samedi 24 avril 2021

Danse avec la foudre

Jérémy Bracone
L’Iconoclaste, 2021



Je crois que c’est la première fois que ça m’arrive : j’ai traversé cette lecture dans une certaine indifférence, parfois ponctuée d’une pointe d’exaspération, assez pressée d’en finir, passé le cap de la moitié du livre. Et puis, paf ! à quelques pages de la fin, le coup de théâtre  - qu’en toute honnêteté, je n’avais pas vu venir. Me voilà subitement sortie de ma torpeur. Et contrainte de revoir tout le roman à l’aune de ce nouvel éclairage.


Mais n’allons pas trop vite en besogne, et disons d’abord que j’ai eu beaucoup de mal à m’attacher aux personnages : entre la femme-enfant complètement instable et l’amoureux transi pas beaucoup plus mature, il n’y en avait vraiment pas un pour rattraper l’autre. Seule leur petite Zoé me semblait tirer son épingle du jeu : malgré son jeune âge, elle saisissait très vite ce qui se tramait autour d’elle et maîtrisait parfaitement le mode d’emploi des adultes. 


Figuette, son père, ne comprend en revanche absolument pas pourquoi Moïra a mis les bouts. Il est vrai que certains hommes préfèrent ignorer le désarroi de leur compagne lassée de voir peser sur leurs seules épaules le poids de la vie domestique… et sont tout étonnés lorsque arrive le point de rupture ! Il en avait pourtant eu, des alertes, Figuette. Mais à défaut de les avoir perçues, le voici donc désormais contraint de s’occuper de sa fille, ce qui ne va pas sans quelques fantaisies… Je ne vous révèlerai évidemment rien ici de la plus inattendue de ses initiatives, mais j’ai presque fini par le prendre en sympathie. 


Comme quoi, il peut parfois valoir le coup de dominer son impatience et ne pas abandonner une lecture en cours de route… l’auteur attend peut-être le dernier moment pour vous surprendre !



Un livre sélectionné par les 68 Premières fois


Premiers romans :

  • Avant elleJohanna Krawczik (Héloïse d’Ormesson)
  • Avant le jour, Madeline Roth (La Fosse aux ours) 
  • Bénie soit Sixtine, Maylis Adhémar (Julliard)
  • Ce qu’il faut de nuit, Laurent Petitmangin (La Manufacture de livres)
  • Danse avec la foudre, Jeremy Bracone (L’Iconoclaste)
  • Grand Platinum, Anthony Van den Bossche (Le Seuil)
  • Il est juste que les forts soient frappés, Thibault Bérard (L’Observatoire) 
  • Indice des feux, Antoine Desjardins  (La Peuplade)
  • L’enfant céleste, Maud Simonnot (L’Observatoire) 
  • Le doorman, Madeleine Assas (Actes Sud)
  • Le Mal-Epris, Bénédicte Soymier (Calmann-Levy)
  • Les après-midis d’hiver, Anna Zerbib (Gallimard)
  • Les cœurs inquiets, Lucie Paye (Gallimard) 
  • Les grandes occasions, Alexandra Matine (Les Avrils)
  • Les Monstres, Charles Roux (Rivages)
  • Les orageuses, Marcia Brunier (Cambourakis) 
  • Nos corps étrangers, Carine Joaquim  (La Manufacture de livres)
  • Sept gingembres, Christophe Perruchas (Le Rouergue)

Deuxièmes romans :

  • Le sanctuaire, Laurine Roux (Le Sonneur) 
  • Les nuits d’étéThomas Flahaut (L’Olivier) 
  • Over the Rainbow, Constance Joly (Flammarion)
  • Tant qu’il reste des îles, Martin Dumont (Les Avrils)

lundi 19 avril 2021

Ivo & Jorge

Patrick Rotman
Grasset, 2021



On a tous en tête cette image de Montand dans le film L’Aveu, le visage marqué, des lunettes de soudeur sur les yeux et une corde autour du cou. A l’époque, en 1970, son interprétation avait été unanimement saluée. C’est qu’il ne s’était pas contenté de jouer le rôle d’Arthur London, cet ancien responsable communiste tchèque accusé d’espionnage au profit des Américains : il s’était littéralement senti habité par ce personnage qui le renvoyait à la manière dont il avait lui-même traversé les tragédies de son siècle et à la culpabilité qu’il en ressentait. 

