jeudi 26 septembre 2019

Assassins!


Jean-Paul Delfino

Héloïse d’Ormesson, 2019



Pour moi, Zola est un auteur à part. Un auteur qui a joué un rôle unique. Il est en effet  avec Dumas celui qui m’a ouvert toutes grandes les portes de la littérature. Il m’a permis de découvrir à quel point un roman pouvait être une clé de compréhension du monde tout en touchant le lecteur au plus intime de son être. C’est très certainement lui qui a été à l’origine de mon choix de faire des études littéraires pour me plonger à corps perdu dans les oeuvres du XIXe siècle et vivre à l’heure des mouvements sociaux et révolutionnaires qui l’ont ponctué. C’est dire si la lecture du nouveau livre de Delfino s’imposait à moi.

Zola, c’est évidemment l’écrivain génial qui a fait entrer les plus humbles dans la littérature sans chercher à les idéaliser, mettant au contraire en scène leur vie dans ses aspects les plus triviaux pour jeter la lumière sur les mécanismes sociaux qui la sous-tendaient. C’est aussi, bien sûr, la figure emblématique de l’intellectuel engagé, celui qui décida un jour de sacrifier une position chèrement acquise pour défendre une cause qu’il croyait juste.

Aurait-il payé ce choix de sa vie ? Bien qu’elle n’ait jamais été vraiment prouvée, j’ai toujours eu en tête cette hypothèse plus que plausible au vu du déchaînement de haine dont l’écrivain fut l’objet. 
Jean-Paul Delfino s’est quant à lui intéressé de près à la question, au point de se forger une conviction. Il s’appuie sur une étude approfondie des circonstances de l’événement pour nous proposer un convaincant roman dans lequel Zola lui-même, au seuil de la mort, déroule le fil de son existence, dénombrant les personnes qui auraient pu vouloir intenter à sa vie. Mais Delfino nous fait aussi entendre la voix de tous les boursouflés de haine pour les juifs, les Drumont, les Barrès, mais aussi les anonymes, à l’image de ce Buronfosse qui se targua d’être monté sur le toit de l’immeuble de la rue de Bruxelles pour obstruer la cheminée de l’écrivain, bref de tous les tenants d’une France libérée de la «juiverie» et des «enjuivés» qui prétendument la salissaient.
En alternant les chapitres, il nous montre parfaitement comment les antidreyfusards les plus virulents conspirèrent à éliminer le plus ardent défenseur du capitaine déchu et mirent tout en place pour cadrer l’enquête de police afin que celle-ci aboutisse à la conclusion d’une mort accidentuelle. 
Mais surtout, il nous révèle combien cette haine des juifs se conjuguait à une autre, qui avait marqué Zola au fer rouge de l’humiliation depuis sa plus tendre enfance : la haine de l’étranger, du vilain Italianasse, selon les mots de l’un des Goncourt. Ce mépris répondait encore à la trahison que l’écrivain aurait lui-même commise envers la littérature en la salissant des détails sordides que sa doctrine naturaliste lui imposait de ne pas voiler, se fermant ainsi irrémédiablement les portes de l’Académie au sein de laquelle il avait pourtant maintes et maintes fois tenté de se faire admettre.

A l’heure de mourir, sous la plume de Delfino, alors que les braises de l’affaire Dreyfus ne sont pas encore éteintes et que l’antisémitisme est plus brûlant que jamais, Zola est amer à l’idée de passer à la postérité pour avoir été le défenseur d’Alfred Dreyfus plus que pour avoir légué une oeuvre immense et novatrice. 

Si, comme à la fin de cet excellent roman, son âme plane encore au-dessus de nous, il doit à présent être rassuré. S’il est reconnu comme l’un de nos plus grands écrivains, c’est autant pour la puissance de son oeuvre que parce qu’il a sans doute fondé cette figure d’intellectuel dont on sait le destin qu’elle connaîtra au siècle suivant. Et c'est bien ce qui le rend absolument unique.


Pour avoir une idée de la violence des attaques dont Zola fut l'objet, découvrez quelques images sur YouTube...



dimanche 22 septembre 2019

Soeur


Abel Quentin

L’Observatoire, 2019




Jenny Marchand est complexée, mal dans sa peau, elle se sent impuissante à briller auprès de ses camarades par une répartie bien sentie ou à se faire remarquer par une décontraction naturelle soigneusement étudiée. Alors elle préfère raser les murs pour faire oublier son acné disgracieuse et regarder de loin le petit groupe de lycéens tellement swag au sein duquel elle rêverait d’être admise. 

