de son antisémitisme et ne cesse de vilipender les étrangers venus manger le pain des Français. Sur fond de fête bleu blanc rouge et de dérapages de Le Pen père, le ton est donné...

C’est dans ce contexte que l’enfant fait face à ce qui devient peu à peu une évidence : il est attiré par les garçons. Il n’ose imaginer la réaction d’un tel père découvrant l’homosexualité de son fils. Mais surtout, une maladie surgit, une maladie terrifiante qui fait de plus en plus souvent les titres de l’actualité. Alors qu’il n’en est qu’à éprouver les premiers émois d’une sensualité naissante, s’impose à lui l’idée de la mort. 

Si l’obsession du gamin à apercevoir un corps, un sexe, et toutes les manoeuvres auxquelles il se livre pour satisfaire sa curiosité et ses pulsions m’ont parfois un peu lassée, le contexte est parfaitement rappelé, et l’effroi que pouvait ressentir un adolescent se découvrant homosexuel dans les années 80 est restitué avec beaucoup de sensibilité. Se souvient-on des mots employés pour appréhender le sida dont on ne savait encore rien, mais que l’on n’hésitait pas à qualifier de «cancer homosexuel» ? 

L’histoire de cet enfant est assez loin de la mienne, mais cette chronique des années 70 et 80 a pourtant éveillé en moi de nombreux souvenirs. D’autant que les petits détails qui émaillent cette existence, pour anecdotiques qu’ils puissent paraître, ont contribué à établir une proximité avec la lectrice que je suis. Il est toujours assez troublant de retrouver une part de soi dans un roman. Or le quartier où se déroule ce récit est le mien, et je garde un souvenir à la fois brumeux et tenace de ce fameux cinéma (Paramount ?) qui se trouvait place de la Bastille, à l’emplacement de l’actuel Opéra ; j’ai été amusée de voir remonter des tréfonds de ma mémoire le nom totalement oublié du général de Bénouville, élu du XIIe arrondissement, qui figurait parmi les bulletins de vote que je glanais lorsque j'accompagnais mes parents les jours d'élections pour ensuite imiter leur geste à la maison en prononçant la formule "a voté"... Et que dire de l’évocation du lycée dans lequel entre le héros : c’était le mien ! Je ne sais pas jusqu’à quel point ce récit est autobiographique, mais ce qui est certain, c'est que compte tenu des dates et des différents éléments, j'aurais pu être l'une des camarades de classe de son personnage !

Quoi qu'il en soit, c’est tout l’attrait et la force de ce type de chronique, en évoquant une histoire personnelle, que de permettre au lecteur de retrouver une part de la sienne. 


dimanche 13 janvier 2019

La transparence du temps


Leonardo Padura

Métailié, 2019


Traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas



Depuis le temps que je voulais découvrir cet auteur, j'ai enfin lu mon premier Padura ! Avec une couverture pareille, il faut dire, comment résister ?

J’avais pourtant mal négocié mon départ... Si le héros, Conde, ancien flic à la retraite voyant approcher avec une certaine fébrilité le jour fatidique de ses 60 ans, apparaît d’emblée sympathique et attachant, les maints tours et détours qu’il emprunte avant d’entrer dans le vif du sujet ont clairement mis ma patience à l’épreuve. Néanmoins, comme, en matière de lecture tout du moins, je suis douée d’une certaine capacité d'endurance, j’ai persévéré... et bien m’en a pris !
Car, au-delà de la quête de la vierge noire qui a été dérobée à son propriétaire par le jeune amant de celui-ci et qui est au coeur de l’intrigue, ce qui fait pour moi l’intérêt et l’attrait de ce roman, c’est l’ambiance qui s’en dégage et le tableau qu’il brosse de Cuba. De Cuba aujourd’hui. Loin des décors de carte postale et des images romantiques d’un peuple dressé contre l’impérialisme américain, Padura évoque la manière dont le régime castriste a profondément et durablement modelé la population.

Depuis Obama, les relations entre Cuba et l’Amérique se sont «normalisées». Les Cubains peuvent désormais sortir de leur pays sans risquer leur vie sur des embarcations de fortune, comme Jesus Diaz, notamment, l'avait en son temps décrit avec talent et non sans humour dans un excellent roman* ; ils peuvent également se procurer sur leur île les biens de consommation que l’on trouve partout ailleurs dans le monde.
Enfin ça, évidemment, c’est la théorie. Parce qu’en pratique rares sont les Cubains ayant les moyens de s’offrir un téléphone portable ou de s’attabler dans l’un des restaurants à la mode qui ont désormais pignon sur rue. Bien au contraire, ce pays qui avait cru pouvoir éradiquer les inégalités a vu se creuser des écarts abyssaux entre des individus ayant réussi à s’enrichir grâce à toutes sortes de trafics et ceux vivant dans des bidonvilles propres à faire frémir les Cubains les plus endurcis.

