mardi 26 octobre 2021

Laissez-moi vous rejoindre

Amina Damerdji
Gallimard, 2021



Connaissiez-vous Haydée Santamaria ? Non ? Eh bien moi non plus. Mais on le sait bien, la révolution est une histoire d’hommes, écrite par des hommes, et celle de Cuba n’échappe pas à la règle. Sans doute fallait-il une femme pour rendre à l’une des protagonistes du mouvement du 26-Juillet la place qui lui revient.


Le 26 juillet 1953, en effet, Haydée Santamaria prit les armes pour participer à l’assaut de la caserne de la Moncada, qui, même s’il se solda par un échec, fut l’un des événements clé de la révolution cubaine qui éclata six ans plus tard. La jeune écrivaine fait de ce moment fondateur le point d’orgue de son roman et nous raconte, à travers le cheminement de son héroïne, les origines de ce retentissant bouleversement historique. 


Elle nous permet ainsi de découvrir la figure de cette jeune femme issue de la classe moyenne qui révéla très tôt une sensibilité aiguë aux questions sociales de son pays et dont le frère Abel, qu’elle chérissait, fut un proche de Fidel Castro. 


Si ce récit est intéressant, c’est précisément parce qu’il revient sur l’archéologie d’un mouvement bien connu. On y découvre un Fidel prenant très tôt l’ascendant sur ses camarades et, cela n’étonnera sans doute pas grand monde, un homme qui en dépit de ses ambitions révolutionnaires conservait à l’égard des femmes des schémas bien traditionnels. 

Ainsi, lorsqu’elle voulut participer à l’assaut, Haydée se vit-elle refoulée : les tâches qui lui incombaient, après le repassage des uniformes de tous les hommes, était d’attendre le retour de ces derniers pour soigner les blessés. Ce qu’elle refusa avec énergie et colère avant de prendre part à l’attaque, faisant montre à cette occasion d’autant de courage que d’habileté dans le maniement des armes.


On peut toutefois regretter de ne pas avoir accès à la suite de l’histoire. Si celle-ci nous est racontée depuis les derniers jours de cette femme sur le point de se suicider, en 1980, tout ce qui intervient entre 1953 et cette date nous reste inconnu. Haydée Santamaria joua pourtant tout au long de cette période un rôle non négligeable, bien que l’assaut de la Moncada fût à jamais resté pour elle un événement traumatique et douloureux, puisqu’elle y perdit son frère et son fiancé. 

Creuser davantage l’aspect psychologique du personnage, ses ambivalences, confronter ses convictions révolutionnaires avec les résistances auxquelles elle s’est heurtée, mettre l'accent sur les tourments que l'auteure nous laisse deviner en mettant en perspective l'histoire de cette femme avec son suicide, tout cela aurait pu donner plus de force à ce portrait. Peut-être aurait-il fallu alors choisir une forme moins classique, moins lisse, qui l’aurait permis. 

Mais Amina Damerdji aura eu le mérite de contribuer à sortir cette personnalité audacieuse de l'oubli dans lequel ses camarades l'ont laissé sombrer. On ne peut que lui en être reconnaissantes.

jeudi 21 octobre 2021

Ouvre ton aile au vent

Eloi Audoin-Rouzeau
Phébus, 2021



Les fables, en général, ce n’est pas trop mon truc. Mais c’est quitte ou double : soit ça tombe à plat, soit cela traduit de manière brillante un état de la société. C’est donc dans l’espoir de la seconde hypothèse que je me suis emparée de ce roman…


Me voilà ainsi embarquée dans une singulière chasse au canard. Nous sommes dans un Paris futuriste, mais pas bien différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Si ce n’est qu’une vilaine pandémie a jadis décimé une grande partie de la population avant de laisser place en France à un régime autoritaire et liberticide imposant aux individus une claustration permanente… Partie d’Irlande, l’épidémie aurait trouvé son origine parmi la gente aviaire, et plus précisément au sein d’un élevage de canards. D’où le rite sacrificiel consistant à lâcher annuellement l’un de ces palmipèdes dans le ciel de Paris afin qu’il soit capturé et cuisiné dans la plus pure tradition gastronomique par le chef de La Tour d’argent. 

Tout à fait dans l’esprit du carnaval au Moyen Age, la population est ainsi autorisée à sortir de chez elle et à se livrer à tous les excès pour attraper le volatile. Le vainqueur est alors invité à le déguster le soir même dans l’enceinte du restaurant en compagnie du président de la République, empochant au passage une coquette somme.


