dimanche 19 mars 2023

Les contemplées

Pauline Hillier

La Manufacture de Livres, 2023




Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis.

Une voiture sillonne les rues de la ville. A son bord, une jeune Française voit le paysage défiler comme dans un mauvais film. Le policier qui l’accompagne la met en garde : là où on la conduit, elle sera entourée de femmes dangereuses. 

Elle est exténuée, cela fait des heures qu’on lui parle dans une langue qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne s’est pas changée, qu’elle est accablée par une chaleur écrasante. Quand enfin le véhicule s’arrête, c’est pour la reléguer entre les murs de la Manouba. La prison pour femmes de Tunis.


Aussitôt, elle est assaillie par l'odeur pestilentielle et le bruit assourdissant de la complainte des prisonnières. Elle signe de son empreinte digitale un procès-verbal, rédigé en arabe, qui lui reste impénétrable. Elle est contrainte de se soumettre à une humiliante fouille au corps, elle est sale, elle ruisselle de sueur, elle a peur. La voici jetée dans une cellule de trente mètres carrés. Avec vingt-huit autres détenues.


On ne saura pas, ou tardivement, ce qui l’a conduite ici. On comprend toutefois que cette jeune touriste est inoffensive, qu’elle n’a pas commis d’acte répréhensible - aux yeux de notre loi. Son jugement va d’ailleurs faire la une de l’actualité tant française que tunisienne, avec des approches opposées, et son maintien en détention faire l’objet de tractations diplomatiques.


En attendant sa libération - dans trois jours ? trois semaines ? trois mois ? - il va falloir tenir le coup. Endurer la promiscuité, faire face à l’ennui de journées qui s’étirent interminablement, se contenter d’une hygiène plus que rudimentaire, supporter la chaleur accablante, respecter des règles qu’elle méconnaît, ignorer les cafards qui courent sur les couchettes, sans parler des rats, se soumettre à la perfidie des gardiennes. Et tenter d’échapper aux mauvais traitements que ne vont pas manquer de lui infliger les criminelles qui l’entourent.


A peine est-elle arrivée que l’une d’elles lui fournit une tenue « décente » - et propre : une chemise et un pantalon informe qu’elle doit maintenir avec sa main pour qu’il ne lui tombe pas sur les chevilles… Se serait-elle déjà fait extorquer son jean et son débardeur ? Mais une certaine Hafida se met à lui parler, doucement, et lui offre un morceau de pain. 

Tel un oisillon tombé du nid, la jeune femme se joint à ses nouvelles compagnes. Même si elle ne comprend rien à leurs conversations, elle rit lorsque les autres rient et reproduit leurs gestes pour se fondre dans le décor. Si la plupart ne lui manifestent guère plus que de l’indifférence, Hafida la prend sous son aile. Pour la jeune femme, c’est un réconfort inespéré. Dans un élan de communion, elle se saisit de sa main et, se remémorant les gestes de sa mère qu’elle s’était autrefois amusée à imiter, elle suit de son doigt les lignes de sa paume. Saurait-elle lire l’avenir ? Hafida lui demande de déchiffrer ce qu’elle voit. Mais, très vite, c’est elle qui prend la parole pour se raconter. Elle menait une vie confortable et rangée dans les beaux quartiers de Tunis, mais fut peu à peu assaillie par un sentiment d’asphyxie. L’envie de sortir des cadres, d’éprouver de l’exaltation. Une « petite bêtise », un premier achat secrètement effectué. D’autres suivent. Jusqu’à la sortie de route. 


Les autres les ont observées. Désormais, toutes veulent s’entretenir avec celle qui est devenue La Voyante. Mais, comme Hafida, ce sont surtout elles qui vont se raconter, délivrant autant d’histoires singulières et propres à susciter la compassion, voire l’indignation. Ce ne sont pas toutes des criminelles, loin s’en faut. Elles sont souvent là pour des délits mineurs, victimes de leur jeunesse, de leur inexpérience ou de l’arbitraire de jugements prononcés par des hommes pour des hommes. Et si l’une a tué dans un déchaînement de violence assumé, le récit de ce qui l’a amenée à commettre ces actes est glaçant.


De confidence en confidence, une complicité se noue entre ces femmes de tous âges et de condition différente. Coupées du monde, abandonnées parfois de leurs proches, elles recréent une forme de famille qui leur permet de rester en vie.


