dimanche 24 avril 2022

De notre monde emporté

Christian Astolfi
Le Bruit du monde, 2022

Prix France Bleu-Page des libraires 2022



A La Seyne-sur-Mer comme ailleurs en France, les chantiers navals ont longtemps fait la fierté de ceux qui y travaillaient : la mise à l’eau d’un nouveau navire était l’occasion d’une cérémonie à laquelle les ouvriers qui l'avaient bâti se réjouissaient de prendre part, revêtus de leur habit du dimanche. D’ailleurs, le  Chantier, on n’y travaillait pas, on en était, « comme on est d’un pays, d’une région, avec sa frontière. » Mais vous connaissez l’histoire : désindustrialisation, choc pétrolier, concurrence internationale… plans de restructuration, licenciements, le Chantier se délite peu à peu. 


Un espoir immense, cependant, surgit, celui de l’accession de la gauche au pouvoir. Avec Mitterrand et des ministres communistes au gouvernement, les lendemains vont enfin chanter et la navale vivra ! Enfin… certains ne peuvent s’empêcher de douter, et le tournant de la rigueur leur donnera rapidement raison. A la fin des années 80, le Chantier ferme définitivement ses portes.


L’histoire n’est pas finie pour autant. Les ouvriers sont touchés par une maladie qui atteint leurs poumons et leurs capacités respiratoires. Comme un deuxième round fatidique, l’amiante à laquelle ils ont été exposés lorsqu’ils exerçaient leur métier les tue à petit feu. Et même si, par bonheur ou par miracle, ils en réchappent, l’épée de Damoclès est là, qui empoissonne les jours qui leur restent. 

Et pourtant, on savait. Il en faudra de la pugnacité pour faire éclater le scandale, longtemps contenu par les lobbys... 


Avec les mots simples des protagonistes et une extrême pudeur, sans effet de manche ni de pathos, Christian Astolfi retrace le chemin de ces ouvriers que l’on a voulu reléguer aux oubliettes de l’histoire pour leur rendre toute leur dignité. Plus largement, il restitue une époque, ses espoirs et ses combats. Il nous invite ainsi à réfléchir à ce qu’il reste d’un monde lorsqu’on s’acharne à le vider de toute forme de transmission, de solidarité, de collectif, et qu'il n'y a plus que la seule et vertigineuse recherche de rentabilité pour faire loi. Des questions plus que jamais à l’ordre du jour.


mardi 19 avril 2022

Porca miseria

Tonino Benacquista
Gallimard, 2022



Tonino Benacquista est un conteur hors pair. Il semble ne jamais avoir imposé de limite à son imagination débridée et c’est sans doute cela qui charme tant ses lecteurs. S’il n’hésite pas à quitter les rives du réalisme, c’est pour mieux explorer toutes les facettes de ses personnages, toujours attachants, sur lesquels il pose un regard tendre et empreint d’humour. 

On s’attendrait à ce qu’un tel écrivain ait été bercé dès sa plus tendre enfance par des lectures envoûtantes qui lui auraient donné ce goût de l’évasion par le récit. Quelle surprise d’apprendre qu’il n’en est rien et que l’accès à la littérature a été un long cheminement semé d’embûches… Ah oui ! Car il faut que je vous dise, ce nouveau livre est bien différent du reste de son oeuvre : Benacquista a choisi cette fois de s’ancrer résolument dans la réalité, dans SA réalité, puisqu’il relate rien moins que ses origines, son enfance dans une banlieue parisienne, brossant le portrait des différents membres de sa famille. Ce faisant, il évoque son rapport à « l’italianité » et interroge son sentiment d’appartenance à la nation française.


Tonino est le petit dernier de sa fratrie, le seul à être né en France. Si son prénom et son nom le renvoient immanquablement aux yeux de tous au pays qu’ont quitté ses parents, lui n’éprouve nul sentiment d’attachement à son égard. Au contraire, lorsque la famille retourne au pays pour les vacances, lui s’y sent seul et comme étranger. Ce n’est pas son histoire. Et s’il choisit l’option italien au lycée, c’est uniquement dans l’espoir de grappiller quelques points au bac.

Pour autant il s’interroge : lorsque le président s’adresse aux Français, fait-il partie du lot ? Ainsi tente-t-il de « faire un tri, illusoire, entre « italianité » innée et francité acquise » dans l’un des nombreux chapitres qui constituent ce texte. 