Bon, bon, bon, la ficelle était sans doute un peu grosse… et le texte est à l’avenant. A aucun moment Eloi Audoin-Rouzeau ne prend de hauteur par rapport à son propos, les péripéties sans épaisseur s’ajoutent les unes aux autres et le style est d’une désolante platitude. Alors que la situation imaginée ne peut évidemment manquer de faire écho à tout ce que nous avons connu ces deux dernières années, le texte reste lourdement narratif et n’offre pas l’embryon d’une réflexion sur la nature de l’événement ni la manière dont il peut être appréhendé. On ne sort donc hélas de cette lecture ni ébloui ni édifié. 

Bref, vous l’aurez compris, ce roman a glissé sur moi comme sur les plumes d’un canard.


dimanche 17 octobre 2021

Bélhazar

Jérôme Chantreau
Phébus, 2021



Bélhazar. Quel nom étrange et poétique, ne trouvez-vous pas ? Comme une promesse de récits ancestraux et merveilleux. Mais l’auteur nous avertit d’emblée : l’histoire est inspirée de faits réels. A l’image du titre, elle invite pourtant le lecteur à un voyage envoûtant, nimbé de mystère et d’onirisme…


En 2013, en Bretagne, Bélhazar Jaouen meurt lors d’une interpellation policière. Il avait dix-huit ans. Il a été l’élève de Jérôme Chantreau, professeur de latin et de français. Un élève singulier, extrêmement doué mais n’entrant pas dans les cadres fixés par l’Education nationale. Un jeune artiste touche-à-tout ayant exposé et vendu ses oeuvres dès l’âge de seize ans. Un garçon nourrissant également une passion pour les armes et s’intéressant particulièrement à la Première Guerre mondiale. 

L’enquête prétend qu’il s’agit d’un suicide. La famille n’en croit rien, et la mère est déterminée à prouver que son fils n’a jamais voulu intenter à sa propre vie. Mais trop de personnes impliquées dans cette histoire trouvent elles-mêmes la mort dans des circonstances aussi différentes que soudaines. Jérôme Chantreau décide alors d’enquêter lui-même et de marcher dans les traces du jeune homme. 


Il interroge les parents séparés, se rend au domicile de chacun d’eux pour pénétrer dans l’univers de Bélhazar. A mesure qu’il découvre la troublante personnalité de ce dernier, l’auteur s’interroge sur sa propre démarche. Quel est réellement son dessein ? Faire la lumière sur cette insolite affaire ou bien accomplir sa vocation et pouvoir dire « je suis écrivain » ? Cherche-t-il la vérité, ou trouve-t-il matière à faire de la littérature ? Mais qu’est-ce que la vérité, sinon une construction parmi d’autres ? L’écriture n’est-elle pas une manière d’ordonnancer le monde, de lui donner une cohérence qui sans elle nous échappe ?


Peut-être l’écrivain ne livrera-t-il pas la clef de l’énigme de la mort de Bélhazar. Mais il nous offrira celle du monde intérieur du jeune homme et trouvera du même coup celle de sa propre existence intime. Et fera au passage don au jeune homme d’un somptueux tombeau littéraire, empreint de grâce et d’élégance.


Quant à savoir quelles sont les parts de réel et de fiction, quant à savoir même si tous les personnages de ce récit ne sont pas nés d’une imagination fertile, quelle importance, si nous avons la chance de lire un très beau texte ?








mardi 12 octobre 2021

Un tesson d’éternité

Valérie Tong Cuong
Jean-Claude Lattès, 2021



Il y a ceux qui sont sûrs d’eux. Sûrs de leur position, sûrs de leur capital, de leur avenir, sûrs que rien ne peut leur arriver. Et il y a les autres. Ceux qui sont circonscrits par une condition dont il se savent captifs, ceux qui se sentent en danger permanent. Parfois, pourtant, certains essayent de passer de l’autre côté, à force de volonté, de rage, et de ruse aussi. 


Anna Gauthier a fait ce chemin. Elle a choisi de tourner le dos à ses parents, à son milieu, à son destin. Aujourd’hui pharmacienne, elle est mariée à Hugues, qui fréquente les notables de la région. Ils habitent une belle maison appartenant aux parents d’Hugues, qui leur en ont laissé la jouissance. Leur fils Léo est sur le point de passer son bac avant d’entrer dans une école cotée où il est d’ores et déjà admis.


Mais il peut suffire d’un événement fortuit pour que la vie bascule. Quand la police vient arrêter Léo au petit matin, Anna voit s’effondrer tout ce qu’elle avait bâti et perd rapidement pied. Elle se sent lâchée par ceux qu’elle considérait comme ses amis. Son mari lui-même semble se détourner d’elle pour privilégier ses relations et asseoir sa situation, mise en danger par son propre fils. Tandis que l’enfant qu’elle a choyé et protégé doit développer des stratégies pour ne pas être broyé par le milieu carcéral, Anna se remémore toutes celles qu’elle dut elle-même déployer pour gagner le camp des dominants, qui l'exclut au premier faux-pas. 