Ce roman m’a rappelé un livre qui ne dira sans doute pas grand chose à grand monde, mais qui m’avait fortement impressionnée à la fin de mon adolescence et dont je conserve un souvenir vif et déchirant : celui de la Russe Julia Voznesenskaya, Le Décaméron des femmes, dans lequel une dizaine de jeunes accouchées réunies dans un hôpital de Leningrad se racontaient à tour de rôle les événements marquants de leur existence. A travers leurs récits personnels, c’est la manière dont la société soviétique pesait sur la condition féminine que l’auteure révélait. Pauline Hillier procède de la même manière, et de son livre se dégagent la même émotion, le même élan de solidarité, la même force, faisant naître chez le lecteur le même sentiment de révolte. Un sentiment accru lorsqu'on sait que ce livre est inspiré de ce qu'a réellement vécu l'auteure. Quelque chose me dit que ces Contemplées me marqueront d’une empreinte aussi durable. Et je souhaite à toutes les lectrices - et aux lecteurs aussi - de connaître le même saisissement que celui qui m'a étreinte en lisant ces deux livres.  


lundi 13 mars 2023

Le tribunal des oiseaux

Agnes Ravatn
Actes Sud, 2023

Traduit du néo-norvégien par Terje Sinding



Quelque part en Norvège dans un fjord isolé, Allis Hagtorn arrive chez l’homme qui l’a recrutée en tant qu’aide à domicile. Contrairement à ce qu’elle imaginait, Sigurd Bagge n’est pas un vieillard impotent, mais un quadragénaire au physique imposant. Quant à elle, elle n’a jamais effectué ce type d’emploi et ne connaît rien aux tâches, de jardinage notamment, qui l’attendent. On apprendra rapidement qu’elle ne cherchait qu’à fuir la vie qu’elle menait jusqu’alors.


Sigurd s’exprime peu. Avec Allis, il s’en tient d’abord à une distance sinon hostile, du moins réfrigérante : elle doit attendre qu’il ait terminé de prendre son repas avant de pouvoir s’attabler à son tour, et les quelques paroles auxquelles il consent sont purement utilitaires. En guise de sortie, Allis se rend une fois par semaine à l’épicerie du coin tenue par une femme à peine moins revêche. 


Malgré cet environnement quelque peu inamical, Allis va peu à peu apprivoiser cet homme étrange, qui exerce sur elle un certain pouvoir d’attraction. Des bribes de dialogue vont s’amorcer, parfois coupées net par un Sigurd se refermant aussi inexplicablement que soudainement. Au fil de leurs échanges, la lumière va cependant se lever sur leur parcours et leurs blessures respectifs, sans toutefois rentrer dans les détails. L’auteure entretient une forme de flou qui accentue le caractère insolite de la relation que ces deux individus finissent par nouer, isolés au coeur de la majestueuse nature norvégienne.


J’avoue être restée sur ma faim. Certes, l’auteure sait créer une atmosphère dérangeante et le texte progresse selon un rythme qui ne laisse pas place à l’ennui. Toutefois, je n’ai jamais trouvé crédible l’attrait produit par Sigurd, et je n’ai vraiment pas compris quelles étaient les motivations qui animaient réellement Allis. Autant dire que j’ai eu du mal à m’intéresser à ces personnages et à ce qu’ils ressentaient. Dans la perspective d’un voyage à venir, je me suis rattrapée sur la description des paysages, mais cela n’aura pas suffi à susciter mon enthousiasme…

jeudi 9 mars 2023

Il suffit de traverser la rue

Eric Faye
Le Seuil, 2023



Il suffit de traverser la rue : vous vous souvenez certainement de cette formule présidentielle qui avait fait couler beaucoup d’encre… C’est justement ce que s’apprête à faire Aurélien Babel, journaliste quinquagénaire, au moment de quitter définitivement l’agence de presse qui l’employait. Il a en effet « bénéficié » d’un plan de départs volontaires consécutif à la réorganisation des services exigée par le nouvel actionnaire suédois… Mais avant d’en arriver là, il lui aura fallu mener un véritable parcours du combattant que l’auteur nous relate avec une certaine verve.


Car tel n’était pas le projet de notre bougre, qui se serait bien vu continuer à assurer dans les locaux de la rue Montmartre la veille des dépêches jusqu’au jour de sa retraite. Mais voilà : le monde a changé, il faut s’adapter. Entendez : délocaliser les services tels que la maintenance informatique et externaliser un maximum de fonctions. Y compris les journalistes eux-mêmes. Pourquoi en effet s’encombrer de vieilles badernes rétives à toute forme d’évolution quand on peut s’offrir de jeunes recrues prêtes à toutes les contorsions pour faire leur trou et ce, à un tarif bien plus concurrentiel ! Elles ne connaissent rien au métier ? Une formation express fera l’affaire !


Eric Faye brocarde le monde de l’entreprise à l’heure de la mondialisation, pointant tout à la fois les méthodes de management délétères, la recherche de rentabilité à (très) court terme, la perte de sens au travail, mais aussi le renoncement des salariés à se mobiliser collectivement pour battre en brèche le système qui les broie.