C’est ce que met admirablement en lumière le récit de Patrick Rotman dont les quelque trois cent soixante pages tendent vers cette catharsis qu’a constituée le film de Costa-Gavras pour Montand et pour Semprun, qui en avait pour sa part signé le scénario.


Ils n’étaient pas vraiment destinés à se rencontrer, ces deux-là. En tout cas pas à être unis par les liens d’une amitié sincère et profonde. Pourtant, entre le fils d’immigrés italiens ayant poussé dans les quartiers populaires de Marseille et l’intellectuel issu de la bourgeoisie madrilène ayant fui l’Espagne franquiste, l’entente est immédiate, qui se transformera en une durable complicité. 


Patrick Rotman semble avoir pris un malin plaisir à alterner à un rythme extrêmement serré, presque étourdissant, les éléments biographiques de chacun des deux protagonistes. De leur enfance à leurs années de maturité, il juxtapose leurs expériences, jetant ainsi une lumière crue sur la dissemblance de leur personnalité et de leur parcours. 

A la truculence de l’un répond la discrétion de l’autre, le premier ne songeant qu’à monter sur scène et à percer, ignorant dans une inconscience délibérée les risques pris par les résistants, quand le second engagé aux côtés des communistes est déporté à Buchenwald ; Montand entretient avec le parti communiste un rapport affectif lié à son histoire familiale alors qu’il s’agit pour Semprun d’une démarche d’ordre philosophique que son expérience des camps ne fera que raffermir. 


Mais leur chemin finiront cependant par se rejoindre, dès 1952, lors des iniques procès de Prague qui jetteront notamment London en prison. Les deux hommes repoussent le doute qui commence alors à s’immiscer en eux, instillant au passage le poison du sentiment de culpabilité. Un sentiment qu’il ne leur sera plus permis d’ignorer en 1956, avec l’écrasement du peuple hongrois, puis celui du printemps de Prague, douze en plus tard.


Aussi, lorsque après le succès de Z qu’ils avaient déjà réalisé ensemble, leur ami commun Costa-Gavras leur propose d’adapter au cinéma le récit autobiographique de London, L’Aveu, ce projet prend-il une dimension particulière. L'occasion leur est enfin donnée de faire face à leurs doutes, à ce qu’ils considèrent comme leurs erreurs et à dépasser les contradictions dont ils sont la proie. Ce film apparaît alors comme l’aboutissement de deux destinées qui semblent fusionner dans un projet artistique à valeur existentielle.


Au-delà de la trajectoire de ces deux personnalités charismatiques, c’est bien l’histoire d’un siècle  tourmenté qui nous est ainsi donnée à voir. Grâce à son judicieux dispositif narratif, Rotman apporte un éclairage à la fois sensible, intelligent et extrêmement pertinent sur les formes que prirent l’espoir et la ferveur suscités par le communisme et la nature du traumatisme qui en découla. Loin de toute posture morale ou dogmatique, en se tenant au plus près de ses personnages qu'il sait rendre extrêmement attachants, l'auteur nous permet de comprendre les mécanismes tant historiques que psychologiques qui purent conduire à l'un des plus grands aveuglements du siècle passé. Un très beau livre.



Retrouvez également une mise en images - et en chansons ! de ce roman sur YouTube





lundi 12 avril 2021

Cabale à la cour

Jean-Michel Delacomptée
Robert Laffont/coll Les Passe-Murailles, 2021




J’ai déjà eu l’occasion de dire combien j’appréciais cette collection des Passe-Murailles, qui permet au lecteur de traverser le temps et de sauter à pieds joints dans la fiction pour entrer dans un univers connu, celui d’un tableau, d’une oeuvre littéraire ou de personnages historiques, afin de nous les rendre vivants et d’instaurer avec eux une forme de complicité. Ces ouvrages souvent brefs offrent une parenthèse que j’aime m’offrir de temps à autre.