Qui n’a jamais connu ces moments de solitude et de désarroi ? Certains traversent l’adolescence sans troubles excessifs quand d’autres la vivent comme un véritable calvaire. Une fois parvenu à l’âge adulte, on sait combien tout cela est relatif, et, bien souvent, ce qui occupait nos pensées a progressivement gagné la périphérie de notre esprit pour finalement devenir un souvenir revenant parfois nous faire sourire. 

Il suffit pourtant d’un incident, d’une parole, d’une rencontre, pour que tout bascule. Et à l’heure des réseaux sociaux, la moindre blessure d’amour propre peut prendre les proportions d’un véritable drame. 
Lorsque Jenny voit son humiliation dévoilée aux yeux de tous, lisant les sourires sur les visages, découvrant les likes et les commentaires entendus sur son téléphone, elle se replie définitivement sur elle-même... jusqu’à ce qu’une voix anonyme, sur une plateforme de chat, lui offre une parole secourable. 

Jenny finit par rencontrer Dounia. Celle-ci devient très vite une véritable amie avec qui elle partage ses secrets, ses pensées les plus intimes, et qui la fait entrer dans son propre cercle amical. Enfin, Jenny se sent quelqu’un et ses rêves se confondent très vite avec les paroles de miel que lui prodigue Dounia. Car il existe une communauté solide sur laquelle s’appuyer et qui n’attend que d’être rejointe par de nouveaux venus. Une communauté animée de véritables valeurs qu’il convient de défendre. Et qu’importe s’il faut mourir ici, puisque c’est pour rejoindre un au-delà mille fois plus doux. 
Alors Jenny se met à réciter les sourates du Coran, change sa façon de s’habiller, reproche à ses parents leur façon de vivre. Et Dounia de flatter son intelligence et sa singularité. Jenny veut briller de l’éclat que ses anciens camarades lui ont dénié. Ils regretteront leur erreur d’appréciation et ravaleront leur mépris ! Par un acte flamboyant et irréversible, elle sera enfin remarquée, et même admirée.

Dans ce premier roman absolument remarquable, Abel Quentin montre parfaitement la mécanique de l’embrigadement djihadiste auprès des adolescents. Les recruteurs savent parfaitement cibler ce moment de vulnérabilité où l’on entre en opposition avec ses parents et où l’on peut vite se sentir isolé si l’on est en mal d’entourage amical. Ils sont à l’affût de ces quelques mots derrière lesquels se cache une profonde détresse et savent très exactement prononcer les phrases qui feront mouche.
Mais le talent de l’auteur, outre son art du récit, est de nous faire entrer dans la tête et dans les rêves de Jenny. Elle n’a pas encore quitté l’enfance, et son monde cohabite avec celui dans lequel on l’invite à entrer. En celle qui se rêvait Hermione Granger, les traits du Prophète se mêlent à ceux d’Harry Potter pour former une nouvelle mythologie dont elle serait enfin actrice. 

Abel Quentin signe un premier roman d'une grande acuité qui semble témoigner d'une réelle connaissance des réseaux djihadistes. Mais loin de chercher à faire oeuvre de démonstration, il se place toujours à la hauteur de ses personnages pour en révéler les failles et les attentes. Et c'est ce qui donne tant de force à son roman.



Roman sélectionné par 

A crier dans les ruines, Alexandra Koszelyck, Aux forges de Vulcain
Après la fête, Lola Nicolle, Les Escales
Attendre un fantôme, Stéphanie Kalfon, Joëlle Losfeld 
Baïkonour, Odile d'Oultremont, Editions de l'Observatoire 
Cent millions d'années et un jour, Jean-Baptiste Andrea, L'Iconoclaste
Ceux que je suis, Olivier Dorchamps, éditions Finitude
Dénouement, Aurélie Foglia, Corti
Francis Rissin, Martin Mongin, éditions Tusitala
J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi, Yoan Smadja, Belfond
L'homme qui n'aimait plus les chats, Isabelle Aupy, éditions du Panseur
L'imprudence, Loo Hui Phang, Actes Sud 
La chaleur, Victor Jestin, Flammarion
Le bal des folles, Victoria Mas, Albin Michel
Le coeur battant du monde, Sébastien Spitzer, Albin Michel
Le corps d'après, Virginie Noar, éditions François Bourin 
Le détachement, Jérémy Sebbane, Sable polaire
Les amers remarquables, Emmanuelle Grangé, Arléa
Les autres fleurs font se qu'elles peuvent, Alexandra Alévêque, Sable polaire
Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine, éditions de La Martinière
Soeur, Abel Quentin, Editions de l'Observatoire
Tous tes enfants dispersés, Beata Umubieyi Mairesse, Autrement
Un été à Islette, Géraldine Jeffroy, Arléa
Une fille sans histoire, Constance Rivière, Stock

