vendredi 29 septembre 2023

Tasmania

Paolo Giordano
Le Bruit du Monde, 2023


Traduit de l’italien par Nathalie Bauer




Le narrateur de ce roman est un journaliste italien venu à Paris en novembre 2015 pour couvrir un sommet sur le climat. Mais ce pourrait tout aussi bien être vous ou être moi : aux prises avec des difficultés affectives, il s’interroge sur l’avenir de son couple, mais aussi sur celui de la planète qui le préoccupe de longue date. Ses petites tragédies personnelles l’emportent pourtant trop souvent sur les conséquences de l’accumulation des gaz à effet de serre sur l’environnement, et force est de constater que ses comportements ne sont pas toujours à la hauteur de ses principes… 

 

Lorsqu’éclatent les attentats du 13 novembre l’avenir s’assombrit encore. L’humanité met décidément bien de l’ardeur à créer les conditions de son anéantissement. Est-ce cette réflexion qui amène le narrateur à s’intéresser à la bombe atomique qui fut lâchée sur Hiroshima le 6 août 1945, dont les images lancinantes et les témoignages de rescapés ou de leurs descendants colonisent son esprit ?

 

Tandis qu’il mène son existence, rencontrant ses amis, partant en vacances avec sa compagne et faisant de nouvelles connaissances, ces questionnements, ces préoccupations et ces angoisses ne le quittent guère. « Où iriez-vous, en cas d’apocalypse, si vous deviez vraiment sauver votre peau », demande-t-il ainsi à Novelli, un expert du climat, qui désigne en retour la Tasmanie.


Il se dégage de ce roman une atmosphère singulière. Le lecteur chemine avec le protagoniste dans un monde qu’il ne connaît que trop bien, traversé par les questions du réchauffement climatique aussi bien que par celle du woman empowerment, où l’on est sommé de prendre position sur les réseaux sociaux, mais où l’on préfère fermer les yeux devant les pires menaces plutôt que de prendre les mesures qui s’imposeraient, et au sein duquel on se sent trop souvent désorienté, oscillant entre lassitude et fatalisme… 


Un livre troublant, au ton très juste, dont l’écho risque de retentir bien longtemps dans l’esprit de ses lecteurs…




A lire également, la chronique de Nicole


lundi 25 septembre 2023

Panorama

Lilia Hassaine
Gallimard, 2023



Si la dystopie permet de révéler le degré d'angoisse d'une société, alors on peut sans doute affirmer que la tension monte. C'est en tout cas le troisième roman imaginant un futur plus ou moins proche que je lis en cette rentrée, alors que je ne suis pas particulièrement à l'affût du genre.
 
Comme chez Karim Miské, le roman se déroule en France, et comme chez Celeste Ng aux Etats-Unis, on évolue dans une société où la surveillance permanente et généralisée est devenue la norme. On n’a même plus besoin des réseaux sociaux, à l’origine de la Révolution qui s’est opérée. La Transparence qu’ils ont contribué à installer étant garante de sécurité, chacun - ou presque - a accepté de vivre dans des logements aux parois vitrées afin de pouvoir être observé par ses voisins, prompts à signaler tout incident ou écart de conduite aux autorités compétentes : fini les violences conjugales, la maltraitance infantile et toute forme de sévices. Le monde nouveau n’est plus que paix et harmonie…

Un matin, un couple et leur enfant sont pourtant mystérieusement portés disparus sans que personne n’ait été témoin de quoi que ce soit. Hélène, commissaire de police désoeuvrée, comme tous ses collègues, reprend du service pour mener l’enquête. Comme on peut s’en douter, elle découvrira au fil de ses investigations que derrière l’apparente quiétude se cachent bien des conflits et petits arrangements pas toujours très propres.