Benacquista en effet ne cherche aucunement à s’ériger en exemple d’une intégration réussie ni à faire un quelconque plaidoyer. Il égrène les souvenirs comme autant de saynètes qui finissent par composer une image cohérente, donnant chair au petit garçon puis au jeune adulte qu’il a été. Fidèle à lui-même, il reste formidablement doux et humain dans chacun des mots qu’il choisit.

Il nous raconte son parcours d’écrivain, nous révèle comment sont nés certains de ses romans et ne peut s’empêcher - on ne se refait pas ! - d’imaginer quelles autres histoires auraient pu vivre les Benacquista…


Ce livre ne manquera pas de toucher les inconditionnels de l’écrivain. Mais il saura sans doute rallier aussi des lecteurs plus occasionnels, sensibles à la sincérité de l’auteur et au regard personnel qu’il porte sur l'une des questions qui agitent notre société.




       


mercredi 13 avril 2022

Nous voulons tous être sauvés

Daniele Mencarelli
Globe, 2022


Traduit de l’italien par Nathalie Bauer



Daniele a 20 ans. Ce jeune homme entouré d’une bande de copains a plaqué ses études de droit et travaille lorsque l'occasion se présente. Bref, c’est un jeune adulte assez ordinaire. Mais un soir, pris d’un accès de violence, il met l’appartement de ses parents sens dessus dessous avant de s’en prendre à son père, à la suite de quoi il fait aussitôt l’objet d’une procédure d’hospitalisation sans consentement. 

Pendant une semaine, le voici enfermé dans un service psychiatrique en compagnie de six autres hommes également atteints de troubles psychiques plus ou moins aigus. Pour celui qui s’est toujours efforcé de cacher sa détresse aux yeux du monde, c’est une véritable catastrophe : pas un de ses amis ne doit savoir où il se trouve.

Pourtant, cela fait des années que Daniele est suivi par les médecins et qu’il se voit prescrire des traitements. Cela fait des années qu’il ressent un profond malaise face à l’existence. Qu’il y cherche un sens qui lui échappe. Parce qu’il sent qu’il faut se conformer aux exigences d’une société n’autorisant aucun pas de côté, aucune incertitude ni aucune remise en question, il joue la comédie de la « normalité » jusqu’à en perdre pied. 

Il n’est pourtant pas fou et comprend mal pourquoi il est ainsi enfermé. Mais contrairement à ce qu’il pensait, cette cohabitation forcée va lui offrir une forme de libération : il n’est pas seul à éprouver cette difficulté à exister et, face à ses compagnons d’infortune, il lui est enfin permis de baisser la garde. Il réalise alors à quel point il suffit parfois d’un incident apparemment bénin pour que s’ouvre un gouffre.

Daniele Mencarelli nous donne à voir les fêlures de son personnage et celles de ses camarades. A travers leur rencontre et la découverte qu’ils font les uns des autres, l’auteur révèle avec beaucoup de finesse et de sensibilité la fragilité des individus face aux injonctions sociales, qui commencent parfois par une pression parentale plus ou moins assumée. Le narrateur de ce roman porte le nom de son auteur. S’agit-il de sa propre histoire ? D’une histoire qui aurait pu être la sienne ? A le lire, la frontière est bien ténue entre la « réussite » et la chute. Et nul ne semble assuré de ne jamais connaître le vertige de l'effondrement.

vendredi 8 avril 2022

Une maison à Bogota

Santiago Gamboa
Métailié, 2022

Traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry




On a tous plus ou moins en tête une maison idéale, un endroit où on pourrait se sentir parfaitement à sa place, qui serait comme un refuge et un rempart au monde extérieur. Le narrateur de ce roman a beaucoup de chance : cette maison existe, elle a longtemps alimenté ses rêves et, lorsqu’il remporte un prix littéraire richement doté, il peut enfin l’acquérir.

C’est ainsi qu’après avoir vécu en divers points du globe, il rentre à Bogota et s’y installe avec la tante qui l’a élevé. Une maison, ce n’est pas un simple agrégat de briques et de pierres. Une maison est riche de promesses, de projections et d’histoires, passées ou à venir. Le quartier, la ville, le pays, voire le continent où elle se situe la déterminent également. 

Après avoir pris possession des lieux, le narrateur se déplace de pièce en pièce pour raconter la manière dont il l’habite avec sa tante, laissant à cette occasion remonter ses souvenirs et donnant libre cours à ses réflexions.

