Anne Plantagenet
Le Seuil, 2024
Juin 2022 : un journal de la presse régionale publie un entrefilet signalant la « disparition inquiétante d’une femme de 56 ans ». Cette femme, c’est une ouvrière, syndicaliste. Elle s’appelait Letizia Storti et Anne Plantagenet la connaissait.
C’est sur un plateau de tournage qu’elle l’avait rencontrée. Celui du film En guerre de son ami Stéphane Brizé sorti en 2018. Letizia Storti y faisait de la figuration, incarnant un rôle qu’elle connaissait sur le bout des doigts puisqu’elle y jouait une déléguée syndicale en lutte contre la fermeture de son usine. Quelques années plus tard, elle apparaissait brièvement dans un autre film du réalisateur : dans Un autre monde, tourné début 2020, elle était à nouveau une salariée qui tentait de s’opposer aux décisions prises par la direction de son entreprise.
Pourtant, entre les deux, Letizia semble s’être comme éteinte, remarque l’auteure. Que ce soit à l’écran ou à travers les essais qu’elle a effectués pour les deux films, Letizia a changé, physiquement et psychiquement. Que s’est-il passé qu’Anne n’a aucunement détecté dans les sms qu’elles se sont échangés ? Que cachait Letizia derrière des mots qu’elle voulait enjoués et rassurants ?
Anne visionne attentivement les essais, regarde à nouveau les deux films, relit leurs échanges, s’entretient avec le réalisateur, mais aussi avec le fils de Letizia, et documente sa connaissance de l’usine UPSA d’Agen où cette dernière travaillait.
Elle découvre ainsi qu’après le premier tournage Letizia avait perdu son mandat d’élue du personnel. Lui était-il reproché d’avoir un instant pris la lumière ? Lors des élections professionnelles qui se sont déroulées après la sortie d’En guerre et le festival de Cannes où il était présenté en compétition, son nom a été rayé de plusieurs bulletins de vote, affectant durablement le moral de celle qui était très investie dans ses missions de défense du personnel. Puis l’usine est vendue à un groupe japonais, des réductions d’effectifs se préparent. La pression s’accentue sur les salariés, « encouragés » à partir d’eux-mêmes. C’est dans ce contexte qu’un salarié, également secrétaire du CSE de l’établissement, se suicide, mettant ouvertement en cause certains responsables de l’entreprise. Puis un autre élu fait à son tour une tentative de suicide. C’est dans ce contexte d’extrême tension que Letizia fait une chute à son domicile, entraînant une fracture du poignet qui ne lui permettra pas de reprendre son poste dans les conditions habituelles. Elle est alors affectée à une succession de services guère plus appropriés à son nouveau statut de RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé). Elle finit par être rétrogradée, ce qui n’est pas sans impact sur son salaire.
Letizia autrefois déterminée et combative se sent déconsidérée et humiliée. Malgré les rappels de la médecine du travail, les alertes effectuées par ses collègues face aux manquements de la direction, le drame survient : Letizia fait à son tour une tentative de suicide sur son lieu de travail, dénonçant par son geste les méthodes de management toxiques.
Si la violence des conditions de travail et des stratégies des multinationales ne sont que trop connues, la manière dont Anne Plantagenet aborde le sujet est particulièrement intéressante. D’abord parce que l’histoire de Letizia permet à l’auteure d’adopter un point de vue humain. Ensuite parce que s’y ajoute un second prisme apporté par l’expérience cinématographique qui introduit une distanciation. Plus qu’un effet miroir, Letizia Storti a pu trouver dans le film résolument engagé de Stéphane Brizé une véritable caisse de résonance à tout ce qu’elle-même et ses collègues vivaient au quotidien, une manière de faire éclater au grand jour les conséquences humaines et sociales de la logique libérale à l’oeuvre dans son entreprise, à l’instar de celle qui était au coeur du scénario. Mais peut-être aussi cette forme de mise en abyme - alors même que la situation des salariés de son entreprise ne faisait que se dégrader - a-t-elle engendré un certain sentiment d’impuissance qui a pu prendre le pas sur la combativité que faisait naître celui d’injustice ?
Grâce au dispositif mis en place par l’auteure, le lecteur bénéficie quant à lui en permanence de ce double-regard interne et externe - avec le réalisateur qui ira jusqu’à commenter dans les médias la situation d’UPSA. Il en résulte un récit aux dimensions à la fois intime et sociale, sensible et factuelle, que l’on ne trouve pas si souvent associées pour aborder ce type de question. C'est précisément ce qui, en
dépit de sa brièveté, donne à ce livre une remarquable profondeur.
Et pour tous ceux, comme moi, que le monde du travail et son traitement dans la littérature intéressent particulièrement, je signale la recension "Lire sur le monde ouvrier & les mondes du travail" chez Ingamic pendant toute l'année 2024.
Il y a beaucoup à dire sur ces sujets-là et il y a largement de quoi broyer n'importe qui. Pour peu que s'y mêlent des problèmes personnels et c'est insurmontable.
RépondreSupprimerEt il y a pas mal de littérature sur le sujet, dont des livres très intéressants, comme celui-ci.
SupprimerUne histoire à la fois terrible et terriblement banale... Les méthodes agressives de ces entreprises poussent les employés qui ne leur "conviennent" pas vers la sortie, ou vers le suicide... Le point de vue semble intéressant dans ce livre.
RépondreSupprimerOui, tout à fait, pour les raisons que j'explique dans mon billet.
SupprimerJ'ai repéré ce titre suite au passage de l'auteure dans une émission radio, mais je ne sais plus laquelle. J'aime beaucoup ce genre de récits qui mettent en lumière des anonymes, en même temps qu'ils en tirent une analyse sociologique. Merci pour cette nouvelle participation !
RépondreSupprimerJe pense que c'était le Book club de France Culture ;-)
SupprimerUn roman issu d'une histoire vraie ?
RépondreSupprimer