Quant à quitter son pays, même si le rêve semble désormais accessible, tourner le dos à sa famille, à ses amis, à ses habitudes est une décision qui ne va pas de soi. Surtout lorsqu’on est né sous le régime de Castro et qu'on n'a jamais eu le loisir d'avoir à effectuer le moindre choix. Partir ou rester, décider de donner telle ou telle orientation à sa vie est une option dont ce peuple a été trop longtemps privé pour pouvoir à présent facilement exercer cette liberté. Choisir est sans doute l’une des choses qui semblent aux personnages de Padura les plus difficiles à faire. Et, à lire l'écrivain, l'apprentissage de cette faculté qui nous semble si évidente et si élémentaire nécessitera peut-être encore de nombreuses années... Et c'est sans compter les contraintes économiques qui restreignent bien souvent le champ des possibles...


* Parle-moi un peu de Cuba, également paru chez Métailié en 1999, comme l'ensemble des livres de cet écrivain disparu en 2002. 


jeudi 10 janvier 2019

Le songe de Goya

Aurore Guitry

Belfond, 2019




Etonnant petit livre que celui-ci, qui mêle l’oeuvre et la biographie de Goya ! Or, lorsqu’on connaît les séries de gravures de l'artiste, véritables charges contre la société de son temps, on peut s’attendre à croiser de terrifiantes créatures...

En 1793, alors qu’il est parvenu à entrer dans les faveurs de la famille royale, qu’il est devenu le peintre officiel de la cour, Goya tombe gravement malade. Sans doute le saturnisme, qui lui inflige de terribles épisodes de fièvre allant jusqu’au délire. Au plus fort de ces crises, Goya se voit soigné par une sorcière entretenant des relations avec les morts, confronté à des moines à tête de bourrique ou de dindon, à des médecins aussi sots que des ânes ou à de nobles femmes cédant à leurs plus bas instincts...

Dans ses rares moments de lucidité, Goya souffre de ne plus pouvoir peindre. Terriblement affaibli, il tient à peine debout, tandis que, dehors, les échos du carnaval semblent rejouer l’infernale comédie du songe de sa raison.

Lorsque, après plusieurs mois, il vaincra la maladie - qui le laissera néanmoins sourd - Goya reprendra ses pinceaux, peignant le jour les tableaux qui lui sont commandés par les notables, restituant la nuit les scènes infernales que lui inspirent la folie et l’hypocrisie des hommes.

Ce texte surprenant fonctionne par sa brièveté, comme l’une des fulgurantes visions du peintre. Il donne envie de voir ou de revoir ces étonnantes gravures, d’une incroyable modernité, qui dénonçaient avec une force inégalable les moeurs de leur temps. Pour ma part, j’ai eu la chance de les admirer l’été dernier au musée Goya de Saragosse, qui possède une magnifique collection, visible dans des conditions exceptionnelles, la foule ne se précipitant pas pour les voir... 

Comme, dans l’immédiat, il vous sera sans doute plus facile de vous procurer ce livre que de vous rendre à Saragosse, voici donc une lecture parfaite pour entrer dans l’univers de l’artiste... en attendant de vous prévoir toutefois un petit week-end en Aragon !  

















mardi 8 janvier 2019

China Dream


Ma Jian

Flammarion, 2019


Traduit de l’anglais par Laurent Barucq


Parce qu’il n’y a pas que Houellebecq dans la vie (littéraire) pour révéler toutes les bassesses et les compromissions dont les hommes sont capables, Flammarion publie également en cette rentrée le nouveau roman d’un dissident chinois exilé en Grande-Bretagne...

Ma Daode est un haut fonctionnaire, un statut qu’il doit à la dévotion qu’il voua autrefois à Mao et à la combativité sans faille dont il fit preuve au sein des Gardes Rouges. Aujourd’hui, il dirige le Bureau du Rêve Chinois, ayant ainsi la lourde responsabilité de mettre en oeuvre le programme défini par le président Xi Jinping.

Mais les temps ont changé. Il n’est plus question de grand rêve communiste égalitaire, mais d’une Chine ayant pour objectif de devenir la première puissance économique mondiale. Plus question de Révolution culturelle ni de Grand bond en avant. Les millions de morts que provoquèrent l’une et l’autre, les humiliations et les infamies sont passés par les oubliettes de l’Histoire.
Alors, lorsque Ma Daode commence à faire des rêves obsédants le replongeant dans sa jeunesse, lorsqu’il voit resurgir sa petite amie de l’époque, morte lors d’affrontements  entre factions rivales des Gardes Rouges, lorsqu’au cours de discours publics il se met à faire malgré lui des allusions à la politique de Mao, il doit trouver au plus vite la formule qui lui permettra de réinitialiser sa mémoire, sous peine d’être destitué... Il doit impérativement faire table rase du passé pour mieux se projeter dans le nouveau Rêve Chinois et continuer ainsi à jouir des nombreux avantages, passe-droits et pots-de-vin que sa position lui assure. Mais comment oublier qu’on a donné la mort, qu’on a humilié et qu’on a renié jusqu’à ses propres parents, conduisant ceux-ci au suicide ? 

