jeudi 28 mars 2024

Dans le fossé

Sladjana Nina Perkovic
Zulma, 2024

Traduit du serbo-croate par Chloé Billon



Une jeune femme végète au fin fond des Balkans : coincée entre un père neurasthénique et une mère despotique, elle s’ennuie ferme. L’enterrement d’une tante qui s’est étouffée en mangeant du poulet et les retrouvailles d’une famille quelque peu fantasque qui s’ensuivent vont bientôt rompre la monotonie de son existence… Entre road trip déjanté et roman familial burlesque, l’auteure s’en donne à coeur joie pour dépeindre un environnement complètement dysfonctionnel.


Le roman démarre au quart de tour, et l’on s’amuse d’emblée des avanies que subit la narratrice. Le ton est en effet résolument humoristique, et l’autodérision dont fait preuve l’héroïne tout à fait savoureuse. On embarque immédiatement à ses côtés dans l’espoir d’une aventure aussi trépidante que dépaysante, et peut-être instructive. Malheureusement, le roman s’essouffle presque aussi rapidement qu’il démarre. Là où j’attendais, sous couvert d’un ton grinçant, le tableau d'une Bosnie contemporaine, je n’ai trouvé qu’un enchaînement de situations toujours plus extravagantes ne menant pas à grand chose, si ce n’est dans un fossé pour l’héroïne… et une impasse pour le lecteur ! Systématisé, le drolatique finit par laisser place à la lassitude.


Je comptais néanmoins sur un dénouement qui, à défaut d’apporter une forme d’éclairage, conclurait ce long exercice de style de manière enlevée : j’en ai été pour mes frais… Dommage. Cette région mérite sans doute mieux qu'une pochade sans grand intérêt.


jeudi 21 mars 2024

Le Trésorier-payeur

Yannick Haenel
L’Infini Gallimard, 2022



En écrivant ce livre, je partage avec le Trésorier des secrets qui me dépassent ; je me laisse guider par leur douce folie ; je n’ai jamais été aussi heureux.


Il me suffirait de remplacer « En écrivant » par « En lisant » pour reprendre à mon compte ces mots que l’on peut découvrir dans les pages de ce texte insolite. Car je serais bien malhonnête si je prétendais être parvenue à suivre l’auteur dans tous les méandres où il nous entraîne et avoir parfaitement saisi son propos. C’est pourtant son étrangeté même qui m’a séduite. Son étrangeté et la magnificence de son style.

 

Le Trésorier-payeur est un roman dont le récit des conditions ayant présidé à sa création en constitue l’entrée en matière : le narrateur évoque l’invitation qui lui avait été faite de participer à une exposition consacrée à l’influence de Georges Bataille sur l’art contemporain, sous-tendue par une réflexion sur l’argent, la crise et le capitalisme ; opportunément intitulée « Dépenses », celle-ci devait se tenir à Béthune, dans les locaux de LaBanque, une ancienne succursale de la Banque de France réhabilitée en espace culturel. Si cette rencontre de l’art et de l’économie peut paraître a priori contre-nature, c’est précisément cette alliance qui a stimulé l’auteur, dont l’imagination n’a pu qu’être aiguillonnée par quelques éléments exogènes : la découverte de l’existence d’un tunnel secret - et désormais condamné - reliant l’établissement bancaire à la maison habitée un temps par celui qui en était le trésorier et qui avait pour nom… Georges Bataille !

 

Cette mise en scène n’était-elle rien d’autre que l’installation d’un dispositif narratif ? Ou bien tous ces éléments renvoyaient-ils à la réalité ? A ma grande surprise, ceux dont j’ai pu trouver une trace sur Internet étaient rigoureusement exacts. Ce que j’avais d’abord pris pour de la fiction ne l’était pas : LaBanque existe bel et bien, l’exposition mentionnée a bien eu lieu, les artistes et commissaires cités dans le livre sont en effet ceux qui ont été partie prenante de l’événement… Quant à l’existence d’un tunnel et à la troublante homonymie de celui qui allait devenir le principal protagoniste du livre avec l’écrivain qui avait inspiré le thème de l’exposition, je ne sais ce qu’il faut en penser, mais j’ai eu envie de croire que la réalité est parfois bien plus facétieuse que la fiction…

