samedi 31 octobre 2020

On fait parfois des vagues

Arnaud Dudek
Anne Carrière, 2020



Interroger son ascendance et savoir d’où l’on vient est certainement l’une des questions essentielles de l’existence. En tout cas fondatrice. Qui ne s’est jamais demandé, enfant, s’il était bien le fils ou la fille de ses parents ? Si, à la maternité, son berceau n’avait pas par mégarde pu être échangé avec celui d’un autre bébé ? S’il n’avait pas été secrètement adopté ?


Nicolas a dix ans lorsque ses parents lui révèlent qu’il a vu le jour grâce à un don de sperme. Au moment où il se prépare à entrer dans l’adolescence, où la figure paternelle devient l’objet de profondes remises en cause, cette nouvelle provoque un véritable séisme. Pas étonnant qu’il se sente si différent de lui, puisqu’il « n’est pas [s]on père »… La distance se creuse progressivement jusqu’à ce que, devenu adulte, Nicolas décide de partir sur les traces de son géniteur.


Par petites touches, dans des chapitres très brefs, Arnaud Dudek brosse le portrait d’un jeune homme en quête d’identité. Si je ne suis pas forcément adepte des formes courtes procédant par saynètes, il faut reconnaître à l’auteur un réel talent pour instiller poésie et fantaisie dans l’ordinaire du quotidien, et c’est avec une grande délicatesse qu’il explore le lien unissant un père et son fils. Autant de qualités qui nous font aujourd'hui cruellement défaut et qu’il se révèle fort doux de pouvoir apprécier le temps d’une lecture.






lundi 26 octobre 2020

La Tannerie

Celia Levi
Tristram 2020



Ce qu’il y a de bien avec la toponymie, c’est qu’elle est souvent dépositaire d’une histoire qui, sans cela, tomberait dans l’oubli. La Tannerie que Celia Levi a imaginée dans ce roman fut autrefois un site de production ultra-moderne implanté à Pantin, que la désindustrialisation conduisit à la faillite, puis qui subit diverses transformations avant de tomber en ruine et d’être squatté. 

Entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe, nombre de ces lieux laissés en friche furent réhabilités et métamorphosés en espaces culturels plus ou moins modulables dans le but souvent affiché de relancer un quartier ou une banlieue.

A la fois lieu d’exposition, salle de spectacle, offrant la possibilité de se restaurer, voire de faire du co-working, institution vouée à favoriser l’insertion des jeunes sur le marché du travail, figure de proue de la communication des élus locaux, la Tannerie est un de ces espaces tentaculaires et protéiformes traversés par nombre d’individus tentant avec plus ou moins de succès d’y trouver une place. 


Après avoir quitté sa Bretagne natale, au terme de ses études, Jeanne y décroche un poste d’« accueillante » - en CDD, est-il besoin de le préciser - dans lequel elle se trouve propulsée du jour au lendemain, sans bénéficier de la moindre formation préalable. Elle devra se débrouiller par ses propres moyens - en comptant sur l’aide de ses collègues, son bon sens, son intuition et sa faculté de mimétisme - pour s’orienter et s’imposer au sein de ce milieu qui se révèle, en dépit de sa promesse, plus écrasant qu’épanouissant. 

Mais la tâche n'est guère aisée pour Jeanne qui est une provinciale ignorant tout des codes du parisianisme ambiant - qu’elle souhaite cependant ardemment acquérir. Pourra-t-elle compter sur le séduisant Julien pour les lui enseigner ? Celui-ci a beau jeu de briller avec quelque formule enlevée ou une référence philosophique qu’il ne manque pas d’exhiber avec complaisance. 


Je trouve parfois les titres des romans contemporains alambiqués, voire obscurs pour ne pas dire complètement abscons. Celui-ci, dans sa simplicité, s’imposait avec la force de l’évidence. Car c’est bien cet espace qui est au coeur du roman, tout comme l’était le grand magasin du Bonheur des dames magistralement évoqué par Zola. C’est lui qui impose ses règles, c’est autour de lui que s’organise la vie de tous ceux qui le traversent, c’est en son sein que se tissent les relations évidemment professionnelles, mais aussi sociales et affectives de ceux qui le font vivre. Broyant les uns, offrant la faveur d’une titularisation à quelques autres pour assurer son expansion, il est un lieu hégémonique auquel il semble difficile de pouvoir échapper.


