lundi 10 février 2025

Rue de l’Espérance, 1935

Alexandre Courban
Agullo, 2025


L’année dernière, Alexandre Courban publiait Passage de l’Avenir, 1934. Il poursuit aujourd’hui son entreprise romanesque qui nous plonge dans les derniers temps de l’entre-deux-guerre, dans ces années qui virent la montée en puissance de l’extrême-droite et l’essor du Front populaire. Epoque pleine d’enseignements s’il en est.


On retrouve dans ce nouvel opus les personnages du précédent volume : le commissaire Bornec - puisqu’on s’inscrit toujours dans le genre policier -, Camille Dubois, une ex-ouvrière désormais entrée au journal L’Humanité, ainsi que Gabriel Funel, journaliste officiant dans ce même quotidien. Rien d’étonnant lorsqu’on sait qu’Alexandre Courban est historien de formation et qu’il est l’auteur d’une thèse sur ce journal. 


Comme précédemment, le roman part d’un assassinat sur lequel Bornec est amené à enquêter. Chemin faisant, il croisera la route de Funel et de Camille qui préparent quant à eux un dossier sur les métallurgistes. Et, comme précédemment, ce n’est pas tant la résolution de l’énigme que la restitution d’une époque, des tensions sociales et des forces politiques opérant alors, qui constituent le coeur du sujet et l’essentiel du fil narratif de ce livre. Si vous cherchez un polar trépidant respectant scrupuleusement les codes du genre, passez votre chemin.


Mais si vous vous intéressez à ces années cruciales, si vous voulez vous imprégner de l’atmosphère qui régnait alors, vous y trouverez certainement votre compte. Et, au terme de votre lecture, vous n'aurez qu'une envie : découvrir (l’année prochaine ?) le troisième volume de cette saga historique pour vous immerger dans l'effervescence de l'année 1936, lorsque le Front populaire remporta la victoire aux élections législatives…


mercredi 5 février 2025

L’affaire de la rue Transnonain


Jérôme Chantreau
La Tribu, 2025


Avez-vous déjà entendu parler de cette fameuse affaire ? Peut-être faut-il avoir un intérêt très vif pour le XIXe siècle pour que ce soit le cas. Et encore, je dois bien reconnaître que, pour ma part, si le nom de cette affaire m’était familier, j’en ignorais ou en avais oublié et le fond et les détails…


Retour, donc, en 1834, plus précisément en avril. Nous sommes sous la monarchie de Juillet, Adolphe Thiers, qui s’illustrera plus tard dans la sanglante répression de la Commune, est ministre de l’Intérieur, après que les Trois Glorieuses, les journées des 27 au 29 juillet 1830, ont chassé Charles X du pouvoir pour porter sur le trône Louis-Philippe, désormais roi des Français - et non plus de la France. La bourgeoisie règne en maître (le suffrage censitaire (masculin, faut-il le rappeler), permet d’éloigner les impécunieux), et le peuple des ouvriers est à la peine. Des opposants se font entendre ? Louis-Philippe muselle la presse et limite la liberté d’expression. Les ouvriers ont faim ? Ils élèvent à nouveau des barricades pour exiger un salaire minimum, à Lyon, puis partout en France ? La répression s’abat impitoyablement sur eux, faisant des centaines de victimes. 


C’est dans ce contexte que l’immeuble sis au 12 de la rue Transnonain à Paris - à l’emplacement de l’actuelle rue Beaubourg - fut le théâtre d’un véritable massacre. Alors qu’une barricade avait été dressée au coin de la rue, un régiment de militaires enfonce la porte du bâtiment, monte dans les étages et tue douze de ses habitants  - qu’ils fûssent homme, femme, enfant ou vieillard - à coups de feu et de baïonnette. Cette tuerie est si violente, si injustifiable, que l’affaire fait grand bruit.
Daumier en tire une illustration qui décupla l’effroi suscité. Les opposants au pouvoir en place  réclament des comptes. Un rapport est commandité et un procès que nous qualifierions aujourd’hui de médiatique, qui se tiendra l’année suivante, doit permettre de faire passer les émeutiers pour de dangereux séditieux et de rétablir l’ordre. On trouva un bouc émissaire, et l’affaire de la rue Transnonain se dilua dans un contexte plus général qui permit d’éviter d’établir les véritables faits.


