vendredi 29 septembre 2023

Tasmania

Paolo Giordano
Le Bruit du Monde, 2023


Traduit de l’italien par Nathalie Bauer




Le narrateur de ce roman est un journaliste italien venu à Paris en novembre 2015 pour couvrir un sommet sur le climat. Mais ce pourrait tout aussi bien être vous ou être moi : aux prises avec des difficultés affectives, il s’interroge sur l’avenir de son couple, mais aussi sur celui de la planète qui le préoccupe de longue date. Ses petites tragédies personnelles l’emportent pourtant trop souvent sur les conséquences de l’accumulation des gaz à effet de serre sur l’environnement, et force est de constater que ses comportements ne sont pas toujours à la hauteur de ses principes… 

 

Lorsqu’éclatent les attentats du 13 novembre l’avenir s’assombrit encore. L’humanité met décidément bien de l’ardeur à créer les conditions de son anéantissement. Est-ce cette réflexion qui amène le narrateur à s’intéresser à la bombe atomique qui fut lâchée sur Hiroshima le 6 août 1945, dont les images lancinantes et les témoignages de rescapés ou de leurs descendants colonisent son esprit ?

 

Tandis qu’il mène son existence, rencontrant ses amis, partant en vacances avec sa compagne et faisant de nouvelles connaissances, ces questionnements, ces préoccupations et ces angoisses ne le quittent guère. « Où iriez-vous, en cas d’apocalypse, si vous deviez vraiment sauver votre peau », demande-t-il ainsi à Novelli, un expert du climat, qui désigne en retour la Tasmanie.


Il se dégage de ce roman une atmosphère singulière. Le lecteur chemine avec le protagoniste dans un monde qu’il ne connaît que trop bien, traversé par les questions du réchauffement climatique aussi bien que par celle du woman empowerment, où l’on est sommé de prendre position sur les réseaux sociaux, mais où l’on préfère fermer les yeux devant les pires menaces plutôt que de prendre les mesures qui s’imposeraient, et au sein duquel on se sent trop souvent désorienté, oscillant entre lassitude et fatalisme… 


Un livre troublant, au ton très juste, dont l’écho risque de retentir bien longtemps dans l’esprit de ses lecteurs…




A lire également, la chronique de Nicole


lundi 25 septembre 2023

Panorama

Lilia Hassaine
Gallimard, 2023



Si la dystopie permet de révéler le degré d'angoisse d'une société, alors on peut sans doute affirmer que la tension monte. C'est en tout cas le troisième roman imaginant un futur plus ou moins proche que je lis en cette rentrée, alors que je ne suis pas particulièrement à l'affût du genre.
 
Comme chez Karim Miské, le roman se déroule en France, et comme chez Celeste Ng aux Etats-Unis, on évolue dans une société où la surveillance permanente et généralisée est devenue la norme. On n’a même plus besoin des réseaux sociaux, à l’origine de la Révolution qui s’est opérée. La Transparence qu’ils ont contribué à installer étant garante de sécurité, chacun - ou presque - a accepté de vivre dans des logements aux parois vitrées afin de pouvoir être observé par ses voisins, prompts à signaler tout incident ou écart de conduite aux autorités compétentes : fini les violences conjugales, la maltraitance infantile et toute forme de sévices. Le monde nouveau n’est plus que paix et harmonie…

Un matin, un couple et leur enfant sont pourtant mystérieusement portés disparus sans que personne n’ait été témoin de quoi que ce soit. Hélène, commissaire de police désoeuvrée, comme tous ses collègues, reprend du service pour mener l’enquête. Comme on peut s’en douter, elle découvrira au fil de ses investigations que derrière l’apparente quiétude se cachent bien des conflits et petits arrangements pas toujours très propres.


