mercredi 25 juin 2025

Les invités

Agnes Ravatn
Actes Sud, 2025


Traduit du norvégien par Terje Sinding



Agnes Ravatn aime les huis-clos, et la géographie de son pays lui offre un fantastique terrain de jeu : son précédent roman, Le tribunal des oiseaux, réunissait deux individus reclus dans une maison située au coeur d’un fjord norvégien. C’est cette fois dans un luxueux chalet de l’archipel d’Oslo que se déroule son nouveau roman.    


Karin et Kai forment un couple de la classe moyenne : elle occupe un emploi de juriste dans la mairie d’une ville proche de la capitale et il est menuisier. A la faveur du hasard, elle retrouve une ancienne camarade de classe devenue célèbre et celle-ci lui prête son chalet pour une semaine ; charge à Kai de refaire le ponton de la maison. Mais ces retrouvailles n’ont rien de très réjouissant pour Karin, qui conserve à l’égard d’Iris une rancune tenace. C’est de mauvaise grâce et cédant à l’insistance de Kai qu’elle finira par accepter la proposition.


Dès leur arrivée, la modernité et le luxe du chalet situé dans un environnement sauvage et protégé suscitent son aigreur, tandis que Kai la conjure d’en profiter. Et lorsqu’elle croise le voisin, un écrivain marié à une auteure célèbre que Karin apprécie particulièrement, elle se glisse dans un rôle de composition en se faisant passer pour une riche propriétaire, entraînant Kai dans son mensonge…


Agnes Ravatn signe un roman plus complexe et sinueux qu’il y paraît à première vue. Certes Karin n’a pas de mots assez durs pour cette bourgeoisie huppée qu’elle fustige. Mais, dans ce contexte, ce sont surtout ses propres choix et son manque d’ambition qui s’imposent à elle, tandis que le couple d’écrivains révèle peu à peu ses failles. Entre idées reçues, faux-semblants et manipulation, l’auteure nous entraîne dans une intrigue psychologique inattendue qui réserve un réjouissant lot de surprises. Une agréable lecture en ces jours paresseux de canicule.


mardi 17 juin 2025

Marseille 73

Dominique Manotti
Points Seuil (Les Arènes, 2020)


En 1962, les Accords d’Evian marquaient la fin de la guerre d’Algérie. Ce pays obtenait son indépendance, engendrant un exode massif des Pieds-Noirs vers le sol hexagonal. Le point final était-il mis à ce conflit ? Pas si sûr. En tout cas pas pour tout le monde. Onze ans plus tard, faisant suite au durcissement de la politique gouvernementale de la France à l’égard de la population immigrée, l'extrême-droite utilise un fait divers dans lequel un traminot marseillais a trouvé la mort pour orchestrer une campagne exigeant l’arrêt de « l’immigration sauvage ». En dépit de l'appel des collègues de la victime à ne pas utiliser la mort d'un des leurs à des fins racistes s’ensuivra une vague d’assassinats qui fera en quelques semaines une quinzaine de victimes nord-africaines et près de cinquante sur l’ensemble du sol français.


C’est autour de ces faits que se déploie le roman de Dominique Manotti qui imagine une enquête sur le meurtre de Malek Khider, 16 ans, atteint de trois balles tirées à bout portant. C’es le commissaire Daquin, jeune Parisien projeté dans la cité phocéenne, qui la mènera. Encore pour cela devra-t-il nager entre les eaux troubles des différents services de police dont certains sont noyautés par les tenants de l’Algérie française. Ce qui explique que les pièces à conviction subissent une altération les rendant inutilisables, que les témoignages soient triés sur le volet et que le meurtre soit rapidement requalifié en règlement de comptes.


La postface de l’auteure indique assez combien ce polar s’appuie sur des événements historiques et un contexte soigneusement documenté. Le déroulement de l’enquête concentre tout ce qui a pu être mis en oeuvre pour taire de manière systématique le caractère raciste des meurtres qui se sont alors multipliés : la presse était utilisée pour jeter le discrédit sur les victimes, le mobile raciste nié pour avancer une soi-disant rivalité entre voyous, et quasiment aucun assassin n’aura été arrêté (d’après Dominique Manotti, deux condamnations seulement, avec sursis pour l'un, le second - un sous-brigadier de la police urbaine - succombera quant à lui fort opportunément à une crise cardiaque peu après son incarcération…).