Le tableau qu’il brosse n’est hélas que trop bien connu. Aussi, si juste et bien menée soit cette charge ubuesque, arrivai-je au terme de la première partie du livre avec un léger sentiment de lassitude. Avais-je vraiment envie de continuer à lire un roman qui tendait un miroir si fidèle à ce que nous observons tous les jours ?


Mais le deuxième acte de cette sinistre comédie allait s’ouvrir sur une scène aux échos moins retentissants. Car une fois la situation évaluée puis la décision prise de monter dans la charrette, il n’allait pas être si simple que cela d’y parvenir. Non sans se départir de son humour grinçant, l’auteur évoque la course - voire la compétition - à laquelle se livrent les prétendants à un départ… auquel ceux-ci n’aspiraient pourtant pas ! Satisfaction aux critères de sélection, motivation (!), présentation de projet, autant d’éléments qui doivent nourrir leur dossier pour convaincre du bien-fondé de leur demande. Vous vous croyiez chez Ubu dans la première partie ? La seconde le consacre décidément roi de cet univers déshumanisé et asservissant qu’est celui de l’entreprise… 


Soyons reconnaissants à Eric Faye de son ironie mordante et de la sollicitude dont il fait preuve à l'égard de son personnage, qui sauvent le lecteur d'un désespoir certain. A moins que ce texte ne l’anime au contraire d’une saine et fertile colère ? Il donne au moins une raison d'espérer...



Un roman repéré chez Nicole




samedi 4 mars 2023

Client mystère

Mathieu Lauverjat
Scribes, Gallimard, 2023



« Le travail, c’est la santé ; ne rien faire, c’est la conserver », chantait Henri Salvador. Sans doute le narrateur de ce roman aurait-il dû s’en rappeler le jour où, parcourant les rues de Lille sur son vélo pour livrer une énième pizza, il vint s’encastrer dans un camion. S’il s’en sort sans trop de dommages, le voilà néanmoins dans l’impossibilité de travailler et donc privé de ressources, eu égard à son statut d’auto-entrepreneur. Ce qui ne serait encore qu’un drame mineur si son inactivité, même très temporaire, n’avait pour conséquence de le renvoyer dans les limbes d’un algorithme d’où il avait eu grand peine à émerger au début de sa « carrière ».  


Mais voici qu’à la faveur de ses longues heures d’oisiveté contrainte, il découvre un reportage consacré au mystery shopping, un business récemment apparu mais néanmoins florissant. Ainsi des agences spécialisées envoient-elles le premier pékin venu, qui dans un hôtel, qui dans un  supermarché ou chez un coiffeur, pour vérifier le respect des consignes et d’une charte qualité tout droit venues d’une direction centralisée. Rien de plus simple et de plus séduisant pour notre jeune convalescent qui s’inscrit illico sur l’une des applis idoines. 


Remplissant consciencieusement les grilles d’évaluation et interprétant non moins  impeccablement les rôles de clients, certes mystères, mais néanmoins retors, visant à pousser les employés dans leurs retranchements pour tester leur capacité à faire face aux situations les plus épineuses, il finit par être repéré par la pimpante chief officer de l’agence et par prendre du galon.


Tout irait pour le mieux si sa conscience ne venait le titiller. Car il faut bien faire remonter les imperfections, aussi légères soient-elles. Ainsi la simple enquête de satisfaction peut-elle finir par entraîner des conséquences bien fâcheuses…


Mathieu Lauverjat nous plonge dans les abîmes du travail ubérisé pour en révéler le caractère ubuesque, nous livrant une peinture très éloquente de ses modalités et des méthodes de management sur lesquelles il s’appuie. Certes, il ne se prive pas de recourir à l’arme de l’humour, mais on se demande néanmoins jusqu’à quel point le loufoque qu’il convoque ne reflète pas la réalité et, si l’on rit, c’est d’un rire aussi jaune que celui qui éclabousse la couverture. Chacun pourra aisément reconnaître les éléments de novlangue qu’affectionnent tant aujourd’hui les managers et qui recouvrent ici toute leur vacuité. 

Mais, en la matière, la meilleure trouvaille de ce roman est sans conteste le gimmick dont il est émaillé. Je ne ferais pas l’affront à son auteur de qualifier son texte de « satisfaisant-conforme », mais, si l’on devait évaluer le caractère divertissant de la lecture et la pertinence du propos, il passerait le test haut la main !



A découvrir aussi chez Nicole


lundi 27 février 2023

Le cimetière de la mer

Aslak Nore
Le Bruit du Monde, 2023

Traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon




Oslo, 2015. Vera Lind, vénérable aïeule de l’une des familles les plus fortunées de Norvège se donne la mort. Non sans avoir préalablement fait disparaître son testament.