Pourquoi Jérôme Chantreau s’intéresse-t-il aujourd’hui à cette affaire ? A la lecture de son livre, je m’en suis bien fait une petite idée, mais il faudrait évidemment pouvoir le lui demander. Quoi qu’il en soit, un certain nombre d’éléments qu’il relate ne manquent pas de faire écho à des choses vues ou entendues plus près de nous.


Dans ce roman, au cours duquel il fait un remarquable rappel des faits, l'auteur imagine l’enquête confiée à un inspecteur de la brigade des moeurs. Il appartient alors à ce dernier de créer de toutes pièces les preuves de la culpabilité d’un pauvre hère qui se trouvait là en compagnie de sa maîtresse et fut abattu sans autre forme de procès. Chantreau revient ainsi sur une affaire d’Etat pour révéler la manière dont on tenta de manipuler l’opinion. Le texte, qui semble extrêmement documenté, rentre dans les moindres détails des événements sans toutefois faire l’économie du romanesque. Le récit est mené tambour battant, on suit les destinées des protagonistes avec avidité et l'on se voit projeté dans les méandres d’un Paris préhaussmannien qui n’a pas grand chose à envier à celui des mystères d’un certain Eugène Sue !  


Vous l’aurez compris, j’ai pris un immense plaisir à lire ce texte passionnant, servi par un style vif et imagé. Un seul regret : il se dévore bien trop vite ! 



 

lundi 27 janvier 2025

Epoque

Laura Poggioli
L’Iconoclaste, 2025

Lara, la quarantaine, trois enfants, semble vouloir écrire une nouvelle page de sa vie et pousse les portes d’un service d’addictologie pédiatrique pour y effectuer un stage. Ainsi va-t-elle entendre la parole d’enfants et d’adolescents devenus dépendants aux écrans. Les histoires auxquelles elle est confrontée sont conformes à ce que l’on peut en attendre : celles de gamins nourris aux portables et autres tablettes depuis leur plus jeune âge, avec les dramatiques conséquences sur leur développement, leur comportement et leur aptitude à vivre en société qui sont désormais documentées. 


A leurs expériences fait écho celle de la narratrice qui fit quelques années auparavant l’objet d’un harcèlement en ligne de la part du médecin de ses enfants qui avait été un temps son amant. Peu à peu, on découvre comment celui-ci était parvenu à imposer son emprise, puis la manière dont il a pu prolonger ses méfaits en prenant le contrôle de l’environnement numérique de Lara. 


Ainsi le récit évite-t-il l’écueil de la fracture générationnelle. Certes, par leur surexposition précoce, les plus jeunes sont-ils plus perméables encore que leurs aînés aux ravages des écrans, mais il serait bien présomptueux de croire que quiconque en est à l’abri.


Néanmoins, ce roman n’est pas une diatribe contre les réseaux sociaux, dont on ne saurait aujourd’hui éradiquer l’existence (et le voudrait-on, d’ailleurs ?). Tout au long de son récit, l’auteure s’attache avant tout à cerner la manière dont les technologies numériques agissent sur notre psychisme et s’interroge sur celle dont nous pourrions nous protéger de leurs effets. 


Une réflexion pertinente qu’il n’est pas surprenant de voir le champ littéraire investir tant les impacts sur les plans humain, social, environnemental sont colossaux. Encore un chantier qu’il nous faut prendre à bras-le-corps…


mardi 21 janvier 2025

Le procès Mein Kampf

Harold Cobert
Les Escales, 2025

La couverture annonce d’emblée la couleur : « Quand Hitler interdisait Mein Kampf », proclame-t-elle presque à la manière d’un slogan. Ces mots, on les lit avant même de découvrir le titre et le nom de l’auteur. Etaient-ils nécessaires ? Je dois bien admettre que, pour ma part, ils ont suscité ma surprise, et peut-être sans eux ne me serais-je pas intéressée à ce roman. Car j'ignorais complètement qu'Hitler ait pu interdire son propre livre, et il fallait donc entendre ce « procès Mein Kampf » d’une toute autre manière que celle que l’on pouvait imaginer.