On ne peut pas dire que j’aie beaucoup vibré à la lecture de cette intrigue policière dont la mécanique ne m’a guère convaincue. Reste la mise en garde contre les dérives d’une société où la vie des uns et des autres est exposée dans ses moindres détails - avec ou sans l’assentiment des intéressés -, publiquement commentée, critiquée, voire vilipendée. Ce n’est certes pas vain. Mais je trouve dommage que l’auteure ne soit pas parvenue à mieux exploiter son sujet.



lundi 18 septembre 2023

Le livre de la rentrée

Luc Chomarat
La Manufacture de Livres, 2023



Ce n’est pas un scoop, et nous sommes en plein dedans : la rentrée littéraire est le point d’orgue de l’année éditoriale. Chacun joue des coudes pour occuper les tables des libraires, les pages culture des grands médias et les listes des prestigieux prix d’automne. Bref, il s’agit de publier LE livre qui, au milieu des centaines d’autres, va faire parler de lui - et surtout se vendre par milliers, voire dizaines de milliers d’exemplaires. 


La nouvelle directrice commerciale de Mirage, Eugénie, qui sévissait encore quelques mois plus tôt dans la bureautique, n’y fait pas exception. Ce serait même sa seule et unique préoccupation. Aussi prie-t-elle instamment Delafeuille de se mettre en chasse du livre qui supplantera tous les autres. La recette selon elle est simple : un brin de condamnation du capitalisme, une pincée d’alerte sur les dangers encourus par la planète et surtout « un peu de cul », mais du cul féministe, ça va sans dire !


Ça tombe plutôt bien : la « numéro trois chez Editis », que Delafeuille connaît depuis des lustres, lui envoie justement son neveu, un jeune homme ayant pondu un manuscrit… qui pourrait parfaitement faire le buzz. De quoi satisfaire l’inflexible directrice commerciale, et permettre ainsi à l’éditeur de continuer à se préoccuper de littérature. Il pourrait alors publier le nouveau livre de son ami Luc, jusqu’ici auteur de polar, qui a choisi de passer à « la blanche ». D’autant qu’il est en train d’écrire un portrait de femme. Quoi de plus alléchant qu’un roman évoquant la vie d’une femme moderne, indépendante, à l’ère post MeToo ? 


Répondant à l’invitation de son ami, Delafeuille vient passer quelques jours chez Luc et sa femme Delphine, dont le charme ne le laisse pas indifférent. Tandis qu’au cours de son séjour Delafeuille se lance dans la lecture des premières pages du manuscrit, il est pris d’une étrange impression, pour ne pas dire d'un sentiment de malaise : c’est Delphine qui est au coeur du roman, et le moins qu'on puisse dire c'est que Luc n'en fait pas vraiment le modèle de femme qu'il attendait ! Quant à lui-même, il se voit peu à peu devenir l’un des personnages du livre… De quoi perdre les pédales et prendre la tangente. Mais est-il possible d'échapper à son destin lorsqu'on est pris dans les rêts de la fiction ? 


Entre satire du monde de l’édition, réflexion sur le discours que l'on peut aujourd'hui porter sur les femmes (en particulier lorsqu'on est un homme) et mise en abîme du roman qu’il est en train d’écrire, Luc Chomarat nous offre un livre plein de malice et tout à fait divertissant. Même s'il s'est quand même un peu complu dans dans son propos et sa construction narrative...

mercredi 13 septembre 2023

Cézanne, Des toits rouges sur la mer bleue

Marie-Hélène Lafon
Flammarion, 2023



Il y a deux manières d’aborder la figure d’un peintre. Soit on tâche de s’effacer pour livrer un récit plus ou moins fictionnel, tenter de composer un portrait ou de restituer tout ou partie de son existence ; soit on y cherche quelque chose qui renvoie à une expérience commune ou qui puisse faire écho à son propre geste créatif. Marie-Hélène Lafon s’inscrit clairement dans cette seconde démarche. Pour ce faire, elle a d’ailleurs inventé un verbe, cézanner. Cézanner : s’imprégner de l’espace que le peintre occupa, retrouver les sensations qui furent les siennes, laisser ses propres souvenirs personnels se frayer un chemin au contact des traces matérielles de l’existence de l’artiste et ouvrir ainsi ce chantier qu’elle rumine depuis plus d’une année et qui a acquis la force d’une nécessité. Cézanner : obéir à une pulsion irrépressible d’où sortira l’oeuvre.