On ne peut pas dire que j’aie beaucoup vibré à la lecture de cette intrigue policière dont la mécanique ne m’a guère convaincue. Reste la mise en garde contre les dérives d’une société où la vie des uns et des autres est exposée dans ses moindres détails - avec ou sans l’assentiment des intéressés -, publiquement commentée, critiquée, voire vilipendée. Ce n’est certes pas vain. Mais je trouve dommage que l’auteure ne soit pas parvenue à mieux exploiter son sujet.



lundi 18 septembre 2023

Le livre de la rentrée

Luc Chomarat
La Manufacture de Livres, 2023



Ce n’est pas un scoop, et nous sommes en plein dedans : la rentrée littéraire est le point d’orgue de l’année éditoriale. Chacun joue des coudes pour occuper les tables des libraires, les pages culture des grands médias et les listes des prestigieux prix d’automne. Bref, il s’agit de publier LE livre qui, au milieu des centaines d’autres, va faire parler de lui - et surtout se vendre par milliers, voire dizaines de milliers d’exemplaires. 


La nouvelle directrice commerciale de Mirage, Eugénie, qui sévissait encore quelques mois plus tôt dans la bureautique, n’y fait pas exception. Ce serait même sa seule et unique préoccupation. Aussi prie-t-elle instamment Delafeuille de se mettre en chasse du livre qui supplantera tous les autres. La recette selon elle est simple : un brin de condamnation du capitalisme, une pincée d’alerte sur les dangers encourus par la planète et surtout « un peu de cul », mais du cul féministe, ça va sans dire !


Ça tombe plutôt bien : la « numéro trois chez Editis », que Delafeuille connaît depuis des lustres, lui envoie justement son neveu, un jeune homme ayant pondu un manuscrit… qui pourrait parfaitement faire le buzz. De quoi satisfaire l’inflexible directrice commerciale, et permettre ainsi à l’éditeur de continuer à se préoccuper de littérature. Il pourrait alors publier le nouveau livre de son ami Luc, jusqu’ici auteur de polar, qui a choisi de passer à « la blanche ». D’autant qu’il est en train d’écrire un portrait de femme. Quoi de plus alléchant qu’un roman évoquant la vie d’une femme moderne, indépendante, à l’ère post MeToo ? 


Répondant à l’invitation de son ami, Delafeuille vient passer quelques jours chez Luc et sa femme Delphine, dont le charme ne le laisse pas indifférent. Tandis qu’au cours de son séjour Delafeuille se lance dans la lecture des premières pages du manuscrit, il est pris d’une étrange impression, pour ne pas dire d'un sentiment de malaise : c’est Delphine qui est au coeur du roman, et le moins qu'on puisse dire c'est que Luc n'en fait pas vraiment le modèle de femme qu'il attendait ! Quant à lui-même, il se voit peu à peu devenir l’un des personnages du livre… De quoi perdre les pédales et prendre la tangente. Mais est-il possible d'échapper à son destin lorsqu'on est pris dans les rêts de la fiction ? 


Entre satire du monde de l’édition, réflexion sur le discours que l'on peut aujourd'hui porter sur les femmes (en particulier lorsqu'on est un homme) et mise en abîme du roman qu’il est en train d’écrire, Luc Chomarat nous offre un livre plein de malice et tout à fait divertissant. Même s'il s'est quand même un peu complu dans dans son propos et sa construction narrative...

mercredi 13 septembre 2023

Cézanne, Des toits rouges sur la mer bleue

Marie-Hélène Lafon
Flammarion, 2023



Il y a deux manières d’aborder la figure d’un peintre. Soit on tâche de s’effacer pour livrer un récit plus ou moins fictionnel, tenter de composer un portrait ou de restituer tout ou partie de son existence ; soit on y cherche quelque chose qui renvoie à une expérience commune ou qui puisse faire écho à son propre geste créatif. Marie-Hélène Lafon s’inscrit clairement dans cette seconde démarche. Pour ce faire, elle a d’ailleurs inventé un verbe, cézanner. Cézanner : s’imprégner de l’espace que le peintre occupa, retrouver les sensations qui furent les siennes, laisser ses propres souvenirs personnels se frayer un chemin au contact des traces matérielles de l’existence de l’artiste et ouvrir ainsi ce chantier qu’elle rumine depuis plus d’une année et qui a acquis la force d’une nécessité. Cézanner : obéir à une pulsion irrépressible d’où sortira l’oeuvre.


C’est précisément cela qui est au coeur du texte de Marie-Hélène Laffon. Elle ne cherche ni à s’inscrire dans une chronologie ni à raconter la vie du peintre. Elle saisit des instants dont finit par jaillir une figure aux contours imprécis, mais pourtant d’une saisissante adresse. 