Cette fois, c’est à la cour de Louis XIV que j’ai été conviée pour assister au dialogue échangé entre Saint-Simon, qui n’était pas encore le mémorialiste que l’on sait mais cherchait bien à le devenir, et son ami Philippe d’Orléans, neveu du roi.


Philippe d’Orléans mène une vie aux moeurs volontiers dissolues et ne s’en cache pas. Depuis dix ans pourtant une femme est l’objet de son amour inconditionnel. Une relation qu’il affiche d’autant plus ouvertement qu’il ne fait aucun mystère de son inimitié à l’égard de son épouse, qui quoique bâtarde s’enorgueillit de son ascendance royale. Il n’est pas non plus avare de bons mots et a pu aller jusqu’à railler Madame de Maintenon… qui ne le lui pardonne pas. 

De là est née une cabale permettant de relire tous les faits de son existence à l’aune d’une prétendue conspiration qui est sur le point de lui valoir un procès et l’exil.

Une seule issue selon Saint-Simon pour échapper au sort funeste qui lui est promis : faire amende honorable devant les époux royaux et rompre avec sa maîtresse tant aimée. 


S'inspirant des Mémoires de Saint-Simon, l'auteur imagine le savoureux dialogue qu'ont eu les deux hommes et nous révèle ainsi les intrigues de cour, la soumission aux puissants, l’hypocrisie régnante, les rumeurs enflant au gré des intérêts et des caprices des uns et des autres, les grands scandales et les petits arrangements, bref tout ce qui entoure le pouvoir… Pardon ? Comment, dites-vous ? Rien de nouveau sous le soleil ?


mercredi 7 avril 2021

Quand la ville tombe

Didier Castino
Les Avrils, 2021



Peut-être aviez-vous lu le deuxième roman de Didier Castino, Rue Monsieur-le-Prince. Peut-être alors aviez-vous été comme moi frappés par la pertinence de son regard sur la manière dont les dimensions collective et intime s’enchevêtrent, se nourrissent et se façonnent mutuellement pour s’inscrire dans un mouvement plus vaste encore, qui est celui de l’Histoire. Il s’ancrait dans le contexte des grèves lycéennes et étudiantes de 1986 qui s’étaient brutalement soldées par le décès du jeune Malik Oussekine, frappé à mort par la police. 

Si j’évoque ce roman, ce n’est pas uniquement parce que je l’avais trouvé exceptionnel, mais bien parce que celui qui nous intéresse aujourd’hui poursuit sur un autre motif la même réflexion.


Hervé et Blanche n’ont jamais voulu former un couple conventionnel. Et la naissance de leurs trois enfants n’y a rien changé. Ils continuent à vivre comme ils l’ont toujours fait, les emmenant partout avec eux, dans leurs sorties comme dans les manifestations où ils ne manquent jamais de se rendre pour défendre les valeurs qu’ils estiment justes.

Mais la guerre est sur le point d’éclater. Une guerre dont on ne sait rien, ni quelles en sont les causes, ni qui en sont les belligérants, ni quel en est le terrain. Mais elle a déjà envahi les médias et s’est insinuée dans les esprits.


Au matin de ce premier jour, Blanche part comme à son habitude pour l’université où elle enseigne. Rien ne signale encore que la vie a changé. Hervé, lui, ne parvient pas à poursuivre la traduction sur laquelle il travaille. Le soir venu, il rejoint la place des Insurgés, comme de nombreux hommes et femmes qui s’y trouvent déjà. Hervé appelle Blanche pour qu’elle l’y rejoigne. Mais elle ne répond pas : il est 18h22, et le balcon d’un immeuble insalubre vient de s’effondrer sur elle, la laissant sans vie.