 

Art et argent, donc. Gagner, perdre, dépenser de l’argent : la préoccupation quotidienne d’un banquier. L’art comme objet d’investissement financier, alchimie suprême du capitalisme qui ôte toute substance aux oeuvres en les réduisant à un index pécuniaire totalement débridé... Peu à peu, les fils d’un récit ont commencé à germer dans l’esprit de l’auteur, et c’est ainsi, entre réflexions d’ordre philosophique et errances hallucinatoires, que Georges Bataille, le Trésorier-payeur, fit son entrée en scène.

 

C’est autour de ce personnage pour le moins atypique que le roman se déploie alors : un jeune homme qui, à l’occasion d’un stage à la Banque de France, vit une expérience d’ordre mystique et abandonne ses études de philosophie pour intégrer une école de commerce. Son credo ? Puisque l’argent est désormais au centre de tout, puisque l’économie est devenue l’alpha et l’oméga de nos existences, c’est là qu’il faut désormais porter la réflexion. Et pour cela, faire l’expérience du cœur de son réacteur.

 

C’est ainsi qu’il s’installe à Béthune où il entre définitivement à la Banque de France. Son parcours y sera totalement atypique, et sa pratique professionnelle parfaitement iconoclaste. Quant à la part personnelle et intime de son existence, elle se révélera tout aussi empreinte de ses préoccupations métaphysiques, qui trouveront en particulier à s’épanouir dans une vie affective et sexuelle teintée de liberté et d’intensité.


Je n’irai pas plus loin dans la présentation de ce roman qui ne saurait être réduit à un résumé. Il faut accepter d’être déconcerté et se laisser porter par sa superbe prose. Chacun pourra alors puiser à sa guise parmi les multiples pistes de réflexion offertes au détour de scènes parfois aussi improbables que réjouissantes : conditions de la création littéraire, définition de la richesse, financiarisation de l’économie, rôle de l’érotisme dans nos vies, place occupée dans notre monde par la poésie et la philosophie, création d’espaces de gratuité et de générosité… 


On ressort de cette lecture quelque peu étourdi, mais heureux d’avoir emprunté des chemins aussi inaccoutumés. Ce livre est beau, riche et fou. Et ma foi ça fait du bien !



  


dimanche 17 mars 2024

Ravel


Jean Echenoz
Minuit, 2006



Vous vous en doutez aisément, c’est le film d’Anne Fontaine récemment sorti en salles qui m’a donné envie de lire ce roman. De Jean Echenoz, je n’avais jusqu’à présent lu qu’un seul titre, qui m’avait laissée sur ma faim (je ne sais même lequel c'était, c’est dire…). Mais j’avais envie de rester dans l’atmosphère de ce film délicat, aussi ai-je suivi les conseils qui m’avaient été donnés par quelques lectrices de confiance… Bien m’en a pris !


Le livre que l’écrivain consacre à Ravel se concentre sur les dix dernières années de son existence : de la veille de son départ pour une tournée triomphale sur le continent américain à sa mort, soit de 1928 à 1937. Mais ce n’est pas tant le récit des événements marquants de son existence qui nous est proposé que le portrait impressionniste d’un homme peu ordinaire. En quelques pages - le livre est bref et, pour peu que vous l’ouvriez un dimanche, comme ce fut mon cas, vous le terminerez dans la journée - Echenoz parvient à nous offrir une image très nette, mais aussi extrêmement subtile du personnage étonnant que fut Ravel. 


Par petites touches, dans une prose simple et élégante, opérant à l’occasion quelques brefs retours dans le temps, Echenoz révèle son tempérament, sa détermination, son élégance, ses blessures intimes, cet improbable mélange de rudesse et d’affabilité, de raffinement et de rugosité. De la même manière, il relate ses tentatives restées vaines de remporter le prix de Rome, l’acharnement que cet ancien réformé mit à obtenir son incorporation dans les troupes envoyées sur le front de la Grande Guerre, les conditions de la création du Boléro, son incapacité chronique à trouver le sommeil et les assauts croissants d’une maladie qui attaqua son système cérébral et l’empêcha de continuer à composer jusqu’à son décès consécutif à l’intervention chirurgicale par laquelle on tenta de le soigner.