Sous sa plume, Cézanne n’a rien d’aimable et paraît comme étranger au monde qu'il habite et que seule la peinture semble lui permettre de saisir. Il est un être entièrement et inconditionnellement dédié à son art. Un individu sans repos, en quête perpétuelle de la forme ou de la couleur juste. Ce n’est pas une figure que cherche à restituer Marie-Hélène Lafon, mais un état. D’où peut-être le trouble relatif dans lequel elle plonge son lecteur.  


En dépit de sa brièveté, j’ai connu en lisant ce texte quelques moments d’impatience : j’avais l’impression que Cézanne m’échappait, que sa figure se dérobait sous les mots de l’auteure. Pourtant, au terme de ma lecture, il était bien présent, dans toute la force de son geste créatif. Quelque chose de l’ordre d’une présence impalpable dont il ne nous reste finalement que l’essentiel pour l’appréhender : une oeuvre singulière, unique, qui ouvrit une voie nouvelle et que l’on ne se lasse pas d’admirer.

vendredi 8 septembre 2023

L’enragé

Sorj Chalandon
Grasset, 2023


De Sorj Chalandon, j’avais déjà lu deux romans que j’avais appréciés. L’enragé ne comptait pourtant pas parmi les titres de la rentrée littéraire que j’avais placés au sommet de ma fameuse PAL. Mais lorsque j’ai pu le feuilleter sur les tables des libraires, il me fut impossible de m’en départir : sa dédicace m’avait littéralement saisie ! Ces mots, je les connaissais, ils m’avaient déjà harponnée pour me mettre sur la voie de ma plus belle et de ma plus riche aventure littéraire : Chalandon reprenait l’éloquente formule que Jules Vallès avait placée au frontispice du premier volume de sa trilogie.

 

A tous ceux 

Qui crevèrent d’ennui au collège

ou

Qu’on fit pleurer dans leur famille

Qui, pendant leur enfance, 

Furent tyrannisés par leurs maîtres

ou

Rossés par leurs parents

 

Je dédie ce livre

 

 

                                         Jules Vallès, L’Enfant

 

 

Une histoire d’enfant, donc, ou plutôt d’enfants, au pluriel, d’enfants malmenés, martyrisés. Une histoire de gamins incarcérés que Chalandon entreprend de nous raconter dans toute sa brutalité – ce qui ne surprendra guère ses lecteurs qui savent combien la maltraitance infantile le touche.

 

Nous sommes à Belle-Ile-en-Mer en 1934. Derrière les hauts murs d’une colonie pénitentiaire, de jeunes garçons vivent un véritable calvaire. Qui sont-ils ? Des orphelins, des gamins abandonnés, livrés à eux-mêmes, qui avaient chapardé un oeuf ou un quignon de pain un jour où la faim les tenaillait avec plus de cruauté qu’à l’accoutumée. Des enfants qui subissent désormais les sévices de geôliers jouissant des pleins pouvoirs qu’ils ont reçus pour les « redresser » et qui constituent une main-d’oeuvre gratuite et corvéable à merci. 

Au sein de cet espace en retrait du monde, chacun survit comme il peut. Il y a ceux qui courbent l’échine, espérant se faire oublier, et ceux qui posent en caïd et refusent de baisser les yeux, au risque de subir des traitements plus inhumains encore.

 

Jules Bonneau est de ceux-là. Son surnom, La Teigne, le dit assez, et chaque jour passé dans cet antre nourrit un peu plus son ressentiment. L’heure de la révolte finit pourtant par sonner et quelque cinquante-six de ces jeunes bagnards parviennent à s’échapper. Mais peut-on s’évader d’une île ? Surtout lorsque toute la population participe à la chasse à l’enfant qui s’ouvre alors… Seul Jules demeurera introuvable. 