Au sein de la famille, la tension monte. Entre les deux branches, les relations n’étaient déjà pas des plus chaleureuses. Issues des deux mariages successifs du Grand Thor, qui trouva la mort dans un naufrage au début de la Seconde Guerre mondiale, elles n’ont de commun que le nom de Falck. L’une, incarnée par le petit-fils Hans, installée sur la côte ouest, mène une existence bohème. Si Hans est un médecin connu et reconnu pour son engagement humanitaire au Moyen-Orient, il brille aussi par ses déclarations tendance gauchisante et le peu d’attention qu’il porte à sa descendance.

L’autre, issue du remariage de Thor avec Véra qui donna naissance à Olav, n’a cessé de faire fructifier le patrimoine familial, patrimoine financier, certes, mais aussi culturel, grâce à la création de la fondation SAGA. Centre d’archives, celle-ci a en effet pour mission de documenter et diffuser l’histoire de la résistance norvégienne durant la guerre, dont Thor passe pour avoir été l’un des pionniers.


Comme vous vous en doutez, la famille Falck n’est pas exempte de secrets soigneusement enfouis, de rancoeurs plus ou moins contenues ni surtout de conflits d’intérêts. Or certaines révélations auraient été au coeur d’un manuscrit que Vera, écrivaine jouissant alors d’une petite notoriété, avait écrit à l’aube des années 70. Renfermant des informations sensibles, celui-ci fut saisi par les Renseignements généraux interdisant sa publication. Si certains membres de la famille ont l’intuition qu’il est de leur intérêt que ce manuscrit ne remonte jamais à la surface, d’autres ne songent qu’à en connaître la teneur…


En dépit des mises en garde de son père Olav, Sacha, très attachée à sa grand-mère, veut comprendre les raisons de son suicide. C’est donc elle qui va mener l’enquête, au risque de déclencher une véritable bombe à retardement… 


Aslak Nore nous entraîne dans un récit haletant aux multiples facettes qui nous conduit, entre les années 40 et nos jours, d’Oslo à Bergen, du Liban au Kurdistan, pour nous révéler les paradoxes d’une société fondée sur les valeurs de liberté et de tolérance. C’est passionnant et très instructif pour qui connaît si mal, comme c’est mon cas, l’histoire et la culture de ce pays.


Mais la réussite de ce roman tient surtout à la richesse de son intrigue dont l'auteur entremêle les fils avec une maestria qui trouve son apothéose dans la toute dernière phrase du roman. Le rythme ne souffre aucun temps mort, les relations que chacun des membres de la famille entretient avec les autres sont observées avec une grande acuité et l’on dévore les pages pour connaître le fin mot de l’histoire. Certes, on butte bien sur quelques noms à rallonge d'organismes norvégiens renfermant un nombre totalement extravagant de consonnes. Mais, je vous rassure, ils restent peu nombreux. Et puis ils offrent l’avantage de ralentir un tout petit peu la lecture, permettant ainsi de ne pas arriver trop rapidement au terme de ce trépidant roman !


jeudi 23 février 2023

Sortir au jour

Amandine Dhée
La Contre Allée, 2023



Si vous êtes de ceux qui pensent que la mort n’est rien d’autre que ce qui clôture l’existence et qu’elle doit être regardée sans dramatisation excessive, alors ce court récit qui tente de l’apprivoiser pourrait bien vous séduire. Si, au contraire, la mort vous tourmente, si votre propre disparition ou celle de vos proches est la source d’une indicible angoisse, alors, surtout, ne passez pas à côté !


La mort, la jeune mère de famille qui prend ici la parole, la craint au plus haut point. Qu’il s’agisse de celle de son enfant, de son grand-père élevée au rang de mythologie familiale, de celle qui survient par accident, par maladie, de celle des artistes qui accompagnent nos existences, de celle d’inconnus fauchés par la guerre ou par une catastrophe naturelle qui nous est relatée dans les médias, ou encore de celle qui est mise en scène dans les contes de fée afin que les enfants se familiarisent avec elle, la mort lui semble tapie partout. Et puis, de toute façon, vu l’état de la planète, à plus ou moins brève échéance « on va tous crever » !


Partant de là, elle a, comme chacun d’entre nous, sa propre vie à conduire - mais aussi des enfants à élever. Alors ? Alors, il faut apprendre à dompter la peur, à vivre avec cette idée de la perte ou de la fin sans que celle-ci entrave chacun de nos pas. La rencontre avec une thanatopractrice, bien éloignée de l’image de sinistre croque-mort que l’on pourrait s’en faire, va l’aider à poser un autre regard sur ce que l’on appelle désormais pudiquement « la fin de vie ». 