Le motif est connu, et nombreux sont les romanciers à avoir jeté une lumière crue sur les déterminismes sociaux. Mais Valérie Tong Cuong ne se contente pas avec ce roman d’ajouter un nouveau chapitre à cette histoire. Elle observe attentivement son personnage pour mettre l’accent sur le sentiment d’imposture qui guette à chaque instant le transfuge de classe et scrute la manière dont l’organisme rejette le corps étranger dès que celui-ci est fragilisé. 

Sa plume est précise, presque clinique. Elle happe son lecteur dès les premières pages et va à l’essentiel avec une redoutable efficacité. Pas d’atermoiements ni de complaisance dans ce portrait de femme que j’ai trouvé pour ces raisons extrêmement convaincant. Et qui m’incitera certainement à lire d’autres textes de cette auteure déjà confirmée, mais que je viens pour ma part seulement de découvrir.

lundi 4 octobre 2021

Blizzard

Marie Vingtras
L’Olivier, 2021



Le voici donc, le livre dont tout le monde parle ! Chaque année il y en a un : le premier roman d’un(e) jeune auteur(e) encore inconnu(e) présenté comme l’événement de la rentrée littéraire. A dire vrai, je préfère en général m’en tenir à l’écart. Trop de bruit, des éloges que je crains  excessifs, un emballement auquel je n’ai pas envie de prendre part. 

Mais celui-là, je l’avais repéré dès avant l’été, lorsque les réseaux sociaux commençaient à bruisser des titres de la rentrée littéraire. C’est le nom de l’auteure qui a tout de suite attiré mon attention : Vingtras. Celui du héros de la trilogie de Jules Vallès. Même si j’ai appris par la suite que c’était en hommage à Séverine, l’amie et secrétaire de l’écrivain qui signa elle-même certains de ses articles de ce nom, que l’auteure avait choisi ce pseudonyme, la filiation était là. En tout état de cause, elle n’avait pas choisi de s’appeler Marie Rémy, du vrai nom de cette femme hors du commun, mais bien Marie Vingtras.


Soyons clair, même en cherchant bien, on ne trouve pas au milieu de ce blizzard beaucoup de traces de mon cher Vallès - ni de Séverine, du reste. Mais qu’importe. Voici le lecteur projeté en Alaska, au coeur d'une violente tempête. L’un de ces déchaînements de la nature qui invitent l’homme à se tenir à l’abri en espérant que le retour au calme ne sera pas synonyme de découvertes macabres. Ce qui peut bien amener la jeune Bess à braver le danger pour sortir avec le petit Thomas ? Nous ne l’apprendrons que bien plus tard, à la fin du roman. En attendant, la voici qui lâche la main de l’enfant qui disparaît aussitôt. 


Trois autres personnages entrent alors en scène, chacun d’eux assumant avec Bess une part de narration au rythme trépidant de l’alternance des chapitres. Trois hommes - Benedict, Freeman et Cole - et une femme dont les histoires respectives semblent bien étrangères les unes aux autres, si ce n’est qu’elles les ont tous réunis dans cette région hostile de la planète. Benedict est un enfant du pays ; Bess est native de Californie ; Freeman est un Noir américain envoyé jadis au Vietnam, avant que son propre fils ne s’engage sur le front irakien ; quant à Cole, il incarne l’archétype du trappeur. 


Au départ, je ne vous cache pas que j’ai dû m’accrocher pour suivre les fils de ce récit qui, dans la plus pure tradition du roman choral, passait d’un personnage à l’autre sans offrir au lecteur le moindre repère lui permettant de se situer. Un effet accentué par la brièveté des chapitres. C’est au moment où je commençais à me demander où tout cela allait me mener que l’auteure a soudainement resserré ces différents fils, me procurant ainsi le plaisir de saisir la cohérence de la trame. Des sujets graves s’invitèrent alors, dont je ne vous révèlerai pas la nature afin de ne rien divulgâcher, comme le disent si joliment nos amis québécois. 


Le genre du roman choral n’étant pas le plus facile à maîtriser, il faut reconnaître que Marie Vingtras tire plutôt bien son épingle du jeu. Elle parvient en effet à construire une intrigue habile, à laquelle on finit par se laisser prendre. Il me semble toutefois que les thèmes abordés auraient mérité un peu plus de profondeur psychologique, à laquelle Marie Vingtras aura sans doute préféré une certaine efficacité narrative. Un choix littéraire qui permet sans aucun doute de passer un agréable moment de lecture, mais qui risque aussi de laisser une empreinte fugace. Mais c’est aussi ce que fait de ce roman le candidat idéal pour une adaptation cinématographique. Je ne serais pas étonnée de le voir un de ces jours à l’affiche. Et il se pourrait bien alors que je me laisse tenter…