jeudi 4 avril 2024

Saturation

Thaël Boost
Anne Carrière, 2024



Nous avons tous connu au moins une fois ce phénomène – en tout cas, je vous le souhaite : être habité par un artiste dont les œuvres – quelle qu’en soit la nature – nous ont impressionné, marqué, bouleversé, au point d’y revenir régulièrement, d’en rechercher constamment la compagnie et d’en voir le regard que nous portons sur le monde modifié. Thaël Boost en a fait l’expérience avec un peintre, Gustave Courbet, qui lui a ainsi offert le point de départ de son deuxième roman : grande amoureuse de ses toiles, elle en a fait le héros de son livre. Enfin, le héros, pas exactement : plutôt le narrateur. 

 

Ainsi le fantôme de l’artiste est-il convoqué, en plein centre commercial, lorsqu’une jeune femme tombe en arrêt devant la couverture d’un livre orné du célébrissime Désespéré. D’emblée rebuté par ce temple de la surconsommation où résonne un fond sonore abrutissant, Courbet observe la lectrice. Son regard ne la quittera plus. C’est son histoire qu’il entreprend de nous conter, tout en s’adressant à elle.


Les amants dans la campagne.
Sentiments du jeune âg
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Ce sont d’abord les sentiments du jeune âge qu’il évoque, le premier regard qu’elle a échangé avec un garçon croisé dans son quartier, prémices d’un jeu de séduction qui n’en finira pas de se prolonger. Les émois des jeunes gens, Courbet connaît ; ce sont précisément eux qu’il a peints dans cet autoportrait le représentant joue contre joue avec celle qui était alors sa compagne. De ses premières amours avec Virginie Binet à celles de cette jeune fille avec George, les échos se répondent. Courbet perçoit parfaitement ce qui se joue. Si le décor change, c’est ce jeu éternellement recommencé, génération après génération, qu’il reconnaît parfaitement. S’il n’était devenu un spectre, il saisirait volontiers ses pinceaux pour représenter, comme il l’a déjà fait de manière parfois inattendue, ces drôles de péripéties que nous inspire le sentiment amoureux… 

Chapitre après chapitre, Courbet poursuit le récit de la relation complexe qui se noue bientôt entre la jeune fille et George. Une relation au long cours dont ils veulent conserver l’intensité des premiers jours et dont on découvre peu à peu qu’elle se teinte d’une forme d’emprise. En observateur scrupuleux, Courbet relève tous les détails éclairant ce qui se joue entre eux et dépeint avec une extrême acuité la manière dont la jeune femme se laisse progressivement phagocyter. 


Ne croyez surtout pas que le procédé narratif imaginé par l’auteure ait quoi que ce soit de fantaisiste ou d’artificiel : chaque chapitre prend le titre d’une oeuvre de Courbet. C’est à la lumière de ce qu’il a lui-même pu connaître et qu’il a peint dans ses tableaux qu’il perçoit et commente ce qui se déroule devant ses yeux. Les époques se répondent ainsi, et l’on perçoit à la fois et les évolutions à l’oeuvre dans la société. Observer ces changements à travers le regard d’un artiste est toujours intéressant. Plus encore lorsqu’il s’agit d’un peintre comme Courbet, artiste engagé, dont l’oeuvre avait vocation, par sa forme même, à remettre en cause l’esthétique dominante et l’ordre établi. Quel meilleur scrutateur de nos travers qu’un tel homme ?


Ce roman est autant un magnifique hommage rendu à Courbet dont Thaël Boost nous invite à mieux découvrir et la personnalité et les oeuvres qu’elle décrypte parfois, et le délicat portrait d’une femme. Pas étonnant quand on sait l’attachement viscéral qu’elle met à défendre le statut et les droits d'un sexe qui n'a rien de faible. Elle conjugue ici ce qu’elle porte en elle de plus cher pour nous proposer un texte aussi original que pétillant.


L'Atelier du peintre


Et pour rencontrer l'auteure, c'est ce soir à la librairie L'Instant,
dans le XVe arrondissement de Paris à partir de 19h30,
à l'occasion du lancement du livre, avant sa sortie nationale demain

7 commentaires:

  1. Tout pour te plaire ce roman 🙂 En tout cas le thème et le procédé m'intriguent...

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    1. C'est vrai ! Je ne savais pas bien à quoi m'attendre - je savais juste que ça parlait de Courbet. Et vraiment j'ai été très heureusement surprise.

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  2. Je connais mal ce peintre ; sans doute cette lecture est-elle un bon moyen de mieux le cerner...

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    1. Mais oui. Le dispositif narratif est très original et instructif à la fois. C'est singulier et réussi !

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  3. L'idée de départ est originale ; l'ensemble du thème d'ailleurs. A suivre s'il arrive à la bibliothèque.

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  4. Tu déniches toujours - souvent- de petites perles !! Je note.

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