Car ce procès est celui que le Führer intenta lui-même - même si c’est un peu plus compliqué que cela - à l’éditeur français qui, bravant l’interdiction que l’auteur en avait faite, assura la publication de sa traduction dès 1934. Or si ce livre était pourtant disponible dans de nombreux pays, Hitler tenait fermement à ce que les Français n’y aient en revanche pas accès. Pour quelle raison ? Parce que de nombreux passages qui clamaient sa haine de notre pays contredisaient les déclarations pacifistes qu’il multipliait depuis qu’il était devenu chancelier. On connaît la suite.


Ce qui est particulièrement intéressant à la lecture du texte d’Harold Cobert, c’est de découvrir l’étonnant attelage qui présida à la publication en France de Mein Kampf. L’extrême droite et la Ligue internationale contre l’antisémitisme s’allièrent en effet pour mener ce projet à bien, tous voyant dans ce texte à valeur programmatique un terrible danger, même si les uns entendaient alerter l’opinion sur la menace que faisait peser Hitler sur la souveraineté nationale tandis que les autres craignaient les conséquences d’un antisémitisme virulent. Le gouvernement français, croyant quant à lui oeuvrer à la paix, céda aux injonctions de l’Allemagne et manoeuvra pour tenter d'éviter à la fois le procès et les tensions diplomatiques, et s’entêta dans un aveuglement qui permit au chancelier d’accomplir son sinistre projet.


En faisant le choix du roman, Cobert rend toute l'affaire extrêmement accessible, ce qui n'est pas la moindre des qualités d'un texte que l'on aurait peut-être davantage attendu sous une forme documentaire. Outre l’intérêt du rappel historique, c’est bien l’attitude des différents protagonistes qui doit retenir notre attention. A l’heure où l’antisémitisme ne cesse de croître, où les situations de tension internationale et de guerre se multiplient, où les populismes et l’extrême droite se développent et nouent des alliances au-delà des frontières, les événements du siècle passé résonnent d’un lugubre écho. Tandis que les fake news, les provocations et autres vociférations se multiplient, la plus grande vigilance et la plus grande lucidité sont de mise. Ou devraient l’être, si nous voulons éviter le pire.



  


samedi 18 janvier 2025

Le lit clos

Sophie Brocas
Mialet-Barrault, 2025



Novembre 1924. La colère gronde parmi les ouvrières de la conserverie de sardines de Douarnenez. Alors qu’elles sont corvéables à merci, tributaires de l’arrivée au port des bateaux de pêche, soumises à des cadences strictement réglementées, elles réclament l’augmentation de leur tarif horaire à 1 franc. Emmenées par Louise, républicaine convaincue, elles entament un mouvement de grève. 


En dépit de ses valeurs conservatrices, Rose admire l’audace et la force de conviction de Louise. Cette jeune paysanne qui a été contrainte de venir travailler en ville après la mort récente de sa mère ne tarde pas à rejoindre les rangs des grévistes. Et s’installe à demeure chez celle qui est devenue son amie, afin que son père ne devine rien de ses activités. 


A la faveur de cette nouvelle intimité partagée, le lien de solidarité - de sororité, dirions-nous aujourd’hui - qui les unit glisse rapidement vers un sentiment d’une autre nature, qu’il convient, dans cette Bretagne pieuse et traditionnelle, de cacher. Mais est-il si facile de tourner définitivement le dos aux valeurs qu’on vous a inculquées ? Tandis que l’une se voit rattrapée par ses rêves de mariage et de stabilité, l’autre va rejoindre Paris pour tenter de mener une existence plus libre.


Sophie Brocas fait le portrait de deux femmes de leur époque, retraçant l’un des grands mouvements ouvriers féminins du début du XXe siècle avant de glisser vers la restitution du Paris artistique et avant-gardiste d'alors. On voit à cette occasion surgir les figures de Picasso ou de Fernand Léger réunis dans les soirées d’une comtesse résolument anticonformiste. 