L’auteure alterne de brefs chapitres dans lesquels elle donne tour à tour la parole aux deux jeunes femmes, l’une côtoyant quotidiennement la mort, la seconde ne cessant de se la représenter. Sa prose élégante se hisse sur une ligne de crête entre émotions contenues et un humour délicatement empreint de cynisme. L’équilibre est subtil, mais parfaitement maîtrisé, et c’est précisément ce ton qui permet d’ouvrir la voie à une réflexion que nous n’avons pas toujours l’audace de mener. C’est lui aussi qui donne tout son éclat au roman.

vendredi 17 février 2023

Les rives de la mer Douce

Laura Alcoba
Mercure de France, 2023



Chez Laura Alcoba, il est souvent question de mémoire : celle de son enfance, dans un contexte de dictature et d’exil, relatée dans sa trilogie initiée avec Manèges, ou celle trahie par le silence qu'impose la clandestinité, comme dans Les Passagers de l’Anna C où elle interrogeait, à travers l’histoire de ses parents, celle de tous ces jeunes gens animés par un rêve révolutionnaire et qui pour beaucoup trouvèrent la mort, plongeant ainsi dans un silence définitif. 


Mémoire et silence, mots qui se dérobent et mots interdits, passage d’une langue qui exige de se taire à une autre qui libère la parole ; souvenirs originels et souvenirs retrouvés par les témoignages de tiers ou par des images qui les réactivent… C’est sur ce riche matériau que Laura Alcoba construit son oeuvre, récit après récit.


Les rives de la mer Douce n’y fait pas exception, mais prend cette fois une forme nouvelle. L’auteure y retrace en effet le chemin qu’elle a effectué pour écrire ses précédents livres. Partant du moment où elle envoya son premier manuscrit par la poste et où elle fut rapidement reçue par celui qui allait devenir son éditeur, elle retrouve et déroule tous les fils de sa pensée et de son inconscient. Par un jeu d’analogies et d’échos, elle nous invite ainsi à une forme d’errance mentale qui nous conduit des bureaux de la rue Sébastien Bottin (désormais rebaptisée Gaston Gallimard) aux vastes rives du Rio de la Plata, en Argentine, en passant par celles, plus intimistes, de l’Aven, en Bretagne.


D’une rive à l’autre, elle convoque quelques épisodes de son histoire et de celle de sa famille, brosse le portrait de sa grand-mère, redessine les traits de son arrière-grand-mère, qu’elle a brièvement connue, et finit par revenir à ce qui a constitué la matière de Manèges : la vie qu’elle mena autour de l’âge de 7 ou 8 ans entre deux rives, celle de la clandestinité, dans une maison à double-fond où ses parents imprimaient des journaux d’opposition dans un quartier excentré de La Plata, et celle de la « normalité », au coeur de la ville, où se trouvaient ses grands-parents. Deux rives entre lesquelles elles fit durant quelques mois l’aller-retour quotidien pour se rendre à l’école. Entre les deux, les mots qu’il fallait oublier, ne surtout pas prononcer, des mots comme embute, « cachette », qui n’aurait pas manqué de signaler la nature des activités auxquelles se livraient ses parents. « Jamais je ne parlerai, même si on me plantait des petits clous dans les genoux », se répétait-elle tout au fond d’elle-même. L’écrivaine révèle ainsi avec une incroyable lucidité la manière dont se compartimente l’esprit, dont se forment les digues mentales et dont se creusent les tunnels de silence.


Mais il suffit souvent d’un rien pour que cèdent les barrages les plus solides : un détail, une simple phrase, qui opèrent une brèche par où s’engouffre le flot de tout ce qui était soigneusement contenu dans un repli de la conscience. C’est précisément là que naissent les livres. Laura Alcoba a su retrouver les chemins qu’elle a empruntés pour écrire les siens, et ce texte sensible et pénétrant qui les retrace, augmenté de photographies dont certaines proviennent des archives de l'auteure, est un inestimable cadeau qu’elle fait à ses lecteurs. J’en suis quant à moi ressortie impressionnée et profondément émue.



  



Je renvoie également à l'entretien que j'avais fait avec Laura Alcoba en 2017, après la parution de La danse de l'araignée.