 

Comment se soustraire à la traque, se faire oublier et commencer une nouvelle vie ? Jules pourra compter sur une poignée d’individus peu enclins à considérer les enfants comme des criminels. Mais d’autres menaces planent. Sur fond de guerre d’Espagne et de montée du nazisme, les conflits entre militants communistes et membres d’organisations nationalistes d’extrême-droite s’exacerbent… 

 

Chalandon sait comme personne dépeindre la violence, qu’elle soit sociale ou familiale, qui s’abat sur les individus. Son talent s’illustre ici encore, et le journaliste qu’il est restitue parfaitement le contexte dans lequel cette histoire, inspirée de faits réels, se déroule. Le roman se lit d’une traite et suscite inévitablement l’indignation et un sentiment de révolte. Jules Vallès aurait sans aucun doute été sensible à ce récit qu’il aurait défendu avec conviction. Celui-ci m’a toutefois semblé trop sage. J’aurais attendu qu’il traduise davantage la rage du personnage ; qu’à celle-ci fasse écho une forme d’insurrection de la langue et de la grammaire ; que la structure même du texte renvoie au désordre intérieur de Jules. Mais peut-être suis-je encore trop sous influence : l’autre Jules s’attachait à casser les conventions littéraires et linguistiques pour mieux révéler et combattre le joug des institutions familiales, scolaires et sociales.

 

Ce roman n’en reste pas moins un témoignage effarant du fonctionnement d’une institution qui, même si elle évolua certainement au cours des décennies, perdura jusqu’à la fin des années 1970. Autant dire que c’était hier.



 


dimanche 3 septembre 2023

Nos coeurs disparus

Celeste Ng
Sonatine, 2023


Traduit de l’américain par Julie Sibony




Bien sûr il y a eu 1929 et 2008. Mais lorsque s’ouvre le roman, les Etats-Unis ont connu une nouvelle crise, peut-être pire encore que les précédentes. Son origine ? L’expansion économique de la Chine, dont l’hégémonie menacerait jusqu’aux fondements de la culture américaine. Tandis que les violences à l’encontre des personnes d’origine asiatique se multipliaient, une loi a été votée réduisant drastiquement les libertés individuelles dans le but affirmé de garantir la sécurité des citoyens. Eradication de tout élément anti-américain, contrôle du moindre fait et geste des individus, surveillance mutuelle en constituent l’arsenal… 


De nombreux livres sont désormais retirés de la vente et des bibliothèques. Ainsi le recueil de poèmes de Margaret Miu a-t-il été interdit : sa teneur servait en effet de caisse de résonance aux poches de résistance qui apparaissaient ici ou là, élevant la jeune femme au rang de dangereuse dissidente. Au point de la contraindre à fuir son foyer, à quitter son mari et son fils alors âgé de neuf ans pour préserver leur sécurité.


Trois ans plus tard, alors qu’il ignore totalement ce que sa mère est devenue et pourquoi son nom a été proscrit du jour au lendemain, Bird reçoit un courrier apparemment anodin, contenant un dessin. Il y reconnaît immédiatement l’empreinte de sa mère et se met en tête de la retrouver…


On n’est pas loin de 1984 dans cette peinture d’une Amérique névrosée regardant tout élément exogène comme une menace. On y perçoit cette atmosphère oppressante où chacun doit surveiller ses propres mots et réactions pour ne pas prêter le flanc à toutes sortes d’accusations pouvant provenir de son voisin, de son professeur ou de son collègue. Bird subit une situation qu’il ne comprend pas. Pourquoi sa mère a-t-elle disparu ? Et, surtout, pourquoi son père lui-même refuse-t-il d’en prononcer le nom et est-il si prompt à la renier ? Le lecteur est d’abord captif de ce climat angoissant et n’a pas plus de réponses que l’enfant, jusqu’au moment où celui-ci part à la recherche de sa mère.


Céleste Ng offre alors au lecteur un autre point de vue, celui des opposants, et révèle la manière dont la résistance se saisit de minuscules brèches pour s’organiser. C’est sans doute l’aspect le plus inventif du roman, et le moment où celui-ci prend enfin son envol - la première partie m’ayant en effet paru un peu longue. Sans doute souffrait-elle par ailleurs du parallèle que l’on ne peut s’empêcher d’établir avec l’oeuvre d’Orwell… En la matière, ce dernier reste insurpassable.





mardi 29 août 2023

Les cloches jumelles

Lars Mytting

Actes Sud, 2020

Traduit du norvégien par Françoise Heide



S’il est vrai que la réception d’un livre dépend en grande partie de l'état d’esprit et des circonstances dans lesquels on se trouve, jamais je n’ai ressenti une telle osmose entre ma lecture et l’expérience que j’étais en train de vivre. Partir à la découverte de la Scandinavie, pour moi qui suis méditerranéenne dans l’âme - qui plus est au coeur de l’été - était plus qu’inattendu. Quelque chose de l’ordre du défi. Ou du pari. Pour me préparer, j’ai commencé ce roman deux ou trois jours avant mon départ, un roman dont je ne connaissais rien, pioché à l’instinct chez mon libraire.