Le tout se lit avec une grand facilité. Une trop grande facilité, serais-je tentée de dire : tout va très vite dans ce roman où les personnages semblent s'accommoder assez aisément de leur situation et où les obstacles sont levés à peine apparus. Sans doute l’auteure a-t-elle voulu embrasser beaucoup de sujets - revendications ouvrières, amours saphiques, avant-gardes artistiques, ascension sociale… - dont chacun pourrait faire en soi l’objet d’un récit, plus approfondi et rendant mieux compte de leur complexité. Pour ma part, je suis restée un peu sur ma faim. A lire si on n'a pas d'attentes démesurées...


mercredi 15 janvier 2025

Vers les îles Eparses

Olivier Rolin
Verdier, 2025

Olivier Rolin est un grand voyageur. De ses multiples explorations il a tiré des textes inspirés, où ses observations tantôt émerveillées tantôt implacables côtoient un imaginaire nourri de références littéraires. A plus de soixante-dix ans, il n’a pas renoncé à partir à la découverte de contrées lointaines. Ainsi, en 2022, en remerciement d’une préface écrite pour l'édition d’un texte de Thucydide publié par les éditions de l’Ecole de guerre, fut-il invité à embarquer sur un bâtiment militaire à destination du canal du Mozambique.  

Malgré tout, l’âge est là. Pas tant celui de ses articulations ou de ses artères - qui limite cependant ses mouvements - mais celui qu’il perçoit dans l’oeil de l’équipage. La plupart des membres qui le constituent pourraient être ses petits-enfants. D’emblée une forme de déférence teintée d’une pointe de goguenardise instaure une distance entre eux et lui. Pour la première fois peut-être, il se voit comme « un vieux », et ce voyage, songe-t-il, semble devoir le conduire non pas vers l’océan Indien, mais vers la mer de la Sénilité…

Si l’art de faire surgir toute une faune, de restituer une ambiance, de nous donner à voir la singularité des paysages qu’il traverse est bien là, ce texte possède avant tout un caractère intime qui le rend attachant. En dépit des notes d’humour que Rolin s’efforce de mettre dans ces pages, il y a quelque chose d’émouvant à voir un homme confronté au regard qui est porté sur lui, un regard dans lequel il peine à se reconnaître. Et cela nous touche peut-être d’autant plus que c’est celui auquel chacun d’entre nous risque bien, tôt ou tard, d’avoir à faire face…


 

     

samedi 11 janvier 2025

Bristol

Jean Echenoz
Minuit, 2025


Est-ce le même auteur qui est à l’origine de ce livre sur Ravel, si fin et si profond, que j’ai lu l’année dernière et de l’objet qui nous est proposé aujourd’hui ? S’agit-il bien de cet écrivain présenté comme l’une des figures majeures de notre littérature contemporaine, célébré il y a quelques années par une exposition au centre Pompidou ? J’ai peine à le croire, tant ce Bristol m’est apparu indigent. 


De quoi y est-il question ? D’un médiocre cinéaste réalisant un médiocre film. Un peu léger, pensez-vous ? C’est sans doute ce qu’a dû songer l’auteur lui-même en décidant d’y adjoindre une vague intrigue policière. Malheureusement, celle-ci n’ayant guère plus de consistance, sa résolution se perd dans les méandres de bavardages sans substance… 


Mais, me direz-vous, en littérature l’essentiel réside dans la forme. Ainsi la force d’un style peut-elle transmuer le sujet le plus ténu en véritable chef-d’oeuvre ! Certes, mais il ne suffit pas pour cela d’accumuler les mots savants et inusités comme Echenoz semble beaucoup s’amuser à le faire. Grand bien lui fasse, mais infliger ses fantaisies au lecteur risque de laisser celui-ci sur le bas-côté : fatigué de consulter vainement son dictionnaire, il finit par renoncer à chercher le sens de mots échouant à conférer la moindre épaisseur à ce texte…


Je sais qu’Echenoz a ses aficionados : soit ils me disent que ce roman est un incident de parcours - cela arrive aux meilleurs - soit ils m’expliquent ce qu’ils y trouvent. Pour le moment, qu’il s’agisse de la pleine page que Le Monde des livres a consacrée à l'auteur ou des quelques déclarations laudatives que j’ai pu lire ici où là, elles ne m’ont guère convaincue…