Laura Alcoba en 2017 © Delphine-Olympe




samedi 11 février 2023

L’allègement des vernis

Paul Saint Bris
Philippe Rey, 2023



Le Louvre est sans aucun doute l’un des musées qui attire le plus de visiteurs au monde. Le réaménagement de ses espaces d’accueil, sous la pyramide, a d’ailleurs contribué à en accroître le nombre. Pourtant, aux yeux de la toute nouvelle et pimpante présidente de l’établissement, les chiffres de fréquentation doivent encore pouvoir être améliorés. Daphné s’en remet donc à une agence de conseil spécialisée dans la culture et les media pour dresser un audit permettant d’y parvenir… 


Or, qu’est-ce qui fait venir les visiteurs des quatre coins de la planète ? La Joconde, bien sûr ! Au-delà de tout l’arsenal de moyens à mettre en oeuvre (dont on redoute qu’ils ne soient pas nés uniquement de l’imagination de l’auteur !), c’est donc avant tout sur elle qu’il faut se concentrer. Au grand dam d’Aurélien, le conservateur du département des œuvres de la Renaissance italienne, voilà que le vieux serpent de mer de la restauration du chef-d’oeuvre de Leonard refait surface. Si d’aucuns avaient déjà pu y songer, la crainte de la pression et des risques encourus par le tableau l’avait toujours emporté. Pas de quoi faire frémir Daphné, cependant, aiguillonnée par la promesse d’une belle campagne de communication.


Une fois le projet ficelé, ne restait qu’à trouver celui qui pourrait s’atteler à l’écrasante tâche. C’est à un fringant restaurateur italien, unanimement reconnu dans la profession, que celle-ci revient. Avec son expérience et sa prestance, il semble parfaitement taillé pour mener sa mission à bien sans se laisser impressionner par le battage médiatique. Mais qui sait ce qui peut advenir dans le tête-à-tête quotidien et prolongé avec une telle icône…?


Ce roman est un régal de drôlerie et de finesse. Son jeune auteur nous entraîne dans le monde très fermé des institutions artistiques et révèle les enjeux parfois inattendus des conditions de présentation des oeuvres au public. Ce faisant, il peint avec brio les travers et obsessions de notre société pour la rentabilité et le marketing qui contaminent jusqu’aux objets qui en sembleraient le plus éloignés, il analyse notre rapport à l’art et au patrimoine, sans oublier l’essentiel : l’irrésistible attrait de la beauté et l’effet que celle-ci peut avoir sur les individus…


Mené tambour battant, au rythme de chapitres brefs et enlevés, ce récit s’appuie sur une fine connaissance du milieu artistique ainsi que sur une belle galerie de personnages que l’auteur sait nous rendre attachants. S’il n’avait qu’un seul défaut, ce serait de se lire beaucoup trop vite, car on se prend à regretter, une fois la dernière page tournée, de quitter la compagnie de cette ébouriffante Joconde 2.0.

lundi 6 février 2023

Offenses

Constance Debré
Flammarion, 2023



Il y a quelques années, Constance Debré a fait le choix de l’écriture. Un choix radical et sans concession. Elle n’écrit pas pour faire joli ou pour exprimer des sentiments. Ecrire est chez elle une expérience pleine et entière qui exige un don total de soi et qui l’a amenée à se dépouiller de tout ce qui constituait jusqu’alors sa vie et son identité pour se libérer de toute forme d’entrave. Il s’agissait de se détacher de tout pour tenter d’être pleinement soi. C’est précisément ce cheminement qui constituait le matériau de ses trois premiers livres.


Offenses rompt avec ceux-ci. Constance Debré aborde cette fois les rives de la fiction. Le personnage central de son roman est un jeune garçon d’une cité qui a froidement tué une vieille dame, sa voisine, à coups de couteau. Une enquête de police s’ensuit, puis son procès. 


Le roman est bref, très bref. Le style de Constance Debré n’a lui pas changé. Les phrases sont courtes, incisives. L’écrivaine ne ménage toujours pas son lecteur. Les mots ne sont pas là pour jeter un voile pudique sur ce qu’ils relatent, mais pour au contraire mettre la réalité à nu et aller à l’essentiel. Et l’essentiel, pour l’auteure, ce n’est pas d’entrer dans le détail de ce qui s’est passé pour essayer de comprendre ou de trouver une justification à ce geste. L’essentiel c’est de révéler ce qui est sous-jacent à un acte de cette nature. 


Constance Debré veut contraindre son lecteur à regarder les choses en face. Elle considère qu’une frontière se dresse entre elle-même et ses lecteurs. Il y a un dessous et un dessus. Les classes dominées et les classes dominantes. Nous, ses lecteurs, appartenons au monde « de droit, de liberté, de progrès et de culture (…) de délicatesse et de bon goût (…) d’intelligence et de livres », celui auquel elle a choisi de tourner le dos. Nous, la classe dominante, avons nous-mêmes défini la ligne de démarcation entre le bien et le mal, puis nous avons défini les critères du droit pour la conforter, en déplaçant précisément la notion de mal de ceux qui l’infligent vers ceux qui le subissent. Et pour péréniser cet ordre des choses, affirme-t-elle, nous avons besoin que des crimes soient commis afin d'en justifier l’existence et le maintien.  