Un très intéressant polar, donc, qui restitue parfaitement l’époque trouble qui fit suite, côté français, aux « événements d’Algérie ». Voilà une agrégée d’histoire qui a parfaitement négocié son passage à la fiction !


lundi 9 juin 2025

Chagrin d’un chant inachevé

François-Henri Désérable
Gallimard 2025


Se glisser dans les pas du Che : plus d’un adolescent en a eu le fantasme, François-Henri Désérable l’a fait. Attention, il ne s’agissait nullement de reprendre le flambeau de la Révolution mais de suivre l’itinéraire que le jeune Ernesto avait tracé avec son ami Alberto Granado en 1952, alors qu’Il n’était qu’un jeune étudiant en médecine avide de voir du pays. Il ne se doutait sans doute pas que ce voyage allait profondément modifier sa vision du monde et le conduire vers l’engagement que l’on sait. 


Lorsqu’il entreprend cette traversée de l’Amérique latine, Désérable a une trentaine d’années et rien d’autre que des fourmis dans les jambes et la furieuse envie de découvrir le monde. Il embarque avec lui un ami hispanophone qui rebroussera bientôt chemin pour passer les oraux d’un concours. Désérable poursuivra quant à lui sa route, avec pour seul viatique le récit que Guevara avait lui-même fait de son Voyage à motocyclette.


Tout le charme de ce texte réside précisément dans la modestie de son intention : il ne s’agit en aucune façon de faire une hagiographie - pas même une biographie - du Che ; non plus que de prétendre dresser un état des lieux de l’Amérique latine - ce qui serait bien présomptueux. Désérable procède par touches successives en mettant l’accent sur certains de ses souvenirs (le voyage date déjà de plusieurs années) qui contribuent à restituer une image de chacun des pays qui constituent le chapitrale du livre, image qu’il fait entrer en résonance avec les idées reçues que l’on peut en avoir et qu’il partage peut-être avec les autres voyageurs qu’il croise sur son chemin.


Mais tout comme dans L’usure d’un monde qui relatait sa traversée de l’Iran, c’est surtout l’élégance de sa plume et sa posture qui donnent tout son charme au récit. L’esprit de l’écrivain est volontiers facétieux, et l’on s’amuse du burlesque des situations dans lesquelles il s’est parfois trouvé et qui auraient pourtant pu tourner au drame. Il y a dans son regard un mélange d’acuité, de poésie et d’humour qui confère à son texte une couleur unique et un remarquable pouvoir évocateur : pour un peu, on aurait presque l’impression d’être à ses côtés !







vendredi 30 mai 2025

Quelle n’est pas ma joie

Jens Christian Grøndahl
Gallimard, 2018

Traduit du danois par Alain Gnaedig



Voilà un titre bien surprenant eu égard à ce qui attend le lecteur : l’adresse d’une septuagénaire, Ellinor, récemment devenue veuve, à sa meilleure amie décédée, dont on apprend rapidement qu’elle a été la première femme de son mari Georg.


C’est toute l’histoire du quatuor amoureux et amical qu’elle constitua avec Georg, Anna et Henning qu’Ellinor déroule, révélant peu à peu au lecteur ce qui s’est joué entre eux, mais aussi dans sa propre psyché. En remontant à l’histoire de la mère d’Ellinor et en révélant la nature des relations qu’elle entretient avec les enfants du couple qu’avaient formé Anna et Georg, Grøndahl fait une remarquable analyse psychologique de son héroïne. Cette étude s’enracine dans un contexte historique, celui de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande au Danemark, et s’enrichit de facteurs sociologiques qui confèrent à ce portrait une très grande finesse.


Le texte est bref, et si le lecteur manque singulièrement d’éléments au début de sa lecture, la confession d’Ellinor distille progressivement les détails de son parcours pour finir par offrir une vision globale et cohérente de son histoire, à la manière d’un puzzle où chaque pièce viendrait trouver sa place. Ce dispositif coupe ainsi court à toute forme de jugement et confère toute sa force à ce portrait.


