Alain Damasio
Albertine/Le Seuil, 2024
Depuis plusieurs années maintenant, chaque nouveau livre d’Alain Damasio est accueilli comme un événement. Et à chaque fois que je l’entends sur les ondes, je me dis que ce type est passionnant, que sa capacité à envisager les dérives du monde que nous sommes en train de construire est fascinante, et que l’originalité de la forme que prend sa critique anticapitaliste devrait m’inciter à lire ses romans. Sauf que j’ai toujours refusé l’obstacle : la science-fiction pourquoi pas, mais passer direct au format pavé, je ne me sentais pas prête…
Or voici donc qu’il nous proposait un recueil de chroniques littéraires. Quelque 320 pages au compteur, séquencées en textes (plus ou moins) indépendants les uns des autres, ça devait pouvoir le faire. Et puis le sujet me semblait suffisamment essentiel pour sauter le pas. En effet, à partir des observations et des rencontres qu’il a faites lors d’un récent séjour à San Francisco, au coeur de la Silicon Valley, Damasio explore les innovations auxquelles les GAFAM nous ont soumis et dont elles poursuivent à marche forcée les développements. Mais il ne s’agit évidemment pas pour l’auteur de s’en tenir à une posture de scrutateur ; son objectif est de mettre au jour les changements profonds que cela imprime sur nos comportements, notre psychisme, notre rapport au corps, à l’espace et aux autres, jusqu’à provoquer, avec les progrès et l’omniprésence de l’IA, une véritable rupture anthropologique.
A partir d’un lieu spécifique - le siège d’Apple -, d’un objet - la voiture - ou encore de sa rencontre avec une personnalité - Arnaud, qui travaille pour un laboratoire d’innovation - Damasio développe sa pensée technocritique. Il révèle ainsi les leviers sur lesquels s’appuient les entreprises de la Silicone Valley : la primauté de la sécurité élevée au rang de dogme et le fantasme de libération que nous offriraient les outils technologiques. Mais il explique surtout que ces technologies ne sont en réalité que des machines à collecter ce qui est devenu une richesse infiniment plus précieuse aujourd’hui que les énergies fossiles ayant permis la révolution industrielle et l’expansion du capitalisme : je veux bien entendu parler des données personnelles qui régissent désormais le fonctionnement d’une économie de marché mondialisée.
Il met surtout en lumière les conséquences que notre propension à nous autoaliéner à ces outils entraînent : la perte de nos facultés cognitives - à force de nous en remettre à la machine, nous ne savons plus nous orienter (bon, personnellement, de ce côté-là j’avais un vice d’origine), notre capacité de mémorisation faiblit et, pire que tout peut-être, à force de nous enfermer dans notre technococon, nous perdons notre faculté d’empathie ce qui atteint notre capacité à faire société.
Loin d’être hostile à la technologie dont il reconnaît être un fervent utilisateur, Damasio ne jette pas l’anathème sur elle, mais sur ses usages. Il est essentiel que chacun d’entre nous prenne conscience de ce qu’elle cache et implique afin que nous nous efforcions de corriger nos pratiques. Il s’agit de casser l’addiction pour parvenir à une « écologie de l’attention ». Il propose pour cela quelques pistes de solutions telles que l’intégration de l’usage des technologies dans les programmes scolaires - ce qui me semble être une urgence absolue - ou un réinvestissement de notre corps - désormais laissé en jachère par la réalité virtuelle.
Ses textes offrent une matière à réflexion d’une richesse considérable et Damasio a de formidables fulgurances. Cependant, comme il le dit lui-même, il n’est pas essayiste, mais bien romancier. L’attention qu’il porte à la langue qu’il déploie est de toute évidence une préoccupation de premier plan. On ne saurait certes pas l’en blâmer. Cependant son goût pour le bon mot - et il faut avouer qu’il y excelle - et pour les néologismes prennent un peu trop souvent le pas sur la fluidité de sa démonstration. Damasio n’est jamais aussi bon que lorsqu’il glisse du terrain de la démonstration à celui de la fiction - qui n’est jamais bien loin, comme en témoigne sa deuxième et ébouriffante chronique « La ville aux voitures vides ».
On imagine qu’il a dû se régaler à écrire la nouvelle sur laquelle se referme son recueil. Celle-ci vient mettre en scène tout ce contre quoi il nous met en garde dans les textes qui la précèdent. Elle est d’une redoutable efficacité et l’on ne peut que constater combien les qualités littéraires qui transparaissaient prennent toute leur mesure dans la fiction. Et combien la puissance d’évocation de Damasio est éclatante. S’il me fallait une porte d’entrée à son oeuvre, il n’y en avait certainement pas de meilleure. Je suis désormais prête pour Les furtifs.
Comme toi j'hésite devant ses fictions qui me semblent assez difficiles lorsque l'on n'est pas fan de SF. Je pourrais me lancer avec celui-ci qui nous concerne directement.
RépondreSupprimerJe pense que s'il y a un auteur à découvrir aujourd'hui en SF, c'est bien lui. En tout cas, comme je le dis dans mon billet, la nouvelle qui conclut le recueil m'en a intimement convaincue...
SupprimerMoi qui n'aime pas du tout la SF, c'est le seul auteur que je peux lire car j'aime sa réflexion sur notre société.
RépondreSupprimerLe seul que j'ai envie de lire ;-)
SupprimerLa lecture de La horde du Contrevent et de Les furtifs resteront de très très grands moments de ma vie de lectrice... comme tu le soulignes ici, Damasio fait des merveilles avec la langue, je pourrais le lire rien que pour son style...
RépondreSupprimerVoilà un commentaire qui ne fait que renforcer ma curiosité de lectrice !
SupprimerUn auteur qui m'effraie donc que je fuis mais alors ce recueil pourrait une bonne première approche... humhum :)
RépondreSupprimerUn auteur qui t'effraie ? Mais pourquoi donc ?
SupprimerEn tout cas, il a des choses à dire.