L’idée exprimée par Constance Debré n’est pas neuve, et on y adhère ou pas. Avec des réserves ou pas. Chacun aura là-dessus sa propre opinion. Il est en revanche incontestable qu’elle la formule avec une clarté et une force qui sont désormais sa marque. Chacun de ses mots est une gifle infligée au lecteur, qui pourrait ainsi les recevoir comme une offense. Si vous aviez trouvé ses précédents textes violents, celui-ci l’est plus encore, car il prétend dépasser une expérience personnelle pour l’inscrire dans une destinée collective.


Si ce n’est plus son histoire que raconte l’auteure, elle s’inclut néanmoins dans ce monde « du dessous » qu’elle a délibérément choisi de rejoindre. Le « je » est devenu un « nous ».






vendredi 3 février 2023

Trois femmes disparaissent

Hélène Frappat
Actes Sud, 2023



Trois femmes disparaissent. Pas n’importe lesquelles. Trois générations d’actrices dont le nom brille au firmament du cinéma.


Tippi Hedren, d’abord, l’une des blondes sophistiquées qu’affectionnait Alfred Hitchcok et à laquelle il donna le premier rôle des Oiseaux et de Pas de printemps pour Marnie. Une ascension fulgurante, qui se solda par une éclipse quasi complète. On se souvient de la terreur qui se lisait sur le visage de l’actrice et de ses gestes désespérés pour tenter de se protéger des nuées de volatiles.


Melanie Griffith, ensuite, la fille de Tippi, qui commença à tourner très jeune et dont le corps plus ou moins dénudé ne cessa d’être exhibé dans tous les films où elle tint la vedette. 


Dakota Johnson, enfin, la petite-fille, qui incarna aux yeux du monde la célèbre esclave sexuelle de Cinquante nuances de Grey. 


Trois femmes, trois trajectoires que la narratrice, endossant un rôle de détective, lie par un système d’échos pour révéler quelque chose de l’ordre d’un destin contre lequel elles tenteraient de s’élever. Mêlant leur vie intime, les personnages qu’elles incarnent et ce qui advient sur les tournages, l’auteure élève ses personnages au rang d’héroïnes de tragédie frappées par une fatalité qui les ramènerait constamment à leur condition de femme exposée au désir et à la domination des hommes, de femme dont le corps porte les marques de cette emprise. A l’origine de ce sort funeste est le regard que posa Hitchcock sur Tippi Hedren et qui pensa pouvoir se l’approprier par le biais d’un contrat exclusif. Un contrat qui n’est pas sans rappeler celui que signe la jeune Anastasia Steele avec Christian Grey.


Trois femmes disparaissent est un texte troublant, en ce sens qu’il ne cherche pas à établir de démonstration, mais procède par associations d’idées et rapprochements de motifs. Il faut accepter de suivre l’auteure qui emprunte des voies parfois surprenantes. La structure du texte elle-même obéit à ce schéma, avec des chapitres brefs et des paragraphes qui le sont plus encore, passant d’un détail à un autre par rapprochement, comme on le ferait dans le cadre d’une psychanalyse. Dès lors, comme dans tout processus de cet ordre, on peut résister ou adhérer. J’avoue pour ma part avoir oscillé entre les deux, ayant sans doute été plus réceptive à certaines analogies qu’à d’autres. 


Quoi qu’il en soit, ce texte ne manque pas d’intérêt et se révèle même parfois assez fascinant - voire convaincant. Mais sachez qu’après sa lecture vous ne pourrez plus considérer Hitchcock ni revoir Les oiseaux et l’ensemble de ses films avec le même regard !

mercredi 1 février 2023

Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général

Christophe Donner
Grasset, 2023



Impossible de passer à côté d’un titre pareil ! D’autant que j’avais apprécié le précédent livre de Christophe Donner, La France goy, qui relatait à la manière d’un roman-feuilleton les affres de la France de la Belle Epoque, en proie à un antisémitisme viscéral, et l’histoire d’un journalisme alors en plein essor, plus prompt à susciter la polémique qu’à offrir une information scrupuleusement sourcée et vérifiée. A la fin de son récit, l’auteur nous en promettait une suite, que j'avais bien l'intention de lire.


Alors, en effet, on retrouve l’un des principaux protagonistes, l’infâme Léon Daudet, dans un cadre cette fois plus familial, puisqu’il est surtout question du suicide de son fils. Le roman s’ouvre toutefois sur le personnage de la grand-mère paternelle de l’auteur et des souvenirs que celle-ci avait de l’Occupation, son mari étant entré dans la Résistance. Par ricochet apparaît le général de Gaulle - ce qui n'a rien de surprenant. On embraye alors sur lui et les relations qu’il entretenait avec Pétain depuis la fin de la Première Guerre mondiale. 