C’est en prévision d’un prochain voyage à Copenhague que j’ai lu ce roman : je cherchais à me forger une première représentation du pays à travers sa littérature. Cette étude intimiste ne m’aura certes pas vraiment permis de m’en constituer une image mentale, mais j’y ai gagné la découverte d’un écrivain subtil dont je ne manquerai pas de continuer à explorer l’oeuvre.


jeudi 22 mai 2025

Un été 79

Jean-Philippe Blondel
L’Iconoclaste, 2025


Jean-Philippe Blondel écrit comme on parle. Attention, je dis bien « comme on parle », pas « comme il parle ». Je veux dire par là que ses personnages possèdent le même langage que nous et partagent des expériences comparables aux nôtres. A peine a-t-on ouvert l’un de ses romans que l’on est projeté dans leur intimité. On a l’impression de les connaître. Ou de les reconnaître, comme de vieux amis qu’on aurait perdu de vue et qui auraient un peu changé, mais pas tant que ça, dans le fond.  


Un été 79 ne fait pas exception. Ainsi pénétrons-nous chez Andrée, Michel et leurs deux fils Pascal et Philippe à la veille de leur départ en vacances, en ce dernier été de la décennie disco. Une décennie où tout semblait léger, facile et pétillant, à l’image des chansons rythmées et festives alors omniprésentes qui invitaient à faire fi du quotidien pour danser jusqu’au bout de la nuit. Cet été-là pourrait être semblable aux autres, mais quelque chose va se jouer pour chacun des membres de cette famille, quelque chose de banal qui va peut-être tout faire basculer - le père qui se voit proposer une mutation ou le fils aîné qui se sépare de sa petite amie. Et puis il y a le choix de  cette destination de vacances inédite. Oh, rien d’exceptionnel ! Un simple VVF de montagne. Ça n’a l’air de rien, comme ça, un village-vacances, mais ça permet d’être totalement affranchi(e) des activités domestiques, de se rapprocher fugacement de personnes qui sortiront de nos vies aussi vite qu’elles y sont entrées et de laisser libre cours à sa personnalité.


Cet été 79, c’est la fin d’une époque, c’est aussi le temps des remises en question. Andrée doit-elle continuer à vivre avec un mari qu’elle ne supporte plus ? Les deux frères qui entretiennent des relations conflictuelles vont-ils se rapprocher ? Et les beaux-parents dans tout ça ? Les liens familiaux sont décidément une bien étrange affaire : résistent-ils aux épreuves, à la frustration, aux rancoeurs, voire aux trahisons ? Ou sont-ils solubles dans l’existence ? Cette question, qui nous concerne tous d’une manière ou d’une autre, Jean-Philippe Blondel l’aborde ici avec délicatesse et lucidité. Il y ajoute une discrète touche de nostalgie - teintée d’ironie - qui ne déplaira pas à ceux qui se souviennent des années 70.






lundi 19 mai 2025

La femme de trente ans

Honoré de Balzac
Publié en 1842


Quel étonnant roman que celui-ci ! Composé de six parties, il mêle allègrement les genres : tableau historique nous donnant à voir la parade des troupes napoléoniennes dans Paris, étude psychologique d’une femme, de ses jeunes années à sa mort, réflexion sur la condition féminine et le mariage, et même roman d’aventures ! Balzac ne s’interdit rien et nous propose un bel assortiment de tout ce que le XIXe siècle littéraire nous a offert de meilleur. Et si l’on s’en régale, on peut toutefois avoir l’impression d’un certain manque d’unité… qui s’explique aisément : il s’agissait à l’origine de six nouvelles, correspondant à divers moments de la vie d’une femme, publiées, rassemblées et remaniées tout au long des années 1830 jusqu’à l’édition définitive de 1842 portant le titre que nous connaissons aujourd’hui. Bref, une aventure proprement balzacienne que l’histoire de ce roman…


Celui-ci relate l’histoire de Julie qui au sortir de l’adolescence connaît un véritable coup de foudre pour un séduisant officier, qu’elle épousera en dépit des préventions de son père. Il ne lui faudra attendre guère plus que le lendemain de ses noces pour comprendre combien ce dernier était clairvoyant, et s’apercevoir que Victor d’Aiglemont, parfaitement dénué d’esprit et d’élégance, se révélera incapable de lui apporter le bonheur espéré. Prise entre sa soif d’idéal et les conventions sociales, Julie laissera tragiquement échapper un premier amour avant d’en rencontrer un second qu’une fois délivrée de ses illusions elle recevra sans états d’âme. Enserrée par les liens du mariage, elle finira toutefois par payer le prix de cette liaison.