L’attachement et la tendresse d’Echenoz à l’égard de son personnage sont si manifestes qu’ils suscitent chez le lecteur un profond sentiment d’empathie. Rien de théâtral, pourtant. Tout se joue dans de menus détails, dans l’évocation d’une humeur passagère, dans une simple remarque, dans le choix d’un mot qui vient éclairer une scène. Pourtant, lorsqu’on referme la dernière page du roman, on ne peut qu’être étreint par l’émotion.


J’ignore quelles ont été les sources d’inspiration d’Anne Fontaine pour écrire le scénario de son film et le réaliser, mais elle avait certainement lu ce livre. J’y ai retrouvé une même construction, une même atmosphère intimiste, une même approche impressionniste, une même attention portée aux silences et aux détails permettant de révéler une personnalité. Phénomène étonnant, ayant lu le livre quarante-huit heures après avoir vu le film, de nombreuses images de celui-ci me réapparaissaient à la lecture des mots d’Echenoz. Un splendide doublé, en somme.

mardi 12 mars 2024

Le rouge et le blanc

Harold Cobert
Les Escales, 2024


N’allez surtout pas croire qu’après Belle-Amie Harold Cobert ait eu à nouveau envie de plonger dans le XIXe siècle pour nous offrir une variation sur le grand classique de Stendhal. C’est plutôt à une immersion dans le siècle suivant qu’il nous invite, en déroulant une vaste fresque nous emmenant en Russie, des années pré-révolutionnaires à la chute du Mur de Berlin.


Les héros en sont deux aristocrates qui, bien que frères, ont des caractères aussi dissemblables que possible. Un contraste qu’a très vite perçu Natalia, la fille de leur gouvernante, aux côtés de laquelle ils ont grandi et qui n’aime rien tant que jouer de leur rivalité. Si le cadet Ivan, heurté par la différence de traitement réservé à Natalia, se range rapidement aux idées marxistes pour éradiquer les inégalités de classe, Alexei est quant à lui partisan d’un progressisme libéral. Ainsi, lorsque éclate la Révolution, empruntent-ils des chemins différents, scellant définitivement leur opposition. Quant à Natalia, l’amour qu’elle porte aux deux jeunes hommes ne l’empêchera pas de choisir son camp pour prendre une part active au grand bouleversement qu’est en train de connaître la Russie.


Construit autour des destinées de ce trio, Le rouge et le blanc est un ample roman qui relate avec minutie l’histoire de l’événement déterminant que fut la Révolution de 1917 et ses impacts sur la scène internationale. L’un de ses principaux atouts réside précisément dans le traitement réservé aux principaux protagonistes. Jouant sur leurs positions sociales respectives et leur sensibilité individuelle, l’auteur brosse un tableau de la Russie tsariste avant de mettre en lumière la manière dont un idéal s’est vite transformé en un dogmatisme qui conduisit à l’impensable. On suit avec effroi leur évolution, et les choix effectués par les uns et les autres font plus que froid dans le dos… 


L’auteur s’est de toute évidence appuyé sur de solides connaissances et une scrupuleuse documentation pour restituer avec précision le contexte historique qui préside à leurs destinées. Le roman revêt ainsi une dimension didactique tout à fait appréciable (surtout pour les lecteurs dont les cours d’histoire sont désormais quelque peu lointains) … C’est peut-être aussi le (petit) défaut de sa qualité : on aimerait parfois que le souffle romanesque l’emporte davantage sur la dimension historique. Pas de quoi toutefois bouder son plaisir : je n'ai pas mis plus de quelques jours à dévorer ce petit pavé dont la fin m'est apparue tout à fait réussie ! 





jeudi 7 mars 2024

Fabriquer une femme

Marie Darrieussecq
POL, 2024


De cette auteure, je n’avais plus rien lu depuis… Truismes, son premier roman paru en 1996. Et pour cause, malgré le bruit qu’il avait fait à l’époque, il ne m’avait guère convaincue et son style m’avait semblé sans relief. Toutefois, ayant eu l’occasion d’entendre à plusieurs reprises Marie Darrieussecq parler de son dernier roman, j’ai eu envie de retenter l’expérience. D’autant que s’ajoutait à un sujet qui me touche et m’intéresse particulièrement un retour sur les années de mon adolescence - étant de la même génération que l’auteure - qui n’était pas pour me déplaire. 