Visiblement, lier les deux fils narratifs ne semblait pas simple pour l’auteur - pourquoi n’a-t-il pas décidé d’écrire deux livres distincts ? -, qui ne nous cache rien de ses atermoiements. C’est là qu’intervient Zorn, un oligarque russe - ne me demandez pas pourquoi ni comment - qui lui propose un accord d’un genre inédit : avoir accès via une appli à toute son activité informatique, qui constituerait une « oeuvre » littéraire conceptuelle rétribuée en éthers, une monnaie virtuelle (un peu comme les bitcoins, si j’ai bien compris). Nous voici donc embarqués dans un texte à plusieurs étages où s’entremêlent la relation conflictuelle entretenue par Pétain et de Gaulle qui aboutira à ce que l’on sait en 1940, celle guère plus simple qui unissait Léon Daudet à son fils Philippe tenté par l’anarchisme, l’histoire familiale de Donner, le tout assaisonné de l’intrusion régulière de l’oligarque russe… Eh bien figurez-vous que la mayonnaise ne prend pas (n’en déplaise aux critiques du Masque et la Plume qui ne ratent décidément pas une occasion de se distinguer) ! On a affaire à un texte décousu, dénué de colonne vertébrale, dont l'auteur lui-même ne cesse de nous dire le malaise qu'il éprouve à son égard...


Au moins ce nouvel opus a-t-il l’élégance d’être beaucoup plus court que le précédent, ce qui m’a permis de mener la lecture à son terme, certains passages restant plaisants et intéressants. Mais si je peux me permettre un petit conseil, tenez-vous-en au titre : c'est vraiment ce qu'il y a de plus réussi dans ce roman !





samedi 28 janvier 2023

Anna Thalberg

Eduardo Sangarcia
La Peuplade, 2023

 Traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Million

 

De quoi Anna s’est-elle rendue coupable pour que des inconnus pénètrent chez elle de force munis d’un mandat d’arrêt, lui ligotent les mains, lui couvrent la tête d’une cagoule avant de la traîner dehors ? Sans un mot, ignorant ses questions, ils la hissent dans une charrette et l’emmènent à la ville où elle est jetée en prison. A son retour chez lui, trouvant sa maison saccagée, son mari Klaus apprendra de la bouche d’un voisin qu’elle est accusée de sorcellerie. Nous sommes au coeur de l’Allemagne, à la fin du Moyen Age ou au tournant de l’époque moderne, et les bûchers se multiplient pour faire rempart au malin en brûlant les créatures qu’il a ensorcelées.

Aidé du prêtre de la paroisse, Klaus va tenter d’infléchir les autorités. Anna est pieuse, il s’agit forcément d’une erreur. Mais l’examinateur Vogel est formel, il s’appuie sur de nombreux témoignages : Anna éveille la concupiscence des hommes (sans doute le pire de ses crimes !), a été vue se rendre à des sabbats et chevaucher des chèvres… Il lui faut avouer pour sauver son âme : elle sera pour cela soumise à la torture.

La chasse aux sorcières a déjà donné lieu à un certain nombre d’oeuvres littéraires ou cinématographiques. Eduardo Sangarcia s’en empare cependant avec une puissance d’évocation sans égal. Il ne s’attarde pas à planter le décor ni à présenter ses personnages. Il nous confronte par l’écriture à la soudaineté et à la violence des faits auxquels son héroïne est soumise, et ne nous permet pas d’échapper à cette angoissante situation. Le texte se déploie en passant de l’un à l’autre des protagonistes, nous livrant leurs pensées, leur angoisse, leur sentiment de révolte ou de résignation, nous offrant une vision à la fois interne et externe de ce qu’ils vivent. C’est oppressant, rien ne nous est épargné des tourments de la torture ni du cynisme et de l’abjection des bourreaux, sans pour autant sombrer dans la complaisance. 

L’auteur accomplit un vrai tour de force formel en composant des chapitres d’une seule phrase simplement scandées par des retours ligne, permettant de tisser tous les éléments de son récit en une trame serrée et cohérente - même si le recours occasionnel à un effet de mise en page sur deux colonnes m’a laissée un peu sceptique. Il rend le lecteur captif de son texte comme Anna l’est de ses bourreaux et provoque ainsi un véritable sentiment d’horreur et de révolte face à l’arbitraire et à la tyrannie qui sait si bien s'appuyer sur les jalousies et la haine de l'étranger. La résistance courageuse et obstinée qu’offre Anna n’en apparaît que plus bouleversante et l’on ressort de ce texte pourtant assez bref le souffle court.  


A lire également, le billet de Nicole