Dans ce texte, Balzac condamne ouvertement l’institution du mariage. La destinée de Julie illustre pleinement le carcan que connaissent les femmes - quand bien même elles auraient choisi leur époux, indiquant assez que c’est le régime matrimonial et le modèle social qui sont en cause, plus que les individus. Balzac ne se prive pas d’énoncer des sentences sans appel, qualifiant le mariage de « prostitution légale » où la répartition des charges incombant aux époux connaît un effroyable déséquilibre : « pour l’homme la liberté, pour la femme des devoirs ».


Le bonheur, pour une femme, semble irrémédiablement hors de portée puisqu’elle ne peut attendre nul accomplissement hors son statut d’épouse ; mais le foyer qui constitue son seul empire n’a à lui offrir que déconvenues et frustrations, y compris dans la maternité où Julie ne parvient pas à s’épanouir. Sa fille Hélène effleurera quant à elle la félicité d’une union harmonieuse, mais encore pour cela les époux devront-ils s’extraire du monde pour vivre en réprouvés sur les océans. L’issue n’en sera cependant pas moins dramatique…


On n’est pas loin ici de l’Indiana de George Sand que le hasard m’a fait lire récemment. Sand et Balzac soulignent tous deux cette dichotomie dans la condition respective des deux époux en incriminant l’institution matrimoniale, qui avait fortement évolué avec le code civil voulu par Napoléon. Balzac en fait ici une critique virulente, dans un texte jouissif, dont la tonalité éminemment romanesque intègre, dans un alliage singulier, une analyse implacable de la société de son temps. Exactement ce pour quoi j’ai aimé avec passion et longtemps lu avec exaltation cet écrivain, ses contemporains et ses successeurs immédiats. 



Roman lu dans le cadre de l'opération "Mai avec Balzac" organisé par Balzacomaia et les éditions Perret, ayant cette année pour thème le mariage.


Et une lecture partagée avec Nicole dont vous pouvez découvrir le billet ici.







vendredi 16 mai 2025

Un autre ailleurs

Agnès Riva
L’Arbalète Gallimard, 2025


Flashback. Nous sommes au début des années 70, les villes nouvelles poussent comme des champignons et les banlieues poursuivent leur développement. A Créteil, le nouveau quartier de la Haye-aux-Moines est en train de sortir de terre et attend qu’une ligne de métro se prolonge jusqu’à lui pour parachever son essor.


Gilles, vingt-trois ans au compteur, vit avec sa mère dans un modeste appartement parisien et termine ses études de sociologie. Poussé par la curiosité, il débarque à la Haye-aux-moines. D’emblée ébloui par la modernité des lieux, il conçoit immédiatement le désir de s’y installer. Au cours de sa déambulation, un homme engage la conversation avec lui, auquel il fait part de son enthousiasme. Coup de bol, c’est le maire ! Qui lui offre aussitôt et un job et un appartement. Un vrai conte de fées, n’est-ce pas ? C’est bien le problème de ce roman : le narrateur est une manière de candide qui découvre la ville naissante en même temps que les premiers émois amoureux (il n’est pas très en avance) entre lesquels est établi un parallélisme un brin lourdingue.


J’attendais le moment où un retournement allait s’opérer, où le jeune innocent allait se muer en un fin observateur de l’univers dans lequel il évolue, où cette courte narration allait permettre d’éclairer un point de vue original sur le sujet. En vain. Le tout est aussi lisse que les plumes d’un canard et le propos d’une effarante fadeur. Reparlez-moi de ce roman dans quelques semaines : j’en aurai à l’évidence tout oublié.