Désormais, l’univers d’Hervé se contracte. La tragédie collective reflue et il n’a plus que son drame intime pour tout horizon. L’Absente le hante par toutes les traces qu’elle a laissées - son odeur, les plis que son corps a imprimés dans les draps, sa voix qu’il continue d’entendre. Il doit pourtant apprendre à vivre sans. Et retrouver la perception de ce qui continue d’exister au-delà de cette sphère intime.


D’ailleurs, la mort de Blanche est-elle étrangère au climat qui menace les individus ? La guerre n’est-elle que cet instant où l’on prend les armes pour partir à l’assaut d’un autre peuple ou d’un territoire ? Le cynisme et le mépris d’une municipalité choisissant sciemment de laisser vivre une partie de sa population dans des immeubles qu’elle n’entretient pas malgré les risques qu’elle lui fait courir ne sont-ils pas également meurtriers ? Ces violences sont-elles d'une nature si différente ? N’y a-t-il pas mille façons de réduire un peuple à la misère et à l’impuissance ? La violence que l’on subit soi-même doit-elle, peut-elle faire oublier celle que subissent les autres hommes en tout point du monde ? Peut-on s’affranchir des oppressions qui s’immiscent parfois jusque dans les relations intimes qu’entretiennent les individus ? 


Au terme des trois parties d’un texte qui opère un mouvement de balancier entre ouverture et repli, Blanche apparaît comme l’incarnation des victimes de toute forme de tyrannie, qu’il faut pouvoir reconnaître afin d’être en mesure de la combattre. Il importe alors de ne pas être le jouet des discours fallacieux et des mots falsifiés visant à maintenir les individus dans un état de soumission et un esprit de fatalisme.


Tout le talent de Didier Castino est de proposer à partir de cette réflexion un récit vibrant et incarné, nous faisant entendre la voix d’un homme dialoguant tour à tour avec sa femme et ses enfants, nous permettant de partager ses convictions, ses doutes, ses colères et ses aspirations. Il nous plonge dans son existence et son quotidien, qui ne sont pas si éloignés des nôtres. Et nous invite ainsi à interroger nos propres situations, nos propres parcours, et à réévaluer peut-être notre rapport au monde.



Et si vous voulez un un autre avis avant de courir lire ce roman, passez donc chez Nicole !




Retrouvez Didier Castino, qui a accepté de répondre à mes questions, sur une autre page du blog 
© Didier Castino


mardi 6 avril 2021

La femme moderne selon Manet

Alain Le Ninèze
Ateliers Henry Dougier/Le roman d’un chef-d’œuvre



On sait peu de chose de Victorine Meurent, qui fut le modèle préféré d’Edouard Manet. On peut reconnaître ses traits dans des tableaux devenus non seulement célèbres, mais iconiques, parmi lesquels Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia. 


C’est elle qui prend la parole dans le journal fictif que nous offre Alain Le Ninèze afin d’évoquer l’accueil pour le moins hostile que reçurent ces œuvres, tant de la part des institutions que du public. Leur naissance, le contexte dans lequel elles furent créées, les sarcasmes qu’elles suscitèrent sont ainsi racontés d’une manière simple, accessible, à l’exact opposé d’une étude à caractère universitaire.


Ce bref roman propose ainsi une première approche tout à fait instructive pour le néophyte, mais qui paraîtra sans doute un peu sommaire à celui qui attendrait d’entrer davantage dans le processus créatif d’un artiste. Une fois ceci posé, on peut, comme je l'ai fait, passer un agréable moment à la lecture de ces pages, vivantes et attrayantes. 

Et si on a l’envie de développer ses connaissances en matière d’histoire de l’art, l’éditeur nous promet toute une collection s’inscrivant dans cette démarche. J’avoue que, pour ma part, je me laisserais volontiers tenter par le titre relatif à Klimt signé d’Alain Vircondelet dont j’ai déjà pu apprécier la plume avec l’excellent roman qu'il avait consacré chez un autre éditeur au Guernica de Picasso.