Alors que je me trouvais encore à Paris, plongée dans la frénésie du dernier coup de collier professionnel, je me suis ainsi immergée dans l’univers austère des montagnes norvégiennes du XIXe siècle. Le décalage était sans doute trop vif pour que je goûte pleinement la prose lente de Lars Mytting. Mais sitôt arrivée à Oslo, tout a changé. Cette ville a beau être la capitale, la nature y est si présente à travers ses fjords et ses forêts, et l’atmosphère tellement plus apaisante que chez nous, que mon rythme intérieur s’est ralenti, se mettant à l’unisson de ma lecture. Je suis alors pleinement entrée dans ce texte envoûtant relatant l’existence simple de personnages vivant au diapason d’une nature impitoyable, régie aussi par l’église et le pasteur local, mais également par les légendes et coutumes ancestrales…


Deux hommes arrivent simultanément dans le village de Butangen, le jeune pasteur Kai Schweigaard et Gerhard Schönauer, un étudiant allemand en architecture. Ils ne se connaissent pas, mais l’un et l’autre vont travailler ensemble. Kai Schweigaard a en effet pour mission de construire une église moderne pour remplacer le bâtiment édifié au Moyen Age et ne satisfaisant pas aux normes édictées depuis quelques décennies par les autorités. Schönauer a quant à lui été dépêché par l’Université allemande pour superviser le démantèlement de l’ancienne église en bois debout puis sa reconstruction à Dresde, où elle constituera un témoignage de l’architecture religieuse nordique.


Mais cette église n'est pas comme les autres. Elle ne saurait être traitée sans une attention particulière. Elle est en effet surmontée de deux cloches jumelles ayant été réalisées après la mort de deux soeurs siamoises. Pour honorer leur mémoire, leur père avait ajouté toute l’argenterie de son ménage au métal destiné à être fondu, conférant ainsi à leur sonorité un timbre à nul autre pareil. Ces cloches auraient en outre le pouvoir de s’animer d’elles-mêmes pour avertir de dangers imminents. En priver Butangen est inconcevable pour la jeune Astrid Hekne, descendante de la famille des fillettes. 


Entre Astrid, Kai Schweigaard et Gerhard se noue une relation singulière. Les deux hommes tombent amoureux de la jeune femme, tandis qu'elle-même ne se montre guère insensible à leur charme respectif. Alors qu’elle déploie toute sa force de persuasion pour les convaincre de conserver les cloches sur leur lieu d’origine, les sentiments que chacun nourrit à l’égard des deux autres vont avoir des conséquences inattendues…


A travers ce récit au charme magnétique, Lars Mytting dévoile une Norvège rurale et ancestrale, dont l’église en bois debout est l'incarnation. Il nous révèle ainsi une part de l’histoire de son pays et de son héritage culturel, entre aspiration à la modernité et attachement aux mythes et traditions séculaires.


Au terme de mon séjour, c’est à regret que j’ai refermé la dernière page de ce roman tant j'avais envie de prolonger cette impression d'être hors du temps. Mais j'ai eu la joie de découvrir récemment que l'auteur lui avait donné une suite publiée chez le même éditeur. Nul doute que je m'y plongerai avec bonheur... 







    


dimanche 27 août 2023

Valse russe

Nicolas Delesalle
JC Lattès, 2023



Cela fait un an que les Russes ont lancé l’assaut contre l’Ukraine lorsque le narrateur, un journaliste français, prend le train pour gagner Kiev. Ce pays, il le connaît déjà : il s’y était rendu dès le début du conflit. Mais ce qu’il connaît surtout c’est la Russie. Enfant, il y avait fait plusieurs séjours avec sa mère, descendante de Russes blancs, qui y organisait des voyages scolaires. Même s’il n’en maîtrisait pas la langue, se rendre là-bas c’était retrouver ses racines, faire face à un peuple avec lequel il se reconnaissait des caractéristiques physiques communes, replonger dans une histoire familiale. Mais comment considérer ces origines désormais ?


