Eric Reinhardt
Gallimard, 2023
Reinhardt est sans conteste le champion du brouillage des cartes littéraires. Fiction ou réalité, avec lui on ne sait jamais très bien où l’on en est, et la mise en abîme est son mode opératoire de prédilection. Etant moi-même en tant que lectrice assez friande du genre, je n’allais pas laisser passer le nouvel opus de cet écrivain dont j’avais déjà exploré avec délices quelques-uns des vertigineux labyrinthes littéraires…
Mais cette fois, quelque chose changeait : il annonçait d’emblée les règles du jeu. Une femme l’avait contacté pour lui raconter son histoire afin qu’il en fasse un roman. Ce qu’il avait accepté. Ainsi, sous sa plume, Sarah (mais s’agit-il de son véritable prénom, ou bien était-ce déjà une fiction ?) devenait-elle Susanne. Reinhardt ne serait pas Reinhardt s’il s’était contenté de transposer simplement le récit dont il avait été le destinataire (si toutefois ce point de départ trouvait bien son origine dans la réalité). Les deux faces de ce même personnage, le « réel » et le fictif - allaient donc cohabiter au sein de l’oeuvre, et l’auteur allait lui-même devenir le protagoniste de son roman, invitant ainsi le lecteur à être le témoin de cette transmutation…
C’est à travers le dialogue qu’il entretient avec Sarah que l’écrivain déroule l’histoire de Susanne, celle d’une quadragénaire insatisfaite par sa relation de couple, malgré une apparence de parfait accomplissement. Prenant conscience, après vingt-deux ans de vie commune et deux enfants, de la faiblesse de sa position financière et patrimoniale ainsi que du manque d’attention dont elle fait désormais l’objet de la part de son mari, Susanne lui lance un ultimatum qui va bientôt se retourner contre elle. Reinhardt brosse ainsi le portrait d’une femme dont la situation, pour être odieuse, n’en revêt pas moins un caractère tristement banal. Cette première brique de la trame narrative ne pouvait me laisser indifférente - même si j’ai été assez dubitative quant à certaines digressions lorsque le personnage de Susanne commence à perdre pied et le récit à s’égarer dans des méandres superfétatoires. Peut-être touchait-on là aux limites d’une architecture complexe ? Or c’est bien là que réside le principal enjeu de ce roman et en constitue à mes yeux le véritable intérêt.
Si la réflexivité du texte, la mise en abîme et l’autofiction sont aujourd’hui presque devenues une tarte à la crème de la création littéraire, Reinhardt semble se délecter à augmenter encore la confusion en invitant le lecteur dans son jeu. Car Sarah est bien une lectrice de l’écrivain avant que de devenir la co-autrice en même temps que le matériau de sa nouvelle oeuvre, et retournera au statut de lectrice au terme du roman. Entre-temps n’auront cessé de se superposer la figure de Sarah et de son double fictionnel Susanne. Le « vrai » lecteur, pourtant averti et vigilant, sera-t-il en mesure à tout moment d’identifier l’une ou l’autre ? Rien n’est moins sûr…
En s’attachant à casser les codes du roman classique, en prétendant d’emblée poser les limites d’un espace fictionnel devenant aujourd’hui de plus en plus floues afin de mieux démontrer le caractère vain d’une telle entreprise, Reinhardt poursuit brillamment son travail d’exploration : qu’est-ce que la matière littéraire ? De quoi la fiction se nourrit-elle ? Qu’est-ce qui caractérise le travail d’écrivain ? Quelle est la place du lecteur ? Quel rapport une personne réelle entretient-elle avec un personnage de roman?
Des questions qui débordent parfois l’espace de la littérature pour se poursuivre sur un terrain juridique. Le roman doit-il s’affranchir absolument du réel pour conquérir le statut d’oeuvre littéraire ? Une conception qui déchire le jury du Goncourt depuis plusieurs années. Trouvera-t-il un terrain d’entente en couronnant Eric Reinhardt ? Réponse demain.