Mêlant les souvenirs du héros à sa situation actuelle et en instillant une dose de surnaturel dans une réalité parfaitement triviale, Ma Jian brosse le portrait d’une Chine poussée à l’amnésie par l’Etat qui entend ainsi imposer sa nouvelle politique. Mais aujourd’hui comme hier, la corruption et la volonté de contrôler les esprits demeurent. Et si Mao et son époque ne servent plus que de décor à une farce grotesque - donnant lieu à l’une des scènes les plus drôles et  les plus subversives du roman -, le peuple chinois continue de subir une tyrannie dont l’écrivain est la première victime. Interdit de séjour dans son pays où ses livres sont interdits, il continue pourtant inlassablement d’écrire pour «sonder les ténèbres» et dénoncer «les fausses utopies qui asservissent et infantilisent la Chine depuis 1949». Avec conviction et talent, ajouterais-je.


vendredi 4 janvier 2019

Les heures solaires


Caroline Caugant

Stock Arpège, 2018



Je vous parlais très récemment d’Arpège : fort désireuse de découvrir cette nouvelle collection, j’ai lu le second livre qui en marque la naissance. Avec Les heures solaires, Caroline Caugant signe un roman sur la mémoire familiale, à travers l’histoire de trois générations de femmes. 

Billie, jeune artiste trentenaire, vit à Paris où elle a débarqué à l’âge de 17 ans, plus pour fuir son village de V. que par véritable attrait pour la capitale. Elle s’y est construit une vie sans attaches, entretenant avec Paul une relation dans laquelle ni l’un ni l’autre ne semble vouloir s’engager pleinement. Lorsqu’elle reçoit un appel lui apprenant la mort de sa mère qu’elle n’a pas revue depuis plusieurs années, Billie retourne à V. pour y accomplir les formalités qui s'imposent.
Naturellement, ce retour fait remonter les souvenirs et Billie, qui n’a jamais connu son père, va peu à peu découvrir son histoire et ses origines.

Sur cette trame somme toute assez classique, Caroline Caugant entremêle avec habileté les fils d’un récit à trois voix. Elle relate les destinées de femmes qui, une génération après l’autre, à l’aube de leur jeune vie, forment des rêves simples d’amour et de lumière. Des rêves que l’Histoire ou la pression sociale viennent réduire à néant avant même qu’ils aient pu éclore. Des rêves piétinés qui engendreront des gestes terribles devant à tout prix être cachés pour ne pas compromettre l’avenir. Mais les secrets familiaux et les silences se révèlent souvent bien lourds de conséquences...

Je ne sais pas si je me serais spontanément tournée vers ce roman, mais je dois reconnaître que je suis d'emblée entrée dans cette histoire à laquelle l’auteure imprime un rythme savamment maîtrisé et qui sait faire place à la justesse des sentiments. Au coeur de l'hiver, ces Heures solaires proposent de jolis portraits de femmes et offrent un agréable moment de lecture, ce qui est toujours appréciable !


mercredi 2 janvier 2019

Les petits garçons


Théodore Bourdeau

Stock Arpège, 2019



Premier roman de l’auteur, Les petits garçons est aussi l’un des deux premiers opus actant la naissance de la toute nouvelle collection des éditions Stock, Arpège. Après Gallimard avec Sygne, une maison historique dont la réputation de haute tenue littéraire n’est plus à faire affiche clairement son ambition de chercher de nouvelles voix, de toucher peut-être un nouveau public sans sacrifier à la qualité des textes. A l’heure où l’on prétend que les gens ne lisent plus - ce que pour ma part je me refuse à croire et ce à quoi surtout je ne saurais me résigner - voici un bien excitant projet.
De l’aveu de sa directrice littéraire, Caroline Laurent - oui, il s’agit bien de la co-auteure du magnifique Et soudain, la liberté -, le projet de cette collection est de proposer des « romans d’apprentissage, des fresques familiales, des romans à caractère autobiographique, des romans noirs... Autant de notes distinctes qui se fondent dans une harmonie commune : celle d’une littérature française et francophone résolument romanesque.» 

Relatant le cheminement d’un jeune homme de sa plus tendre enfance à son entrée dans la vie active, le récit de Théodore Bourdeau s’inscrit clairement du côté du roman d’apprentissage. Issu des classes moyennes, le narrateur est un garçon sans éclat que les dispositions de son meilleur ami Grégoire ont tendance à éclipser aux yeux de tous. Tandis que Grégoire, fils d’un industriel fortuné, gravit sans peine les marches de l’institution scolaire pour finir par intégrer l’ENA et accomplir le destin qu’il s’est tracé, notre héros mène une existence de dilettante, se souciant davantage de l’éveil de sa vie sexuelle que de son avenir. Mais qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre, il échoue à s’affirmer et à prétendre à une quelconque forme de «réussite».

Sur fond de climat social délétère, entre attentats, coupes bugétaires forcenées dans les entreprises, recherche effrénée de réduction des coûts et licenciements plus ou moins brutaux et massifs, les petits garçons deviendront néanmoins des hommes. Quoi qu’il leur en coûte et quelles que soient leurs désillusions, ils devront faire avec cette époque pour devenir pères à leur tour.

D’une lecture fluide et plaisante, ce roman met en scène avec légèreté et parfois avec humour un anti-héros de notre temps. Un agréable prélude à cette prometteuse collection !