C’est précisément cela qui est au coeur du texte de Marie-Hélène Laffon. Elle ne cherche ni à s’inscrire dans une chronologie ni à raconter la vie du peintre. Elle saisit des instants dont finit par jaillir une figure aux contours imprécis, mais pourtant d’une saisissante adresse. 


Sous sa plume, Cézanne n’a rien d’aimable et paraît comme étranger au monde qu'il habite et que seule la peinture semble lui permettre de saisir. Il est un être entièrement et inconditionnellement dédié à son art. Un individu sans repos, en quête perpétuelle de la forme ou de la couleur juste. Ce n’est pas une figure que cherche à restituer Marie-Hélène Lafon, mais un état. D’où peut-être le trouble relatif dans lequel elle plonge son lecteur.  


En dépit de sa brièveté, j’ai connu en lisant ce texte quelques moments d’impatience : j’avais l’impression que Cézanne m’échappait, que sa figure se dérobait sous les mots de l’auteure. Pourtant, au terme de ma lecture, il était bien présent, dans toute la force de son geste créatif. Quelque chose de l’ordre d’une présence impalpable dont il ne nous reste finalement que l’essentiel pour l’appréhender : une oeuvre singulière, unique, qui ouvrit une voie nouvelle et que l’on ne se lasse pas d’admirer.

vendredi 8 septembre 2023

L’enragé

Sorj Chalandon
Grasset, 2023


De Sorj Chalandon, j’avais déjà lu deux romans que j’avais appréciés. L’enragé ne comptait pourtant pas parmi les titres de la rentrée littéraire que j’avais placés au sommet de ma fameuse PAL. Mais lorsque j’ai pu le feuilleter sur les tables des libraires, il me fut impossible de m’en départir : sa dédicace m’avait littéralement saisie ! Ces mots, je les connaissais, ils m’avaient déjà harponnée pour me mettre sur la voie de ma plus belle et de ma plus riche aventure littéraire : Chalandon reprenait l’éloquente formule que Jules Vallès avait placée au frontispice du premier volume de sa trilogie.

 

A tous ceux 

Qui crevèrent d’ennui au collège

ou

Qu’on fit pleurer dans leur famille

Qui, pendant leur enfance, 

Furent tyrannisés par leurs maîtres

ou

Rossés par leurs parents

 

Je dédie ce livre

 

 

                                         Jules Vallès, L’Enfant

 

 

Une histoire d’enfant, donc, ou plutôt d’enfants, au pluriel, d’enfants malmenés, martyrisés. Une histoire de gamins incarcérés que Chalandon entreprend de nous raconter dans toute sa brutalité – ce qui ne surprendra guère ses lecteurs qui savent combien la maltraitance infantile le touche.

 

Nous sommes à Belle-Ile-en-Mer en 1934. Derrière les hauts murs d’une colonie pénitentiaire, de jeunes garçons vivent un véritable calvaire. Qui sont-ils ? Des orphelins, des gamins abandonnés, livrés à eux-mêmes, qui avaient chapardé un oeuf ou un quignon de pain un jour où la faim les tenaillait avec plus de cruauté qu’à l’accoutumée. Des enfants qui subissent désormais les sévices de geôliers jouissant des pleins pouvoirs qu’ils ont reçus pour les « redresser » et qui constituent une main-d’oeuvre gratuite et corvéable à merci. 

Au sein de cet espace en retrait du monde, chacun survit comme il peut. Il y a ceux qui courbent l’échine, espérant se faire oublier, et ceux qui posent en caïd et refusent de baisser les yeux, au risque de subir des traitements plus inhumains encore.

 

Jules Bonneau est de ceux-là. Son surnom, La Teigne, le dit assez, et chaque jour passé dans cet antre nourrit un peu plus son ressentiment. L’heure de la révolte finit pourtant par sonner et quelque cinquante-six de ces jeunes bagnards parviennent à s’échapper. Mais peut-on s’évader d’une île ? Surtout lorsque toute la population participe à la chasse à l’enfant qui s’ouvre alors… Seul Jules demeurera introuvable. 