Nous voici donc ramenés dans les années 80 pour suivre les cheminements respectifs de deux amies aussi dissemblables que possible : Rose et Solange. Côté architecture générale de l’ouvrage, ne vous attendez pas à un travail d’orfèvre. On reste basique simple : grand un, Rose ; grand deux, Solange.


Rose, donc. Une jeune fille qui a choisi son mari dès ses années collège (ou même de primaire ?), ce dont elle ne démordra pas en dépit des diverses attirances qu’elle éprouve - et de l’extrême banalité du garçon qui nous est dépeint. Autant dire que les 150 premières pages du roman sont d’un ennui abyssal. 


Heureusement, Solange nous apporte ensuite une matière romanesque un peu plus consistante : enceinte à quinze ans, elle quittera son village basque natal pour gagner Paris, puis Londres et enfin Los Angeles - laissant au passage son bébé sur les bras de sa propre mère - pour mener une médiocre carrière d’actrice. L’occasion pour l’auteure d’évoquer pêle-mêle l’attraction de la capitale anglaise, les Bains Douches, les stars de l’époque, la peur du sida… N’étaient les souvenirs qui me sont remontés en mémoire, je n’aurais, je le crains fort, pas trouvé beaucoup plus d’intérêt à cette seconde partie. Ces portraits d’adolescentes m’ont en effet semblé terriblement creux - et le titre du roman, de ce fait, bien emphatique. Quant au style de l’auteure, constitué d’un enchaînement de phrases courtes, sans profondeur, il ne m’a pas plus touchée qu’à la lecture de Truismes. 


Prochaine tentative dans vingt-cinq ans ? Malgré toute la sympathie que j'ai pour l'auteure, rien n’est moins sûr…

 

lundi 4 mars 2024

Entendre nos fantômes

Sacha Perrine
Robert Laffont, 2024



On connaissait le polar historique, le polar social ou encore le polar dystopique, voici à présent le polar psychanalytique.

Nous sommes à Uzès dans les années 80 et le boulanger du village vient d’être assassiné. Seuls deux de ses doigts et un message ont été retrouvés sur la scène du crime. La population est en émoi, d’autant qu’un deuxième meurtre est bientôt commis sur la personne de la mère de la victime, dont on vient tout juste de célébrer le rôle qu’elle a joué dans le réseau local de la Résistance…


Pour mener l’enquête, un enfant du pays qui avait quitté Uzès dix ans auparavant, le capitaine Dick Burgaud, est appelé. Pour Vick Vickensen, revoir Dick n’est pas sans raviver de douloureux souvenirs. En dépit de ses rancoeurs - qui n’effacent en rien l’affection qu’elle lui porte - elle va l’aider à résoudre l’énigme. Vick est en effet une psychanalyste très en vue qui avait la victime pour patient.


Convoquant les rêves et étudiant les différents indices et messages laissés par le meurtrier sous l’angle de l’analyse, Sacha Perrine construit un polar original qui plonge ses racines dans les heures les plus sombres de notre histoire. Le psychanalyste qu’est lui-même l’auteur donne à ses personnages une couleur singulière, y compris dans les relations que chacun entretient avec ses proches et dont on comprend progressivement sur quelles fondations elles se sont construites ; les dialogues sont savoureux et l’intrigue se déploie de manière assez originale pour le genre. 


Y aura-t-il une suite aux aventures du Dr Vick Vickensen ? Si tel est le cas, j’aurai plaisir à replonger dans cet univers.