dimanche 15 septembre 2019

Le temps de la haine


Rosa Montero

Métailié, 2019


Traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse



Madrid, 2110. L’humanité a bien changé, et il faut être vraiment miséreux pour posséder un corps dont toutes les pièces sont d’origine. Entre les plus éminents scientifiques qui se reconnaissent au troisième œil qu’ils portent sur le front, les individus s'étant fait greffer qui une jambe, qui un bras imitant à s'y méprendre les membres humains et ceux ayant un cœur ou des poumons artificiels, rares sont les personnes à n’être pas passées entre les mains d’un chirurgien. Cependant, pour mériter le label humain, il ne faut pas afficher un trop grand nombre de ces organes de haute technologie. Même si les débats continuent d’être houleux sur la question, la loi a bel et bien défini un seuil. C’est qu’il faut se distinguer des rep, ces parfaites répliques d'êtres humains qui sont pourtant entièrement fabriquées à partir d’une cellule unique par des entreprises spécialisées, et qui sont dotées, selon les cas, de compétences de combat ou de compétences de calcul hors du commun.

Bruna Huski est l’une d’entre elles. Compagne d’un flic ayant brutalement disparu, elle va tout faire pour le retrouver. Et il y a urgence. Car celui-ci a été enlevé avec une douzaine d’autres personnes par des activistes entendant mettre à mal le nouvel ordre social. Chaque jour, ils vont abattre un otage en augmentant leurs exigences si leur revendication initiale de voir libérer leurs camarades incarcérés n’est pas satisfaite : suppression des taxes énergétiques interdisant aux personnes sans ressources de vivre dans les zones les moins polluées, ou encore mise en place d’un système de santé gratuit et universel... 

Vous vous en doutez, en lisant ce roman je suis vraiment sortie de ma zone de confort ! Mais connaissant et l’auteure et l’éditeur, dont j’apprécie de longue date les publications, le risque était savamment calculé... Sous couvert de dystopie, Rosa Montero nous parle d’un monde ressemblant furieusement au nôtre. Elle évoque des questions – gestion des ressources naturelles, modifications climatiques, omniprésence des multinationales, refus de vieillir, définition de l’humain lorsqu’on peut entièrement le modifier, voire le créer de toutes pièces... – qui sont celles qui se posent d’ores et déjà à nous… et avec quelle urgence, si nous ne voulons pas nous retrouver dans le monde que nous dépeint l'auteure ! 
En mêlant habilement les genres de l’anticipation et du polar, ce roman explore avec beaucoup de liberté tout ce qui nous tourmente et nous inquiète... pour nous inviter à réagir avant que la fiction ne devienne réalité ? C'est non sans malice que Rosa Montero fait une furtive apparition dans son récit pour nous mettre en garde. Nous ne pourrons pas dire que nous n'avions pas été prévenus !  




lundi 9 septembre 2019

Amazonia


Patrick Deville

Le Seuil, 2019



En cette rentrée littéraire, s’il est un livre qui s’imposait à moi après l’extraordinaire voyage que j’avais fait pendant mes vacances, c’était bien celui-ci ! Dès le lendemain de mon retour d’Equateur, ni une ni deux, j’ai filé chez ma libraire préférée et je me le suis procuré. C’est donc en quelque sorte le hasard qui a mis cet écrivain déjà connu et reconnu sur mon chemin, et je ne peux que m’en réjouir. Car voilà tout ce que j’attends de la littérature : l’expression d’une expérience intime - ici la relation entre un père et son fils - sans faire l’économie d’une ouverture sur le monde, une attention portée sur tout ce qui nous dépasse - les dimensions sociale, politique ou historique - mais qui a pourtant un impact bien réel sur nos existences individuelles, et la manière dont la littérature, quand on en est amoureux, modèle notre manière de voir et d’être au monde.

Amazonia s’inscrit dans un cycle de douze titres dont il est lui-même le septième volume. Grand voyageur, Patrick Deville a décidé de faire deux fois le tour du monde, dans un sens puis dans l’autre, et d’en extraire des «romans sans fiction». Amazonia nous emmène donc de Belém, sur la côte atlantique du Brésil, à Santa Elena, de l’autre côté du continent, sur les rives du Pacifique. C’est un voyage qu’il a choisi d’accomplir avec son fils Pierre, âgé d’une trentaine d’années.

