vendredi 2 juin 2023

Les Irascibles

Cédric Bru
Le Cherche Midi, 2023



Mais qui sont donc ces Irascibles que l’on voit poser pour la photo de groupe qui orne la couverture de ce roman ? Une poignée d’artistes qui, dans les années 1940, révolutionnèrent la peinture, donnant ainsi naissance à l’expressionnisme abstrait, autrement appelé Ecole de New York - même si ce terme englobe un mouvement plus large -, rendant ainsi mieux compte de la diversité des personnalités et des gestes artistiques qui le composaient.


Car l’idée de constituer un groupe et de partager une même conception de l’art pour faire émerger un nouveau mouvement - comme avant eux l’avaient fait les surréalistes, les expressionnistes ou même les impressionnistes - semble avoir été complètement étrangère aux célèbres tenants de la modernité artistique américaine. Sous la plume de Cédric Bru, on découvre ainsi Jackson Pollock, mais aussi Willem De Kooning, Mark Rothko, Clyfford Still ou Barnett Newman au moment où chacun d’eux trouvait sa voie respective, assumant la rupture avec tout ce qui les précédait. Mais il nous les montre également pris dans leurs doutes et par une soif de reconnaissance qui tardait à arriver et qui les amenait à se regarder mutuellement comme des rivaux plus que comme des compagnons de route. 


Ils avaient certes en commun de s’être résolument affranchis des avant-gardes européennes qui dominaient jusqu’alors et d’avoir rompu avec une peinture figurative qui avait encore les faveurs des plus grandes institutions artistiques de leur pays pour se tourner vers une abstraction radicale. Mais il y avait somme toute assez loin du dripping de Pollock aux colour fields de Rothko, deux des figures emblématiques de cette époque.   


Cedric Bru nous présente ces personnalités tourmentées et plus soucieuses de leur parcours individuel que de promouvoir un mouvement collectif. Si l’auteur s’attache plus particulièrement à la figure de Pollock c’est sans doute parce qu’il est celui qui finit par connaître un réel succès critique et commercial, bien que le statut de figure tutélaire ait pu lui être disputé par De Kooning. L’un des points forts de ce roman est sans doute de mettre en lumière la complexité des relations qui unissaient ces peintres, frères ennemis qui cherchaient tous à capter l’attention des galeristes et des institutions muséales.


Or, cette forme de compétition s’inscrivait dans un antagonisme déclaré entre le MET, tenant d’un art figuratif et académique, et le MoMA qui n’avait que quelques années d’existence et qui s’affirmait en véritable promoteur de l’avant-garde artistique. Tel est l’autre point d’intérêt de ce récit que de révéler les enjeux d’influence et les stratégies à l’œuvre dans la diffusion des productions culturelles américaines, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.


Par ailleurs, si, dans le périmètre de leur atelier, ces artistes étaient doués d’une vivifiante audace, il n’en allait pas de même dans leur vie privée : ils étaient en effet de ce côté-là d’un terrifiant conformisme dont - quelle surprise ! - les femmes firent les frais. Il n’est qu’à regarder leur fameuse photo de groupe. Seule Hedda Sterne y figure - encore fut-elle accueillie comme un chien dans un jeu de quilles. Lee Krasner aurait pourtant pu en être si elle n’avait sacrifié sa propre carrière artistique pour soutenir celle de son mari Jackson Pollock, profondément instable et consumé par ses problèmes d’alcoolisme. Quant à Barnett Newman, il avait la chance de pouvoir compter sur sa femme pour faire bouillir la marmite tandis qu’il peignait…  


Cédric Bru domine de toute évidence son sujet et offre au lecteur l'occasion de découvrir les acteurs de cette révolution picturale remarquablement contextualisée. Mais quel dommage qu'il n'ait pas su trouver de véritable structure narrative pour dérouler son propos ! Bien qu'il se déploie sur une période guère plus étendue qu'une décennie, le récit opère de constants allers-retours chronologiques qui finissent par semer la confusion et occasionnent de nombreuses redites. La matière est très riche, les personnages sont admirablement campés (l'auteur ne leur fait pas de cadeaux !), les perspectives sont multiples, les enjeux parfaitement cernés : l'intérêt est indéniable. Mais on aurait eu plus de plaisir à faire connaissance avec ces artistes majeurs du XXe siècle si la forme littéraire avait été plus maîtrisée.



6 commentaires:

  1. Je ne me suis pas vraiment penchée sur ce mouvement là, mais je sais qu'individuellement ces messieurs n'étaient pas forcément fréquentables. Et avec le mouvement actuel qui remet timidement les femmes dans le circuit, on s'aperçoit à quel point le milieu était férocement patriarcal. A tenter, même avec tes réserves.

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    1. Je te confirme qu'ils sont foncièrement antipathiques. Mais ce portrait de groupe reste très intéressant - malgré mes réserves ;-)

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  2. Un défaut assez courant somme toute :-)

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  3. Que le sujet est alléchant !! Roh dommage pour tes bémols !

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  4. Et l'éditeur n'a pas veillé à ce qu'il n'y ait pas de redite ?!

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