 

Comment se soustraire à la traque, se faire oublier et commencer une nouvelle vie ? Jules pourra compter sur une poignée d’individus peu enclins à considérer les enfants comme des criminels. Mais d’autres menaces planent. Sur fond de guerre d’Espagne et de montée du nazisme, les conflits entre militants communistes et membres d’organisations nationalistes d’extrême-droite s’exacerbent… 

 

Chalandon sait comme personne dépeindre la violence, qu’elle soit sociale ou familiale, qui s’abat sur les individus. Son talent s’illustre ici encore, et le journaliste qu’il est restitue parfaitement le contexte dans lequel cette histoire, inspirée de faits réels, se déroule. Le roman se lit d’une traite et suscite inévitablement l’indignation et un sentiment de révolte. Jules Vallès aurait sans aucun doute été sensible à ce récit qu’il aurait défendu avec conviction. Celui-ci m’a toutefois semblé trop sage. J’aurais attendu qu’il traduise davantage la rage du personnage ; qu’à celle-ci fasse écho une forme d’insurrection de la langue et de la grammaire ; que la structure même du texte renvoie au désordre intérieur de Jules. Mais peut-être suis-je encore trop sous influence : l’autre Jules s’attachait à casser les conventions littéraires et linguistiques pour mieux révéler et combattre le joug des institutions familiales, scolaires et sociales.

 

Ce roman n’en reste pas moins un témoignage effarant du fonctionnement d’une institution qui, même si elle évolua certainement au cours des décennies, perdura jusqu’à la fin des années 1970. Autant dire que c’était hier.



 


dimanche 3 septembre 2023

Nos coeurs disparus

Celeste Ng
Sonatine, 2023


Traduit de l’américain par Julie Sibony




Bien sûr il y a eu 1929 et 2008. Mais lorsque s’ouvre le roman, les Etats-Unis ont connu une nouvelle crise, peut-être pire encore que les précédentes. Son origine ? L’expansion économique de la Chine, dont l’hégémonie menacerait jusqu’aux fondements de la culture américaine. Tandis que les violences à l’encontre des personnes d’origine asiatique se multipliaient, une loi a été votée réduisant drastiquement les libertés individuelles dans le but affirmé de garantir la sécurité des citoyens. Eradication de tout élément anti-américain, contrôle du moindre fait et geste des individus, surveillance mutuelle en constituent l’arsenal… 


De nombreux livres sont désormais retirés de la vente et des bibliothèques. Ainsi le recueil de poèmes de Margaret Miu a-t-il été interdit : sa teneur servait en effet de caisse de résonance aux poches de résistance qui apparaissaient ici ou là, élevant la jeune femme au rang de dangereuse dissidente. Au point de la contraindre à fuir son foyer, à quitter son mari et son fils alors âgé de neuf ans pour préserver leur sécurité.


Trois ans plus tard, alors qu’il ignore totalement ce que sa mère est devenue et pourquoi son nom a été proscrit du jour au lendemain, Bird reçoit un courrier apparemment anodin, contenant un dessin. Il y reconnaît immédiatement l’empreinte de sa mère et se met en tête de la retrouver…


On n’est pas loin de 1984 dans cette peinture d’une Amérique névrosée regardant tout élément exogène comme une menace. On y perçoit cette atmosphère oppressante où chacun doit surveiller ses propres mots et réactions pour ne pas prêter le flanc à toutes sortes d’accusations pouvant provenir de son voisin, de son professeur ou de son collègue. Bird subit une situation qu’il ne comprend pas. Pourquoi sa mère a-t-elle disparu ? Et, surtout, pourquoi son père lui-même refuse-t-il d’en prononcer le nom et est-il si prompt à la renier ? Le lecteur est d’abord captif de ce climat angoissant et n’a pas plus de réponses que l’enfant, jusqu’au moment où celui-ci part à la recherche de sa mère.


Céleste Ng offre alors au lecteur un autre point de vue, celui des opposants, et révèle la manière dont la résistance se saisit de minuscules brèches pour s’organiser. C’est sans doute l’aspect le plus inventif du roman, et le moment où celui-ci prend enfin son envol - la première partie m’ayant en effet paru un peu longue. Sans doute souffrait-elle par ailleurs du parallèle que l’on ne peut s’empêcher d’établir avec l’oeuvre d’Orwell… En la matière, ce dernier reste insurpassable.