Si j’ai été particulièrement sensible aux descriptions qui sont faites de la forêt amazonienne, de sa faune et de sa flore, à l’évocation des Andes, dont la beauté m’a éblouie, de Quito ou Guayaquil, que je venais à peine de quitter, j’ai été également très touchée par ce que ce père dit de la relation qu’il entretient avec son fils. On perçoit aisément la rare complicité qui les unit - combien d’hommes devenus adultes voyagent ainsi avec leur père ? - mais qui n’est pourtant pas exempte de heurts, pour reprendre un mot de Deville lui-même. Avec beaucoup de pudeur et de retenue, il dit l’ambivalence de ce lien singulier, fait tout à la fois d’amour et de rivalité. L’élégance avec laquelle il s’en empare tient sans doute au fait que Deville se souvient de la relation qu'il entretenait lui-même avec son père, et de celle de ce dernier avec son propre père, relation qu’il explora jadis, et il ne se prive pas non plus d’évoquer d’autres pères célèbres - ceux de Blaise Cendrars ou de Malcolm Lowry, ce qui lui permet de ne pas s’installer dans une simple posture de béatitude paternelle. 

Ensemble, ils explorent ce monde dont ils perçoivent et la beauté et le dérèglement. Devant ces puissants paysages leur reviennent en mémoire les films de Werner Herzog (que Deville m’a furieusement donné envie de voir à mon tour !), les récits de Jules Verne ou les violents épisodes de l’histoire des pays qu’ils traversent. 

Il y a dans ce texte une magnifique profondeur de champ qui le rend à la fois passionnant et émouvant. Il tient tout à la fois du roman d’aventure, du récit intimiste et du documentaire. Ce pourrait être brouillon et poussif, mais c’est au contraire limpide et jubilatoire. Je  serais vous, je ne passerais pas à côté de ce livre. Quant à moi, il y en a six autres qui m’attendent !


Et pour une mise en images de ce très beau livre, passez donc sur YouTube !




La librairie Le Divan recevra Patrick Deville le 18 octobre. 
Il s'agira d'une rencontre conjointe avec Olivier Rolin, qui signe Extérieur monde.
Quelle magnifique idée que de réunir ces deux écrivains 
dont les oeuvres se font mutuellement écho ! 





vendredi 6 septembre 2019

Boy Diola


Yancouba Diémé

Flammarion, 2019




Comme l’auteur, le jeune homme qui raconte cette histoire s’appelle Yancouba. Son père lui a donné ce prénom en hommage à l’un de ses frères qui fit de belles études, afin qu’il connaisse lui aussi un brillant avenir. 
Son père, c’est Aperaw. Il a quitté le Sénégal en 1969. Une autre époque, une autre vie pour Yancouba qui ignore tout de son passé. C’est qu’Aperaw n’a jamais raconté. Il n’a fait que travailler, travailler, encore et toujours, sans relâche. A l’usine, à l’aéroport, sur les marchés, il n’était pas regardant.

Lorsqu’il voit les images d’un bateau accostant, au cœur de l’hiver et de la nuit, sur les rives d’une plage corse en 2010, Yancouba a 19 ans. Il voit les hommes, les femmes, les enfants qui s’en échappent. Ils ont froid, ils ont faim sans doute. Ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit. Une seule chose compte : une nouvelle vie les attend.

Et son père ? Dans quelles conditions est-il arrivé en France ? Et s’il n’était pas venu en avion, comme tout le monde ? Désormais, Yancouba veut savoir.

Ce livre retrace une existence, celle d’un homme qui choisit un jour de quitter sa famille et sa région, puis sa culture et son pays pour aller chercher sous d’autres cieux les moyens d’une vie digne. A la fin des années 60, la France prospère. Ses usines produisent à tour de bras. Et des bras, justement, elles en réclament goulûment. Alors les bateaux partent en ramasser, inlassablement, sur les ports de Dakar ou d’ailleurs.