A la manière des maîtres du roman réaliste, mais sans jamais sombrer dans un style désuet, Celia Levi brosse le portrait d’une jeune femme de notre temps, une jeune femme subissant des conditions de travail dégradées, parfois insupportables, enchaînant les contrats précaires dans l’espoir d’accéder enfin au graal d’un CDI dont les critères d’accès restent flous et soumis à l’arbitraire, recherchant dans les rassemblements de Nuits debout l’expression d’un collectif dont toutes les formes semblent avoir été éradiquées, et nous offre ainsi une photographie de notre époque, celle d’une génération sommée de se construire sur des fondations de plus en plus instables. 


mardi 20 octobre 2020

Le grand vertige

Pierre Ducrozet
Actes Sud, 2020


Compte tenu de son sujet, ce roman ne manquait pas de m’intriguer ; d’autant que le traitement semblait assez original - et que la couverture me séduisait beaucoup. Les commentaires de quelques blogueuses amies avaient achevé de piquer ma curiosité, et je l’avais donc inscrit parmi les quelques livres de la rentrée à ne pas manquer. 


De quoi s’agit-il donc ? Entre incendies dantesques, violentes tempêtes, fonte alarmante des glaces et apparition d’épidémies en tout genre, les dirigeants de notre planète semblent avoir enfin pris la mesure du danger guettant l’humanité. Ils s’entendent donc pour mettre en place une commission internationale chargée de trouver des solutions permettant d’inverser la tendance du réchauffement climatique. Grande figure de la cause écologiste depuis plusieurs décennies, Adam Thobias est nommé à sa tête. Grâce au budget alloué, celui-ci constitue une équipe d’explorateurs chargés de se rendre en divers points du monde pour observer et comprendre les phénomènes naturels et en tirer des propositions concrètes. Mais, au sein de ce réseau appelé Télémaque, il commandite également des missions plus secrètes. Certains sont ainsi chargés de se rendre sur des zones d’extraction et d’acheminement du pétrole, des zones plutôt sensibles… 


Si la confortable rétribution qui leur est proposée est un argument de poids, chacun a sa propre quête et ses propres motivations pour accepter le voyage. On suit donc le périple de quelques-uns de ces aventuriers, et l’on passe allègrement de la jungle birmane aux terres arides des Emirats et de l’Amazonie aux bars branchés de Bangkok. 


Mais le monde étant ce qu’il est, les divers lobbies, les puissances financières et l’attrait du pouvoir reprennent vite le dessus, reléguant la commission à un rôle tout à fait subalterne. Est-ce cela qui pousse Thobias à orienter le réseau Télémaque vers une forme d’activisme ? Ou bien en avait-il d’emblée le projet ? De nombreuses questions voient le jour, tandis qu’il disparaît brusquement du devant de la scène… Quoi qu’il en soit, sauver notre monde de la folie humaine ne semblerait pouvoir passer par des politiques institutionnelles, toujours battues en brèche. Les seules voies seraient-elle alors l’action violente ou le repli dans des ashrams 2.0 dédiés à l’étude des conditions d’une vie économe des ressources naturelles ?


Le roman de Ducrozet ne répond pas vraiment à ces questions - mais le pourrait-il ? Si j’ai lu son roman avec un intérêt certain, j’ai toutefois été déconcertée par l’issue qu’il donnait à son récit tourbillonnant qui ne débouche finalement sur rien, ou presque. En outre, tandis que le récit semblait soudain prendre de vagues accents d’espionnage, certains éléments m’ont semblé singulièrement manquer de crédibilité (personnellement, je me retrouverais larguée en pleine jungle birmane au coeur d’une attaque menée par des militaires déterminés à ne pas laisser âme qui vive, je ne suis pas sûre que je m’en tirerais !). Dommage. 

Cependant, si l’objectif de l’auteur était de nous signifier que nous sommes tous pris par nos propres contradictions, que cette fuite en avant ne peut connaître d’autre fin que la nôtre, que nous ne sommes rien d’autre que des souris tournant à plein régime dans une roue qui ne s’arrêtera que lorsque nous serons morts d’épuisement, le message est parfaitement clair. Pas franchement optimiste, mais parfaitement clair. Et hélas, je ne suis pas sûre qu’on puisse lui donner tort…



Pour compléter cette lecture, vous pouvez aller voir aussi du côté de Nicole et de Papillon (dont la lecture est très proche de la mienne)

lundi 12 octobre 2020

Héritage

Miguel Bonnefoy

Rivages, 2020



De la fin du XIXe siècle aux années 1970, c’est près d’un siècle d’histoire de part et d’autre de l’Atlantique que déploie Miguel Bonnefoy… en quelque 200 pages ! De quoi donner le tournis ? Il est certain que l’auteur mène son récit tambour battant. Chacun des chapitres qui le composent relate l’histoire de l’un des protagonistes, qui se passent ainsi le relais, permettant d’avancer dans la compréhension des relations qui les unissent comme dans la chronologie des événements. 