Pour l’auteur, ce procédé est une manière de dépeindre sa ville d’origine, Bogota, ainsi que ses habitants. Tout comme son personnage, il s’en est longtemps absenté, ayant vécu une trentaine d’années en exil. Avec ses avenues numérotées et certains de ses quartiers laissés en complète désaffection, Bogota ne possède pas le charme d’autres cités qu’il a pu connaître. Elle a pourtant des atouts, comme les majestueuses montagnes qui la dominent et que l’on peut encore apercevoir depuis certaines fenêtres. Mais elle est défigurée par la misère qui la ronge et que le narrateur refuse d’ignorer.  

Avec ce texte, Gamboa pare Bogota de la dimension littéraire qui paraissait lui manquer, alors que tant d'autres villes ont été magnifiées par les écrivains. Elle a pourtant comme toutes les autres une histoire et une identité à laquelle il nous donne ainsi accès.



lundi 4 avril 2022

Les derniers jours des fauves

Jérôme Leroy

La Manufacture de livres, 2022




Arrivée à la fin du premier chapitre de ce polar, je me suis demandé si je n’allais pas le refermer. Définitivement. Parce que je veux bien qu’on écrive des romans à clé, mais quand on colle à ce point au réel, autant y aller franco et appeler un chat un chat. Certes, Emmanuel Macron est ici une femme, Nathalie Séchard, et c’est elle qui a vingt-cinq ans de plus que son mari, mais sinon tout y est : elle a été élue au soir du 6 mai 2017 en pulvérisant l’antagonisme droite-gauche, sa principale adversaire est la fille d’un ancien leader d’extrême-droite qui lui a légué son parti et le pays est confiné en raison d’une grave crise sanitaire. Sans oublier les Gilets Jaunes qui ont plombé le quinquennat. On ne peut pas dire qu’on soit dans une oeuvre de pure imagination !

Mais 40 pages sur 430 n’étant pas un échantillon suffisant, j’ai décidé de poursuivre. Je suis donc entrée dans ce nauséabond cloaque que sont la vie politique et la sphère du pouvoir dépeintes par Jérôme Leroy. Ça allait être saignant…


Nous sommes un an avant la fin de son mandat, et Séchard annonce qu’elle ne se représentera pas. Pour lui succéder, deux personnalités émergent : à ma droite, Patrick Bauséant, ministre de l’Intérieur, ancien para qui s’est naguère acoquiné avec l’OAS et qui a fort opportunément tourné le dos à ses petits amis nationalistes pour rejoindre les rangs de la Nouvelle Société ; à ma gauche, Guillaume Manerville, ministre de l’Ecologie, l’idéaliste faisant office de caution morale du gouvernement. 

Cette nouvelle perspective émoustille vivement le premier qui va se montrer prêt à tout - mais vraiment à tout - pour évincer son rival. C’est là qu’on entre de plain-pied dans le polar et que je me suis mise à tourner les pages de manière de plus en plus frénétique jusqu’au dénouement. Ça trucide à tour de bras, à l’arme blanche comme au bazooka, en plein coeur de Paris comme dans des bleds paisibles de province. Un vrai festival !


Ça fait un moment que je ne me fais plus beaucoup d’illusions sur la probité de notre classe politique, mais j’avoue que je ne pensais pas que nous avions atteint le niveau dépeint ici. Franchement, à lire Leroy, on n’a pas grand chose à envier, en termes de méthode, à ce que décrit par exemple Benoît Vitkine dans Les loups, qui retrace une campagne présidentielle fictive en Ukraine. Non pas que nous soyons forcément plus scrupuleux, mais nous avons quand même des institutions qui limitent plus ou moins le franchissement de certaines lignes.


Peut-être suis-je encore trop naïve, mais faire de l’espace politique un western sans foi ni loi me semble pour tout dire un peu facile, un peu dangereux, et carrément populiste. Si nous étions dans la pure fiction, ce canardage débridé ne me gênerait pas plus que ça. Mais considérant ce que je soulignais au début de ma chronique, l’auteur multipliant les effets de réel, on ne peut s’empêcher de penser que celui-ci s’attache à nous renvoyer une image de la situation que nous vivons. D’où mon trouble. 


C’est aussi sur le discours du « tous pourris » qu’on fait le lit des hommes providentiels dont on sait tout le danger qu’ils représentent. Celui qui surgit à la fin du roman réussit à faire passer la blonde du Bloc Patriotique pour une inoffensive agnelle… Comme quoi, même si le choix semble pour nombre d’entre nous de plus en plus épineux, voter reste un geste déterminant.



Nicole est beaucoup plus enthousiaste que moi.