La suite, on la connaît : la vie dans les foyers et dans les banlieues, les usines qui finissent par fermer, le travail qui vient à manquer, les heures interminables passées dans les divers services administratifs, le hiatus entre les cultures…

Si le sujet n’est pas neuf, le traitement qui en est fait est personnel et sensible. Le charme de ce roman réside dans le regard éminemment tendre que le narrateur pose sur son père. L’auteur ne cherche pas à faire de démonstration, ni même à établir de constat. Son propos n’est à aucun moment teinté de rancoeur et on n’y devine pas non plus le moindre désir de revanche, pas même l'envie de faire de son personnage un symbole. Mais en faisant le portrait d’un homme qui lui inspire de toute évidence respect et amour, il met au jour tout ce qui constitue l’existence d’un individu qui a un jour fait le choix de tout quitter. D’une plume délicate et non dénuée d’humour, Yancouba Diémé nous offre un premier roman prometteur, chaleureux et plein d’humanité.


dimanche 1 septembre 2019

Extérieur monde


Olivier Rolin

Gallimard, 2019




Avant même de le tenir entre mes mains, de pouvoir en tourner les pages et m’abîmer dans leur lecture, à la simple évocation de son titre, j’ai su que le nouveau livre d’Olivier Rolin était celui que j’attendais depuis longtemps. Le livre qui allait se hisser au côté de L’Invention du monde. Son titre disait assez en effet combien il allait m’emmener dans des régions lointaines pour repousser les frontières de mon imaginaire. J'ose dire que je connais suffisamment l’oeuvre d’Olivier Rolin pour savoir qu’il s’agirait d’un voyage singulier qui ne se contenterait pas de me dépeindre une ville au nom exotique ou une vaste steppe enneigée, ni de me présenter un personnage remarquable rencontré au gré des multiples déplacements de l’auteur, mais qu’à ceux-ci se mêleraient ses réminiscences littéraires, ses connaissances historiques, des visages amis ou aimés, mais aussi la relation des émotions et des réflexions que ses souvenirs et ces images faisaient naître en lui.

L’invention du monde, écrit il y a plus de vingt-cinq ans, était le troisième roman de l’auteur. Il était alors dans la force de l’âge. Il avait encore l’appétit et l’arrogance de la jeunesse : le monde lui appartenait. Il en était le démiurge et le façonnait de ses mots, empruntés à toutes les langues et qui ne se refusaient aucune liberté. 
Aujourd’hui, l’homme a vieilli. Il a derrière lui une oeuvre riche et abondante. La mort n’est plus cet horizon fictif et il a vu assez d’amis disparaître pour admettre que le monde continuera d’exister après lui. Mais on ne se refait pas et, malgré la nostalgie dont sont empreintes ces pages, malgré le sentiment de puissance qui l’a déserté, sa soif d’ailleurs, son désir de s’extraire de ce qui lui est familier pour aller vers ce qui lui est le plus étranger restent intacts, tandis que son verbe conserve toute sa poésie et sa force d’évocation.

Ce texte, qui de l’aveu même de son auteur ne se laisse pas aisément appréhender, serait, quoi ? une «récapitulation» ? une «géographie personnelle» ? «le relevé des traces que le monde laisse sur une vie» ? une quête des «mots qui épingleront, non pas «le réel», mais l’impression qu’il vous fait» ? une tentative pour retrouver et saisir ces instants fugaces nés d’une rencontre avec une personne, une oeuvre picturale ou musicale, une forme de perfection qui «fasse naître ce sentiment de plénitude» ? 
Il est tout cela à la fois, cet entrelacs de réflexions sur l'écriture, de récits de voyages, de références littéraires, d'évocation de figures féminines, d’anecdotes et de souvenirs personnels, d’émotions qui resurgissent au fil des mots, cette pleine liberté laissée à l'esprit de ricocher d'une image à une autre, cette attention et cet amour portés aux mots et à la langue quelle qu'en soit leur origine et qui n'est rien d'autre que le matériau que modèle l'écrivain pour donner forme à cette étonnante composition témoignant avec poésie de la manière dont la vie et la littérature peuvent intimement se mêler. C'est un récit qui dessine un portrait de l'auteur tout en peignant un portrait du monde. Et ce faisant, il nous parle aussi bien de nous.

C’est un livre d’une rare richesse qui ne saurait se laisser réduire à une quelconque tentative de définition, si développée fût-elle. C’est, bien sûr, l’oeuvre d’un grand écrivain.


Pour l'occasion, j'ai rouvert ma page "Ouvrez les guillemets". Pour lire quelques beaux extraits, cliquez ici.



La librairie Le Divan recevra Olivier Rolin le 18 octobre. 
Il s'agira d'une rencontre conjointe avec Patrick Deville 
dont je devrais vous parler prochainement.
Quelle magnifique idée que de réunir ces deux écrivains 
dont les oeuvres se font écho !