Alternant les chapitres, Nicolas Delesalle évoque la situation actuelle de l’Ukraine et l’histoire de la Russie à travers une trajectoire personnelle et familiale qui semble avoir de forts accents autobiographiques. Il privilégie ainsi une approche humaine et singulière qui présente des atouts… et des limites.


C’est en effet avec tendresse et non sans humour qu’il évoque la figure maternelle, provoquant ainsi chez le lecteur une profonde empathie. Le caractère fantasque de cette femme, sur lequel il met largement l’accent, nous la rend éminemment sympathique.

Quant à la poignée de personnages qu’il rencontre lors de sa traversée de l’Ukraine, qu’il s’agisse du vieux Sacha qui, à soixante-dix ans, veut toujours défendre son pays ou de Vania, le jeune prisonnier russe dont il a la garde, ils sont dépeints avec cette même attention à la relation qui se tisse en dépit de la situation dramatique dans laquelle elle s’inscrit.


Il en résulte un texte très plaisant à lire, emmené par des protagonistes attachants, qui offre chemin faisant une certaine image du conflit russo-ukrainien. Il présente à ce propos quelques éléments intéressants et évite de sombrer dans une approche manichéenne. Mais on reste cependant sur sa faim : l’approche très intimiste choisie par l’auteur ne permet pas une réelle analyse ni une réelle compréhension des enjeux. Là n’était sans doute pas l’objectif de l’auteur, mais cette lecture a néanmoins provoqué chez moi un sentiment mitigé. Si j’étais malicieuse, je dirais que le traitement choisi n’est pas loin de celui de Paris Match, pour lequel officie Delesalle : il nous offre des instantanés poignants, jouant sur la corde sensible et présentant des destinées personnelles savamment relatées, mais qui peinent à rendre compte de l'événement dans sa globalité et sa complexité… Pourquoi pas. il faut juste adhérer à la démarche.


mercredi 23 août 2023

La situation

Karim Miské
Les Avrils, 2023




Paris 2030. Depuis le 6 février, deux camps s’affrontent, séparant la capitale en deux zones antagonistes. D’un côté, une ligue d’extrême-droite ; de l’autre, une coalition de gauche mêlant diverses tendances. La capitale et sa banlieue sont à feu et à sang, incitant Kamel Kassim, un quincagénaire quelque peu désabusé, à rester replié chez lui. Le jour où, sous la pression d’une vieille amie, il accepte pourtant de l’accompagner prendre un verre, il se trouve pris dans une violente attaque dont sa compagne ne ressortira pas vivante.


Terrassé par un sentiment de culpabilité, il plonge dans le chaos et se trouve confronté à une situation bien paradoxale : mis en présence d’un trio de prisonniers ligueurs que leurs geôliers wokistes ont amplement torturés pour avoir perpétré un horrible massacre, Kamel se met par réflexe à réciter un verset coranique, que l’un des jeunes hommes, semi-inconscient, reprend avec lui… au grand dam de ses compagnons qui le prennent alors pour un traitre. Quant à Kamel, il passe pour un espion venu porter un message à l’ennemi. Le voici donc en fuite, non sans avoir organisé, à l’aide de quelques soutiens, l’exfiltration du jeune homme dont il est persuadé de l’innocence. Le roman raconte à la fois la cabale de ces personnages pour gagner la zone neutre du pays, celle où s’est replié le gouvernement - et la propre fille de Kamel - et l’enquête pour résoudre l’énigme de l’identité de ce jeune ligueur.


On se laisse aisément entraîner dans cette dystopie dont le rythme ne faiblit jamais et dont l'intrigue est plutôt bien ficelée. En revanche, j'avoue être restée sceptique quant au message délivré par l'auteur, qui se poserait volontiers en visionnaire. C'est du moins ainsi qu'il présente dans son texte les écrivains ayant eu raison trop tôt et que l'on n'avait en leur temps pas voulu prendre au sérieux. Même si le tableau qu'il fait du pouvoir présente de furieuses analogies avec celui que nous connaissons actuellement et si les positions et les oppositions sont en effet de plus en plus radicales et violentes, je ne suis pas certaine que brandir la menace d'une guerre civile soit propre à générer une réflexion apaisée...