Nous sommes à la veille de la Première Guerre mondiale et nous faisons tout d’abord connaissance avec Lazare Lonsonier, dont le père avait jadis quitté la France après que ses terres avaient été ravagées par le phylloxéra. Comme tant d’autres, il avait alors embarqué pour la Californie dans l’espoir d’y trouver les conditions d’une vie meilleure. Les circonstances en auront décidé autrement, qui le contraindront à s’arrêter au Chili. Il s’y établit, s’y maria, y fonda une famille, léguant au passage à cette dernière l’image mythique d’une France lointaine et le nom d’un oncle aimé. 

Un conflit mondial, puis un second, inciteront ses descendants à rejoindre les troupes de cette patrie de coeur, les marquant de cicatrices indélébiles telles que seule la fréquentation de l’horreur peut en laisser. Une douloureuse expérience que la génération suivante connaîtra à son tour avec la dictature de Pinochet, à travers le personnage d’Ilario Da.


Je confesse bien volontiers que ce parti pris narratif - qui implique en outre de fréquents retours en arrière et quelques redites exigées par les changements de point de vue - a d’abord suscité chez moi une certaine perplexité. Tout cela allait certes très vite. Trop vite peut-être pour que je puisse m’attacher aux personnages. 

Toutefois, en recourant à des motifs se faisant écho, l’auteur donne peu à peu de l’épaisseur à sa trame et nous propose finalement un édifice reposant sur de solides fondations. Plus j’avançais dans ma lecture, plus je me laissais happer par ce récit d’une indéniable originalité qui, en dépit de son rythme trépidant, restitue un grand luxe de détails et laisse également place au réalisme magique, dans la plus pure tradition latino-américaine. Le tout formant une surprenante mais non moins vibrante fresque du siècle écoulé.

mardi 6 octobre 2020

Les nuits d’été

Thomas Flahaut
L’Olivier 2020



Thomas et Mehdi, amis d’enfance, travaillent tous deux à l’usine de leur région, dans l’est de la France, à la frontière de la Suisse, comme leur père avant eux. Sauf que ceux-ci étaient intégrés à l’entreprise. Ils étaient titulaires d’un CDI qui leur conférait un statut d’ouvrier, leur apportant par la même occasion la culture et le sentiment d’appartenance qui vont avec. 

Thomas et Mehdi, eux, sont intérimaires, et donc plus prolétarisés encore que ne l’étaient leurs aînés. Un jour ici, un autre là. Contraints de travailler de nuit. D’accepter des missions à des kilomètres lorsque le travail, nomade, exige de la main-d’oeuvre ailleurs… Une trajectoire bien différente de celle que leurs parents avaient imaginée pour eux, croyant que les études et l’ascenseur social leur garantiraient une meilleure situation.


La couleur du roman de Thomas Flahaut est résolument sociale. A travers l’histoire de ses deux personnages principaux, il peint parfaitement le déclassement, la dissolution de la classe ouvrière, le recours à la novlangue censée faire écran à la violence de ce qui est imposé et, plus que le désenchantement, le désarroi d’une jeune génération privée de la moindre perspective d’avenir. Il pose un regard très pertinent sur la transformation du monde du travail, en particulier du travail ouvrier, et la manière dont les individus intègrent ces dérèglements jusqu'à adopter parfois des postures pernicieuses qui accentuent encore la précarité de leur situation et peuvent conduire aussi à l’implosion de la cellule familiale.


Mais j’ai regretté pour ma part l’atmosphère très froide qui règne dans ce roman. Certes, elle convient peut-être au sujet, pour traduire l’errance psychique des différents personnages, y compris celle de Louise, la soeur de Thomas, qui semble pourtant sur le point d’accomplir cette fameuse ascension sociale. Etudiante en sociologie, elle prépare en effet une thèse sur les mutations du travail en zone frontalière. D’une certaine manière, la fiction prend donc en charge l'axe d’analyse de ce qui nous est raconté. Pourquoi pas ? Pourtant cette double focale m’a laissé un sentiment étrange. Comme si, en choisissant le roman, l’auteur s’était écarté de son projet initial pour s’engager sur une voie secondaire. Pour ma part, ce sont les réflexions de la jeune femme qui m’ont le plus intéressée. Et c’est cette voix-là que j’aurais aimé entendre davantage. Car de toute évidence, l’auteur sait parfaitement de quoi il parle, et je suis certaine qu’il aurait encore long à dire sur le sujet.



Nicole est plus enthousiaste