L'anticipation - genre qui ne m'est certes pas familier - invite sans doute à grossir le trait pour mettre en lumière les dérives d'une époque afin de mettre en garde contre les dangers plus ou moins imminents qu'elle porte en germe. De ce point de vue, on peut dire que le roman de Karim Miské est réussi. Mais sans doute ne correspond-il pas tout à fait à ma sensibilité et à mon attachement à un peu plus de nuance...



Merci aux éditions Les Avrils et à Babelio pour ce roman reçu dans le cadre d'une opération Masse critique privilégiée.



dimanche 20 août 2023

La nourrice de Francis Bacon

Mailys Besserie
Gallimard, 2023



Regarder une toile de Francis Bacon, c’est faire face à une indicible violence, c’est être saisi par un abîme terrifiant. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été fascinée par les tableaux de cet artiste d’une puissance incroyable. Mais je ne connaissais rien de sa vie. Le remarquable roman de Maylis Besserie permet de cerner l’origine de cette oeuvre singulière.


Pour évoquer la figure de cet artiste hors normes, l’auteure convoque la figure de Jessie Lightfoot. Jessie, c’est la Nanny de Francis. Pas une simple gouvernante : une personne qui tint une place centrale dans l’existence du peintre, peut-être la plus importante. 


Lorsqu’elle fit le chemin jusqu’en Irlande pour répondre à l’annonce d’emploi publiée par le couple Bacon, Francis était encore un bébé, et le pays vivait au rythme du violent conflit qui déchirait la population. Elle prit aussitôt l'enfant en affection et lui prodigua ses soins les plus tendres. Ces marques d’attention furent d’autant plus essentielles que sa mère manifestait à son égard un profond détachement. Encore celui-ci était-il bienveillant comparé à la brutalité que le maître de maison réservait à son fils sévèrement asthmatique et de ce fait incapable de l’accompagner dans ses activités équestres. Une brutalité qui s'accentua encore lorsqu’il perçut chez Francis des comportements efféminés. Le père n’eut alors plus qu’une obsession : corriger et redresser son indigne descendant à coups de fouet, assénés par la domesticité pour ajouter l’humiliation à la violence. Jessie quant à elle ne pouvait qu’attendre la fin de ces sévices pour offrir ensuite au jeune garçon soins et réconfort. 


Ainsi Francis a-t-il été élevé dans une relation de cruauté et d’avilissement qu’il reproduira avec ses amants et qui s’exprime dans ses toiles. Jessie, qui trouva en Francis l’enfant qu’elle n’avait jamais eu, l'accompagnera jusqu’à la fin de sa vie, veillant constamment sur lui quand Francis imposait toujours sa présence à ses côtés aux amants et amies dont il s’entourait.


L’auteure a trouvé en Jessie la voix parfaite pour dépeindre la noirceur et la cruauté qui présidèrent à l’existence du peintre. Sans la douceur et la délicatesse qu'elle lui prête et dont Jessie semble ne s’être jamais départie, sans doute ce récit serait-il insoutenable. En outre, le ton très direct qu'elle met dans sa bouche, proche de celui de la conversation, lui permet à d’installer un lien de complicité entre le lecteur et la nanny, faisant écho à celle qui existait entre cette dernière et son cher Francis. On entre ainsi dans leur singulière intimité sans ressentir le malaise qui aurait pu en découler.


Ce portrait pourrait toutefois apparaitre stérile si l'auteure n'alternait les épisodes biographiques avec de courtes descriptions de tableaux, auxquels elle apporte ainsi un éclairage et une lecture tout à fait intéressants. Clairement délimités par les chapitres au début du roman, les deux éléments de ce récit ont tendance, dans la dernière partie, à se fondre comme pour révéler la manière dont l'expérience de l'artiste a pu nourrir sa peinture et à quel point celle-ci était constitutive de son existence et de son rapport au monde.


Ce récit ravira sans aucun doute les amateurs du peintre, et permettra peut-être à ceux qui le connaissent mal ou que ses œuvres dérangent de mieux l’appréhender. En ce qui me concerne, il m’a donné sacrément envie de les revoir !